mardi 29 mai 2007

AIMÉ CÉSAIRE, DISCOURS sur le COLONIALISME, en 1955

Extrait:

« Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à
déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le
dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la
violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que,
chaque fois qu'il y a au VietNam une tête coupée et un oeil crevé et
qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on
accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un
acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression
universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer
d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de
tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives
tolérées. de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces
patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette
jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de
1'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du
continent. [...]

J'ai relevé dans l'histoire des expéditions coloniales quelques
traits que j'ai cités ailleurs tout à loisir.

Cela n'a pas eu l'heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c'est
tirer de vieux squelettes du placard. Voire !

Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants
de l'Algérie :


" Pour chasser les idées qui m'assiègent quelquefois, je fais couper
des têtes, non pas des têtes d'artichauts, mais bien des têtes
d'hommes. "

Convenait-il de refuser la parole au comte d'Herisson :


"Il est vrai que nous rapportons un plein barils d'oreilles
récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. "

Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de
foi barbare :


"On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les
arbres."

Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela
dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres :


"Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que
faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths."

Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l'oubli le fait d'armes
mémorable du com­mandant Gérard et se taire sur la prise d'Ambike, une
ville qui, à vrai dire, n'avait jamais songé à se défendre :


"Les tirailleurs n'avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne
les retint pas ; enivrés de l'odeur du sang, ils n'épargnèrent pas
une femme, pas un enfant... A la fin de l'après-midi, sous l'action
de la chaleur, un petit brouillard s'éleva : c'était le sang des cinq
mille victimes, l'ombre de la ville, qui s'évaporait au soleil
couchant."

Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les
innommables jouissan­ces qui vous friselisent la carcasse de Loti
quand il tient au bout de sa lorgnette d'officier un bon massacre
d'Annamites ? Vrai ou pas vrai ? [2] Et si ces faits sont vrais,
comme il n'est au pouvoir de personne de le nier, dira-­t-on, pour les
minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ?

Pour ma part, si j'ai rappelé quelques détails de ces hideuses
boucheries, ce n'est point par délectation morose, c'est parce que je
pense que ces têtes d'hommes, ces récoltes d'oreilles, ces maisons
brûlées. ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui
s'évaporent au tranchant du glaive, on ne s'en débarrassera pas à si
bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète,
déshumanise l'homme même le plus civilisé ; que l'action coloniale,
l'entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris
de l'homme indigène et justifiée par ce mé­pris, tend inévitablement à
modifier celui qui l'entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se
donner bonne conscience, s'habitue à voir dans l'autre la bête,
s'entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer
lui-­même en bête. C'est cette action, ce choc en retour de la
colonisation qu'il importait de signaler. »



[1] Aimé Césaire a été maire de Fort de France (1945 - 2001) et
député de la Martinique (1945 - 1993) ; il a obtenu la
départementalisation de la Martinique en 1946.

[2] Il s'agit du récit de la prise de Thouan-An paru dans le Figaro
en septembre 1883 et cité dans le livre de N. Serban : Loti, sa vie,
son oeuvre. « Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait
des feux de salve-­deux ! et c'était plaisir de voir ces gerbes de
balles, si facilement dirigeables, s'abattre sur eux deux fois par
minute, au commandement d'une manière méthodique et sûre... On en
voyait d'absolument fous, qui se rele­vaient pris d'un vertige de
courir ...Ils faisaient un zigzag et tout de travers cette course de
la mort, se retroussant jusqu'aux reins d'une manière comique... et
puis on s'amusait à compter les morts, etc. »

Langue : Français Éditeur : Presence Africaine (11 juillet 2000)
Format : Broché - 58 pages
ISBN : 2708705318

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