lundi 16 août 2010

Abbey Lincoln: "Je dois ma résurrection musicale à l'Afrique et à la France"



Poignant et orageux : Abbey Sings Abbey, son nouvel album, est l'un des plus beaux de sa carrière. A 76 ans, la grande diva du jazz parle d'elle, d'amour et de souffrance. Et le fait comme elle chante. Fort et juste.


A New York, Abbey Lincoln vit seule, entourée de ses totems : un portrait dédicacé de Martin Luther King, une collection de poupées africaines qu'elle a fabriquées, les vinyles de ses anciens compagnons de route - Miles Davis, John Coltrane... Mais la nostalgie ne dévore pas la dernière grande diva du jazz, la plus émouvante. A 76 ans, elle vient de sortir un nouvel album. Sorte d'anthologie, Abbey Sings Abbey est une relecture de ses compositions et de ses textes les plus poignants. Blues orageux, ballades jazz languissantes, folk songs décapantes... Chacun de ces morceaux est à lire comme un chapitre d'une autobiographie complexe.

D'ailleurs, qui est la véritable Abbey Lincoln (son nom de scène, qu'elle s'est choisi au milieu des années 1950) ? La descendante du « libérateur d'esclaves » Abraham Lincoln ? Le sex-symbol qui, dans le film La Blonde et moi (1956), chante dans une robe écarlate auparavant portée par Marilyn Monroe ? La militante qui, en 1960, choque les Etats-Unis en chantant - et en hurlant - Freedom Now Suite, l'un des premiers manifestes musicaux du mouvement noir ? Ou encore Aminata Moseka, surnom qu'elle adopta en revenant d'Afrique, en 1973 ?


Restent, au-delà de ces masques, une voix, une vie, inaugurées à Chicago le 6 août 1930. Elle s'appelait alors Anna Marie Wooldridge : « Ce n'était qu'une autre étiquette imposée à mes ancêtres par des propriétaires d'esclaves ! » s'exclame-t-elle. Abbey Lincoln est toutes ces femmes à la fois. On est fasciné par son port de reine. Intimidé par son regard perçant. Mais, lorsqu'elle se laisse tomber sur son canapé, on perçoit une fragilité désemparée : « Je viens de subir... Comment dit-on, déjà ? Une opération à coeur ouvert ? » Puis elle allume une cigarette.

Lorsque vous chantez, on est captivé par votre sens de la dramaturgie, par votre voix capable de prendre toutes les intonations. S'agit-il d'un don ou le fruit d'un travail poursuivi au long des cinquante-cinq ans de votre carrière ?

Carrière ? Je n'ai jamais entendu ce mot obscène dans la bouche de Charlie Parker ou de Billie Holiday ! Ce dont vous parlez s'appelle « transmission de la mémoire » ! Il s'agit d'une mission qui demande un savoir-faire. Le mien, je l'ai hérité de ma mère, Evalina Coffey : une femme magnifique, qui a élevé 12 enfants. Je suis la dixième. Dans ses veines coulait le sang des Africains et celui des Indiens d'Amérique. Chaque soir, tel un griot, elle nous racontait l'histoire de nos ancêtres. Notre maison, à Kalamazoo (Michigan), avait été bâtie par mon père, Alexander Wooldridge. Dans le salon, il y avait un piano droit : j'ai appris à en jouer toute seule dès l'âge de 5 ans. Un jour, mon père a rapporté un phonographe et un disque de Billie Holiday. Ce fut le coup de foudre. Elle est restée mon modèle : Billie était une poétesse, une tragédienne.

Quelques années plus tard - en 1952 - on vous retrouve dans les night-clubs de Honolulu (Hawaii), drapée dans des robes à paillettes, chantant des ballades accompagnée de danseurs, et même d'un éléphant...

J'avais 22 ans quand un producteur m'a proposé de chanter dans des cabarets. Plus que chanteuse, je faisais office de poupée sexy... Billie Holiday, qui se produisait dans un club à côté, est venue m'écouter deux fois. Elle est restée au bar, l'air ennuyé, caressant son chihuahua. [Le lendemain, Abbey Lincoln s'acheta deux chihuahuas...] A 24 ans, je suis partie travailler à Los Angeles, au Moulin Rouge - une imitation américaine des Folies Bergère. Je chantais, entourée de six danseurs, dans une revue intitulée C'est ça, Paris ! Le patron tenait à ce que je m'affuble d'un prénom à consonance française : Gaby Lee. J'étais innocente et j'obéissais : on me fit prendre des cours de diction pour que ma voix sonne moins « noire » ! En 1955, j'ai rencontré Bob Russell, un parolier connu, qui devint mon manager. C'est lui qui a inventé mon nom, Abbey Lincoln. Cela s'est passé pendant un match de boxe entre un Noir et un Blanc. J'étais pour le Noir. « Et si tu t'appelais Abbey Lincoln ? m'a-t-il lancé. Abraham Lincoln n'a pas réussi à libérer les esclaves, c'est peut-être toi qui le feras ! »

Y êtes-vous parvenue ?

Impossible : j'étais esclave ! En 1956, j'ai fait mes premiers pas à Hollywood dans La Blonde et moi, de Frank Tashlin. La star du film était Jayne Mansfield. Moi, je chantais vêtue d'une robe qu'avait portée Marilyn dans Les hommes préfèrent les blondes. Ainsi déguisée, j'ai posé pour la couverture du magazine Ebony, qui me présentait comme la Marilyn Monroe noire. La même année, j'enregistrais mon premier disque, Abbey Lincoln's Affair : A Story of a Girl in Love. Un album convenu, florilège de chansons d'amour... Lorsque je chantais ces bluettes en concert, je sortais de scène avec une sensation de vide. Aucune émotion n'émergeait. J'ai commencé à boire.

Deux ans plus tard, vous revenez métamorphosée : coiffure afro, voix âpre, vous enregistrez trois albums de jazz, dont vous signez certains des textes. Vous êtes la seule femme, à l'époque, à être intégrée en tant qu'interprète et auteur parmi les stars du be-bop et du free-jazz... Comment une telle transformation s'est-elle opérée ?

J'avais décidé d'évoluer. C'est à ce moment-là que j'ai rencontré Max Roach, un batteur-compositeur formidable, collaborateur de Duke Ellington et de Charlie Parker. Nous nous sommes installés ensemble à New York et je l'ai épousé en 1962. Cet homme, mon seul grand amour, a sauvé ma vie. Il m'a tout appris. Un soir où je portais cette fameuse robe rouge de Marilyn, il m'a dit : « Comment peut-on te prendre au sérieux avec cette robe ridicule ? » Je l'ai jetée au feu ! J'ai aussi arrêté de me lisser les cheveux, les laissant naturels, crépus. Avec Max et une bande de musiciens engagés - John Coltrane, Charles Mingus, Ornette Coleman... - j'ai participé aux premières marches contre la ségrégation. En 1960, lors d'un concert, j'ai présenté, avec Max, un manifeste musical intitulé Freedom Now Suite. Sur un des morceaux - voix, batterie - je hurlais, pleurais, chantais, gémissais... J'exprimais émotionnellement tous les sentiments d'une population meurtrie. Une heure après le concert, Max se fit tabasser dans un commissariat de police. Aucune chanteuse n'avait crié jusqu'à ce moment ! Elles miaulaient, faisaient dans l'ironie, mais de cris, jamais ! Ce « style » a pris pied dans le free-jazz comme dans le rock.

Satisfaite ?

Bof... Je voulais transmettre mon message par d'autres moyens que le cri. Je souhaitais mieux chanter et apprendre à composer. Je harcelais Max Roach pour qu'il m'aide. Un jour, excédé, il a lancé une assiette contre le mur puis m'a dit : « Commence par faire de l'ordre dans ta chambre et tu verras que la musique suivra, car la musique, c'est ça : la mise en place ! » Il avait raison. En 1961, j'enregistrais mon premier vrai album, Straight Ahead. Parmi les morceaux, il y avait une composition de Thelonious Monk, Blue Monk [qui ouvre aujourd'hui Abbey Sings Abbey], sur laquelle j'avais posé des paroles. Cet album, aux textes engagés, déclencha la haine d'un critique du New York Times : « Dommage, écrivait-il. Cette chanteuse si talentueuse est devenue une "négresse professionnelle", trop impliquée dans les luttes des Afro-Américains. » A partir de 1962, j'ai été rejetée par toutes les maisons de disques. Depuis, je n'ai jamais plus enregistré en Amérique ! Mais j'ai été repêchée par le nouveau cinéma noir. En 1964, j'interprétais le personnage principal de Nothing But a Man [Un homme comme tant d'autres], de Michael Roemer, un film où l'on montrait pour la première fois les préjugés auxquels se heurte un couple noir. En 1968, j'ai joué le rôle-titre de For Love of Ivy [Mon homme], une comédie sentimentale amère, écrite et interprétée par Sidney Poitier. Il m'avait choisie parmi 300 actrices. Mais la musique me manquait. De plus, en 1970, j'ai divorcé. J'étais déprimée, accrochée à la bouteille.

Vous partez alors vivre en Californie, dans un garage... Vous peignez des centaines de toiles. Vous écrivez des pièces de théâtre et donnez des cours d'art dramatique. Mais, pendant presque vingt ans, vous disparaissez de la scène musicale... Puis vous réapparaissez, à la fin des années 1980, avec un nouveau visage : Abbey Lincoln, compositrice de ses propres chansons, enregistrées pour le label français Universal...

Je dois ma résurrection musicale à l'Afrique et à la France. En 1972, je suis partie avec la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba pour un long voyage, en Guinée puis au Zaïre. De retour à New York, en sanglotant dans l'avion, ma future première composition, People in Me, m'est comme apparue en rêve. J'ai continué à écrire de la musique pour préserver ma santé mentale. Jusqu'au jour où un producteur français, Jean-Philippe Allard, m'a appelée : « Voulez-vous chanter pour nous ? Vous aurez carte blanche. » En 1990, j'ai sorti l'album The World Is Falling Down, le premier de mes neuf disques pour Universal. J'ai presque 77 ans et j'ai composé 80 chansons... En France, j'ai reçu le plus beau compliment que l'on m'ait jamais fait : « Vous avez beau jouer des mélodies et des chansons déchirantes, votre désespoir devient notre courage. »

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