vendredi 23 avril 2010

"La reconnaissance des différences et des altérités"



L'un mourut à 94 ans, après une carrière littéraire et politique accomplie, l'autre se consuma à 36 ans, laissant une oeuvre brûlante et avortée. L'un magnifia sa Martinique natale, l'autre préféra se jeter dans les combats indépendantistes en Afrique. L'un eut des obsèques en forme de béatification en 2008, l'autre s'éteignit anonymement dans un hôpital en 1961. Même si leurs existences paraissent largement antithétiques, Aimé Césaire et Frantz Fanon furent les artisans d'un même combat anticolonialiste. Dans Aimé Césaire, Frantz Fanon, Portraits de décolonisés (Les Belles Lettres, "L'histoire de profil", 280 p., 27 €), Pierre Bouvier, professeur à l'université Paris X-Nanterre, jette des passerelles entre ces deux figures intellectuelles. Entretien.

Oubliés ou négligés pendant des décennies, Aimé Césaire et Frantz Fanon sont de nouveau lus et étudiés. Pourquoi ?

Césaire et Fanon nous disent beaucoup de choses sur ce qui s'est passé hier, à l'époque coloniale, et aussi sur ce qui se passe aujourd'hui, dans le contexte post-colonial tel qu'ils avaient commencé à le pressentir. Les valeurs du post-colonialisme, telles que portées par Césaire et Fanon, sont les valeurs de la reconnaissance des différences et des altérités.

Or, actuellement, vit en France la deuxième ou la troisième génération des personnes originaires du Maghreb ou de l'Afrique noire. Ces jeunes sont français mais leurs parents viennent d'ailleurs, avec des cultures, une religion différentes. Ils vivent dans des lieux où l'habitat est dégradé. Ils peinent à progresser dans le système scolaire. Ils recherchent des moyens pour vivre correctement dans une société à laquelle ils appartiennent objectivement et, en même temps, il y a incertitude identitaire.

Ce sont justement des sentiments qu'ont ressentis Aimé Césaire et Frantz Fanon. Césaire parle de la difficulté de la société antillaise à s'identifier. Cette population en grande partie descendante de l'esclavage, de la traite, est aussi, depuis 1848 et l'abolition, intégrée dans la nation française, avec ce dilemme de savoir si les Antillais sont des citoyens à part entière ou entièrement à part. Fanon, lui, a observé dans les années 1950 la solitude des immigrés algériens. Dans Peau noire, masques blancs, il dit leur difficulté à s'insérer dans un dispositif qui ne répond pas vraiment à leur identité.

L'identité. Les deux auteurs se seront posé cette question toute leur vie...

Césaire dit : "Nègre je suis, nègre je resterai." Il y a là un élément fondamental sur lequel il ne veut pas transiger. Il refusait cependant de considérer la négritude comme un enfermement. Lors d'un colloque à Miami, en 1987, il a expliqué comment cette notion était aussi une dénonciation du racisme.

Frantz Fanon, lui, serait un métis, au sens de l'identité : c'est un Noir martiniquais qui a vécu en Algérie et s'est impliqué dans les indépendances africaines. C'est un combiné de profils assez extraordinaires qui ont fait cet individu très complexe, absolument exceptionnel par sa densité existentielle et sociale. Mais, par des cheminements différents, ces deux hommes ont finalement tendu vers l'universel.

Fanon, combattant de la France libre puis partisan des indépendances, Césaire, chantre de la départementalisation puis auteur du Discours sur le colonialisme, ont eu des relations complexes avec leur pays. Quel rapport avec celles des jeunes des banlieues envers ce pays ?

De par leurs brillantes études, Aimé Césaire et Frantz Fanon appartenaient aux élites françaises. Ils auraient pu figurer comme modèles républicains et, en même temps, ils ont subi le racisme, notamment Fanon quand il étudiait la médecine à Lyon. En cela, ils rejoignent un état d'esprit amour-haine qui existe aujourd'hui chez les personnes issues de l'immigration. D'où cette incertitude, cette hésitation, ces allers-retours qui rendent compréhensible une certaine violence. Il est d'ailleurs intéressant de constater que la violence des agriculteurs, par exemple, est admise par la société, intégrée dans l'espace public, alors que celle des jeunes de banlieue ne l'est pas. Il y a là présent un racisme latent : prégnance du fait qu'ils restent différents et donc prégnance perpétuelle de l'imaginaire colonial.

Des parallèles sont justement tentés entre le système colonial, tel que décrit par ces auteurs, et ce que vivent les gens dans les cités. Vous semblent-ils à propos ?

Ils sont un peu excessifs parce qu'il y a quand même des garde-fous, comme la présence du système scolaire ou des grandes institutions. Malgré les difficultés que rencontrent encore beaucoup de jeunes, un certain nombre cheminent peu à peu dans notre société. Ce n'est tout de même pas la situation coloniale avec des barrages très forts dans la promotion. Mais il y a un ressenti. Les stigmatisations dont sont victimes certains Français issus de l'immigration incitent à rappeler ce contexte antérieur. Quelque part, ils se remémorent la situation des colonies où la ville européenne et la ville indigène étaient séparées physiquement et symboliquement.

Propos recueillis par Benoît Hopquin

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