mardi 9 août 2011

Entrevue en spirale avec Frankétienne


« Chaque jour, j'emploie le dialecte des cyclones fous. Et je proclame la folie des vents inverses.
Chaque soir, j'utilise le patois des pluies rageuses. Et je proclame la furie des eaux démentielles.
Chaque nuit, je parle aux îles caraïbes dans le langage extravagant des tempêtes hystériques. Et je proclame l'hystérie de la mer excentrique.
Dialecte des cyclones.
Patois des pluies.
Langage des tempêtes.
Je clame l'évolution de la vie en spirale. »

Frankétienne dans « Mûr à crever ».


Cette entrevue a été interrompue par un séisme dévastateur l'année dernière, dans l'après-midi du mardi 12 janvier 2010 à 4h53. Nous assumons cet épisode inattendu dans sa violence comme le silence qui d'habitude anticipe toute parole révélatrice.

Frankétienne, né en 1936, est reconnu par de nombreux critiques littéraires comme le père des lettres haïtiennes modernes. Il est le fondateur et le vulgarisateur de la théorie littéraire axée sur la spirale, structure qui reproduit le mouvement perpétuel des phénomènes vitaux et qui met en relief la dimension chaotique et babélienne de la vie.
Candidat au prix Nobel de littérature depuis sept ans, Frankétienne est pourtant peu connu dans l'univers hispanophone, malgré la traduction et la publication de son premier roman « Mûr à crever » sous le titre combien suggestif de « A punto de reventar ».

Il est l'auteur du premier roman écrit en créole haïtien, Dezafi. Il a produit près d'une cinquantaine d'oeuvres littéraires comprenant des poèmes, des romans, des spirales, et plus d'une douzaine de pièces théâtrales.

Frankétienne est aussi reconnu, après de nombreuses expositions en Haïti et à l'étranger, comme un artiste-peintre majeur qui vit d'ailleurs de sa production picturale, une oeuvre abondante, originale, où se retrouve un métissage étonnant de figuratif et d'abstrait.

Je suis retourné en Haïti dans le cadre de mes essentielles obligations de solidarité, d'espoir et de générosité militante envers le peuple haïtien. Et j'ai revu Frankétienne et son épouse Marie Andrée.

Ángel Darío Carrero (ADC): Que penses-tu du nouveau président qui est appelé à diriger la République d'Haïti ?

Frankétienne : La terre haïtienne, comme la planète entière, se trouve dans une sorte de « black hole », à cause des innombrables difficultés de l'époque actuelle. Cela rappelle une étrange analogie avec les « trous noirs » qui sont des étoiles éteintes qui continuent paradoxalement à dégager une puissante énergie qui happe et dévore tous les éléments qui se rapprocheraient de la gueule ténébreuse et tourbillonnaire des astres maudits. Alors, c'est un immense défi pour les sociétés humaines de pouvoir retrouver la lumière dans un tel champ de vortex saturé d'énergie destructrice.
Très sincèrement, je souhaite que le nouveau président, Michel Martelly, soit un chef d'Etat différent du chanteur qui a été souvent critiqué pour le contenu vulgaire et paillard de la plupart de ses textes musicaux. Sans avaliser le formalisme pudibond et le conformisme hypocrite de certains reproches issus de gens (pas toujours au-dessus de tout soupçon), je dois reconnaître que la musique est un art dont l'objectif fondamental vise l'évolution de l'être et la transcendance spirituelle. L'esthétique et l'éthique constituent les mamelles marassas de la création artistique.
Profondément, j'aimerais que mon ami, l'artiste, l'homme des risques, devenu chef d'Etat, comprenne que notre société plonge à vive allure dans le fond visfielleux d'un marécage mortifère et que sa responsabilité, liée à celle de tous les Haïtiens lucides, c'est de nous engager collectivement à sortir du labyrinthe dans un puissant élan de renaissance.

ADC: Je ne saurais m'empêcher, par analogie, de parler de la renaissance de ta propre maison qui a failli s'effondrer au moment du séisme. Les structures avaient été sérieusement affectées. Comment es-tu parvenu à surmonter tant de dégâts ?

Frankétienne: Je suis un créateur. Fondamentalement, je demeure un créateur. Et j'ai appris à ne jamais capituler face aux malheurs et aux désastres. C'est un devoir et une urgence de toujours transformer l'échec en succès, la laideur en beauté. J'ai peint des oeuvres aux couleurs fortes sur les colonnes restructurées. Ces oeuvres expriment l'horreur de cet affreux événement du mardi 12 janvier que toi et moi nous avons vécu ensemble, sans oublier la présence de mon épouse Marie Andrée Manuel Etienne qui se trouvait, durant les 35 secondes d'épouvante et de stupeur, dans la partie la plus saccagée de notre maison. Permets-moi de mentionner ce passage qui figure dans ma récente composition théâtrale « Melovivi ou Le Piège » : « S'il arrive que tu tombes, apprends à chevaucher ta chute. Que ta chute devienne ton cheval pour continuer le voyage ! »

ADC: Je ne sais pas pour toi. Mais moi, j'ai entrevu le visage de la mort.

Frankétienne: Notre résidence comporte trois niveaux. Par une sorte d'analogie avec la structure corporelle de tout bon Haïtien, ce sont les hanches et les reins de la maison qui ont bougé. Cela signifie, mon frère, que toi et moi nous nous trouvions dans la partie supérieure, au-dessus de ces déhanchements dangereusement mortels, à un millimètre de l'effondrement. Sans doute, comme ton nom l'indique, tu es un ange, un messager de Dieu que, mon épouse et moi, nous attendions ce jour-là.

ADC: Je suis arrivé chez toi, une demi-heure avant le séisme. Tu venais de répéter quelques scènes de ta fameuse pièce théâtrale dans un dialogue entre deux personnages A et B. Deux individus bloqués sous des décombres après un cataclysme.

Frankétienne: « Melovivi ou Le Piège » est une oeuvre prémonitoire qui m'a été suggérée par une voix mystérieuse. Une voix miraculeuse. Celle de Dieu ou la mienne propre jaillie du plus profond de moi-même. Chacun de nous devrait être plus souvent attentif à cette voix intérieure, à cette musique oscillant sourdement entre le silence et le murmure.

ADC: Tu es devenu la voix de ton pays. A peine revenu de la Suisse et de la France, tu te prépares déjà à aller performer à New York et au Canada.

Frankétienne: Grâce à cette pièce, je ne m'arrête pas de voyager. En outre, à partir de cette production théâtrale, des réalisateurs terminent actuellement le montage d'un film intitulé « Une étrange Cathédrale dans la graisse des ténèbres ». J'interprète le rôle principal dans ce film qui a été tourné à l'intérieur de la Cathédrale de Port-au-Prince. Paradoxalement, ma création s'est enrichie et a pris de l'ampleur à partir des malheurs et des désastres. Ma vie a toujours emprunté des trajectoires gorgées de contrastes et de contradictions.

ADC: Dans le champ littéraire caraïbe et latino-américain, rares sont ceux-là qui t'ont déjà lu. Et pourtant, les connaisseurs de la littérature francophone et créole, les chercheurs, les critiques savent très bien que ton oeuvre est nobélisable.

Frankétienne: C'est la septième année depuis que l'Université Hitotsubashi du Japon, ainsi que Liverpool University, Bordeaux 3, Syracuse University, Columbia University et l'Unesco ont présenté ma candidature au prix Nobel de Littérature. Depuis ces trois récentes années, il semblerait, selon certaines rumeurs, que mon oeuvre figure parmi les finalistes. S'il advient qu'elle obtienne l'ultime trophée, ce serait une satisfaction personnelle pour l'immensité du travail accompli. Mais l'hommage principal et l'honneur essentiel rejailliraient surtout sur mon pays et sur l'ensemble des créateurs haïtiens.

ADC: Que penses-tu de l'oeuvre de Maio Vargas Llosa ?

Frankétienne: Il y a une quarantaine d'années, j'ai commencé à lire les romans de Vargas Llosa, un producteur littéraire infatigable. Il mérite le prix Nobel. Il n'a pas innové sur le plan esthétique. Mais il a énormément publié. Une brochette de textes à dimension historique, sociale et politique. Son appartenance à la droite traditionnelle n'a guère affecté ses immenses talents de narrateur, de conteur et de chroniqueur.

ADC: Par contre, je pense qu'on devrait prendre le risque d'entrer dans l'univers littéraire de Frankétienne pour comprendre la dimension subversive et novatrice de ton oeuvre.

Frankétienne: La dimension novatrice et subversive de la spirale est évidente. Rares sont les créateurs qui ont assumé autant de risques. Mon oeuvre s'inscrit dans la pluridimensionnalité active avec la pluralité des symboles, des signes, des images, des graffiti, des collages et des reproductions picturales. Diversité, totalité et imagination expansive constituent la dynamique fondamentale de ma création axée sur l'exploration du chaos, de l'ambiguïté et de l'opacité.

ADC: L'écrivaine portoricaine Ana Lydia Vega a rapporté que tu as chanté au cours d'un congrès d'écrivains qui a eu lieu en Italie, à Turin, en 1995.

Frankétienne: C'est bien vrai. Mes premières manifestions artistiques sont liées à la musique. J'ai appris, dans ma jeunesse, le chant lyrique. Et j'ai interprété à l'époque des airs d'opéra. J'ai chanté Verdi, Puccini, Donizetti, Mozart et tant d'autres grands maîtres de la musique classique. J'ai été un vrai ténor. J'ai longtemps pratiqué l'opéra, jusqu'au moment où l'écriture eut fini d'envahir l'espace de ma sensibilité pour laisser une toute petite place à l'interprétation de quelques chants sacrés extraits du répertoire vaudou.

ADC: La spirale est une contribution littéraire, esthétique et philosophique qui s'oppose à la rationalité souvent systématique et linéaire de l'Occident. D'ailleurs, tu en as parlé dans ton premier roman « Mûr à crever ».

Frankétienne: Je suis parti de l'idée que la matrice de la vie apparaît comme le lieu d'un désordre apparent où bouillonnent des structures complexes dites chaotiques qui pourtant sont génératrices d'ordre et de lumière. C'est là que l'on retrouve le mouvement infini de la spirale au coeur de tous les phénomènes vitaux, que ce soit la trajectoire des galaxies ou le mouvement des particules élémentaires dans la physique quantique. La spirale est la structure absolue qui traduit les fréquences vibratoires de l'énergie dans l'univers infini. Mon oeuvre prend forme à travers la dynamique de la spirale.

ADC: A partir de la spirale, comment conçois-tu l'idée de Dieu ?

Frankétienne: Dieu est. Il n'a ni commencement ni fin. Et Dieu n'a pas de visage. C'est dans le contexte culturel élaboré par les sociétés humaines que l'on retrouve un Dieu figuratif. L'énergie intarissable dans l'univers infini se manifeste dans tous les phénomènes vitaux. Ainsi, Dieu est en chacun de nous et dans l'infinitude des êtres et des choses.

ADC: Tu as été marqué par deux courants religieux, le catholicisme et le Vaudou.

Frankétienne: J'ai été d'abord influencé par les spiritains quand je fréquentais le « Petit Séminaire Collège Saint Martial ». Mais je portais aussi tout au fond de moi les fantasmes, les croyances et les bouillonnements oniriques liés à l'imaginaire Vaudou. Avec le temps, mes lectures orientées vers la physique moderne et mes expériences personnelles, j'ai cessé d'être religieux. Je suis devenu un être mystique engagé dans la quête des éternels mystères à travers une initiation personnelle et l'émergence de la conscience lumineuse globale qu'on appelle la supra-conscience.

ADC: Et que penses-tu du Vaudou ?

Frankétienne: C'est une matrice culturelle encore féconde. C'est la religion populaire haïtienne. Mais le Vaudou, victime de nombreuses persécutions, a subi des mutations nocives et dévastatrices.

ADC: Dans quel sens ?

Frankétienne: Le Vaudou a souvent été récupéré par les différents pouvoirs politiques et surtout, malheureusement, par les systèmes tyranniques répressifs qui ont toujours voulu contrôler l'ensemble du territoire national, à travers des structures de police et d'espionnage. Le mercantilisme a aussi donné naissance à une espèce de vaudou touristique. L'influence américaine, liée à différentes sectes religieuses et au protestantisme, a largement contribué à la destabilisation du Vaudou.

ADC: Comment te présenterais-tu toi-même sur le plan spirituel ?

Frankétienne: À partir des événements majeurs de ma vie personnelle, mes contacts intellectuels avec le taoïsme, le zen, le tantrisme, la relativité d'Einstein, la physique quantique, la biologie moléculaire, j'ai progressivement acquis une vision axée sur les principes dynamiques de l'énergie universelle et de l'interconnexion des êtres et des choses. Et j'ai appris à reconnaître les méfaits de la fragmentation de l'être responsable de tant d'exclusions maléfiques.

ADC: Depuis le séisme, diverses interprétations ont été données à cet événement. J'aimerais avoir ton avis personnel.

Frankétienne: Le séisme est une manifestation d'ordre énergétique qui se produit lorsque la terre cherche son équilibre à travers le mouvement des plaques tectoniques. Il n'est pas la conséquence d'une malédiction. Les dégâts provoqués par les secousses sismiques relèvent de la gestion du territoire et de la responsabilité humaine. Dieu ne peut être rendu responsable de l'ampleur des désastres. Au contraire, Dieu investit dans l'émergence de la conscience lumineuse chez les êtres humains. Ce qui implique de notre part le sens de la responsabilité éthique.

ADC: Quel serait le comportement éthique chez l'homme ?

Frankétienne: Nous n'aurions pas besoin de l'intervention divine qui ferait de Dieu un despote ou un tyran. C'est plutôt Dieu qui a besoin de nous pour se manifester. Le principal objectif de la vie, c'est la perpétuation de la vie elle-même. La vie est énergie. Et cette énergie n'a pas de morale. La morale est une création humaine, une conquête culturelle qui nous permet de prendre notre distance vis-à-vis de l'animalité pour transcender nos structures spécifiquement animales et devenir responsables de notre destin dans la générosité, le partage, l'amour, la supra-conscience et la divine lumière qui est au fond de chacun de nous.

ADC: Les exigences esthétiques et la rigueur éthique se retrouvent dans ton oeuvre qui est un cri de contestation et de protestation contre l'oppression et l'inacceptable.

Frankétienne: Dans ma vie personnelle et dans mon oeuvre, l'éthique et l'esthétique s'harmonisent tout naturellement. Originaire d'une section rurale, ayant vécu dans un quartier très pauvre, né d'une mère d'origine paysanne, n'ayant pas connu mon géniteur, tout cela a contribué à faire de moi ce que je suis. Mon engagement idéologique, politique et social ne découle pas d'une résolution de boy-scout. J'ai grandi dans un milieu populaire qui fondamentalement a influencé ma vie, mes conceptions, mes rêves et l'orientation subversive et révolutionnaire de ma création littéraire, théâtrale et artistique.

ADC: As-tu rencontré ton père, ton géniteur comme tu dis ?

Frankétienne: Une seule fois. J'étais âgé de cinq ans. C'était un sujet nord-américain qui était le P.D.G. de la Compagnie des Chemins de Fer Mac Donald. Il avait adopté ma mère qui était à l'époque une fillette de 15 ans. Lui, il était déjà un adulte de 63 ans. L'adoption ne dura pas longtemps. Je suis le résultat de cette déviation affective. Je suis né de cette rencontre bizarre. Je suis le produit de cette histoire exceptionnelle et miraculeuse. Je suis un miraculé. Je ne suis pas traumatisé. Je n'éprouve aucun regret. Aucune rancoeur. Aucun ressentiment. Et je vis sans complexe. Je suis un homme libre, conscient d'avoir produit une oeuvre immense.

ADC: Tu as été le seul enfant blanc aux yeux bleus dans ton quartier. Comment as-tu vécu cette expérience ?

Frankétienne: Je ne suis pas un Blanc. Je n'ai jamais été perçu comme un Blanc. Mon peuple me regarde comme un citoyen haïtien sans aucune connotation de teinte épidermique. En marge de toute appartenance clanique et de toute politicaillerie malsaine, je demeure l'artiste qui a choisi d'indiquer la voie de la lumière, surtout aux jeunes qui sont en quête de modèle. Viendra la saison où je ferai entendre plus clairement mes messages, en plus de l'écriture. Et après, peut-être que je marcherai vers la solitude d'un monastère à la veille de mon départ vers le lieu suprême des éternelles vérités. Et finalement je souhaiterais que ma dépouille soit brûlée sur un lit de branches et de fleurs au coeur de ma ville et au milieu de mon peuple chantant et dansant d'exaltation glorieuse.

ADC: Tu as 75 ans. Déjà une vie assez longue. Que penses-tu de la mort ?

Frankétienne: Dans un pays, mon pays d'Haïti, frappé par une kyrielle de malheurs, de péripéties et de tribulations de toutes sortes, je me considère comme un survivant de toutes les catastrophes. Un survivant de mon enfance à la section rurale Ravine- Sèche. Un survivant de mon adolescence au Bel-Air. Un survivant de mes turbulences et de ma délinquance de jeunesse. Un survivant de la longue nuit dictatoriale. Un survivant de mon « drôle d'exil » à l'intérieur de mon pays où j'ai toujours vécu (mon premier voyage à l'étranger s'est réalisé à 51 ans). Un survivant du cancer de la prostate. Un survivant du séisme. Et j'ai la certitude, la conviction et la foi que je survivrai à la mort.

Ángel Darío Carrero
Traduit de l'espagnol par Marie Andrée et Frankétienne.

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