lundi 16 décembre 2024

FAITES SORTIR LES ELFES !



Allocution de Patrick Chamoiseau.

Réception du Prix de l’excellence à vie au Center For Fiction de New York. 10 décembre 2024.

L’écrivain islandais Thor Vilhjálmsson, me raconta un jour cette très belle histoire. Il admirait beaucoup l’écrivain français Michel Butor, grand partisan du Nouveau Roman. Ce mouvement littéraire avait réussi à élargir les limites de la fiction romanesque, à une époque où celle-ci paraissait ne plus rien comprendre à la complexité du monde. 

Thor Vilhjálmsson appela Butor pour l’inviter à donner une conférence dans son petit pays de rochers, de glaciers, de geysers et de volcans. Quand Vilhjálmsson eut Butor au bout du fil, il lui formula l’invitation la plus chaleureuse qui soit. Michel Butor l’écouta poliment mais, peu enclin à voyager vers cette île de mousse grise, il lui bredouilla les excuses que les écrivains utilisent pour échapper à une invitation... Qu’il avait du travail... Qu’il était fatigué... Que les voyages en avion ne lui convenaient pas... et-cætera, et-cætera. 

Mais, Thor n’était pas homme à se décourager. Comme il était lui-même un grand romancier, un fils béni de l’art de conter, il eut soudain l’idée qui allait tout changer. Sur un ton mystérieux, il expliqua à Butor que si l’Islande n’était qu’une île de glace et de cailloux, elle détenait malgré tout une vertu extraordinaire qu’il fallait voir absolument. Intrigué, Michel Butor lui demanda : Laquelle ? Nous sommes environ 400 000 habitants, poursuivit Vilhjálmsson, mais la nuit, notre population double pour s’élever à plus de 800 000 âmes ! 

— Ah bon ? Et ... pourquoi ? s’étrangla Butor. 

— C’est parce que la nuit, murmura Vilhjálmsson, les elfes sortent des rochers et viennent vivre parmi nous !

— J’arrive tout de suite ! lui répondit Butor. 

Cette petite histoire illustre à merveille l’importance que nous devons accorder à la fiction narrative. Qu’elle passe par la littérature ou par d’autres formes d’expression artistique, son rôle est d’enchanter les ombres qui nous entourent, de faire jaillir des roches et des glaciers, toutes sortes d’éclats et de merveilles. Avant de conquérir la planète, homo sapiens l’avait d’abord imaginée. Plutôt que de se limiter à une vision utilitaire ou prosaïque, il l’avait enveloppée de ses propres narrations. Ce faisant, avant même de peupler une quelconque géographie, il a de tous temps habité son propre imaginaire. Malgré le bruit et la fureur, l’être humain a toujours su rendre la terre désirable en y projetant de grands enchantements. Homo-sapiens est, par essence, un créateur de mondes. Il a su accompagner ses souffrances, ses résistances, ses pensées, ses fondations, de tous les fastes qui remplissaient ses imaginations. C’est au cœur de ses propres utopies narratives qu’il a trouvé moyen d’inventer des chemins, de dégager des solutions, de gravir les montagnes ou de franchir les océans. 

Face à l’inquiétant paysage d’aujourd’hui – l’effondrement du vivant, les désordres climatiques, les reculs de la démocratie, les spectres du fascisme, du racisme, de la haine et de la division – nous avons besoin, plus que jamais, des puissances de la narration. Nous devons, nous pouvons, imaginer un autre monde, inspiré par ce que la fiction peut nous apprendre de la danse des lucioles et des visites de la Beauté. Nous avons l’obligation de deviner en nous la vie que nous voulons, de rêver ses contours, et de retrouver, dans cette nuit qui menace, la haute capacité à faire sortir les elfes !

C’est avec le sentiment de cette urgence, et de cette certitude, que je me sens proche de ceux qui m’ont précédé ici : Toni Morrison, Kazuo Ishiguro, Wole Soyinka, Salman Rushdie. Nous avons besoin d’eux, et leurs livres font partie de nos armes pacifiques les plus miraculeuses. 

Je pense aussi à ceux qui peuplent mon écriture de leurs présences magiques : à William Faulkner, à Gabriel Garcia Márquez, à Aimé Césaire, à Édouard Glissant, à Frantz Fanon, à Saint-John Perse, à René Char, à Victor Segalen, à James Baldwin, à Zora Neale Hurston... et à tant d’autres !... Je sais que l’on n’écrit pas pour recevoir des distinctions, mais cela fait toujours plaisir de se voir offrir les signes de l’amitié. Des soirées comme celle-ci honorent avant toute chose, les paysages, jusqu’ici invaincus, de nos littératures. 

C’est d’abord en leur nom que je vous dis merci ! 

Merci au Center for Fiction.

Merci à ceux qui le soutiennent et à vous tous qui êtes ici ! 

Merci à M. Errol Mac Donald pour son amicale fidélité, et merci à tous ceux qui travaillent pour que la lecture se développe, que la poésie vive et que le livre circule. 

Et maintenant : libérez les lucioles et faites sortir les elfes ! 

Patrick CHAMOISEAU.

vendredi 27 septembre 2024

René ou ka voyajé

 


Mon fidèle parmi les fidèles, mon ami, mon frère, l'indomptable René Silo est parti jeudi et je suis inconsolable. Triste, triste à pleurer. C'est une partie de moi-même que j'ai perdue, de ce passé militant partagé avec lui, de ces moments exceptionnels de fraternité et d'amitié absolue.

J'avais quitté précipitamment la région où nous siégions en plénière pour le rejoindre en soins palliatifs. C'est comme si je sentais qu'il m'appelait et que je devais faire vite. Il ne répondait déjà plus à ses deux filles, à son épouse et à Katiana qui m'avait prévenu. En entendant ma voix, il est sorti de sa léthargie comme un miracle, a ouvert les yeux, m'a souri, m'a dit qu'il était content que je sois là et nous avons parlé quelques minutes, ses dernières minutes. Des mots précieux, volés dans un dernier sursaut à la mort qui se rapprochait. Au texto de Valérie Pécresse me demandant de l'embrasser, il a dit: "elle est formidable cette Dame". Cela a été ses derniers mots. Il a ensuite tourné la tête et est entré doucement dans un autre monde.

Je n'imaginais pas qu'il allait partir si vite.

Une semaine avant, il m'accueillait à Ris-Orangis chez Katiana qui partageait sa maladie depuis un an. Elle avait eu la délicatesse de s'éclipser pour nous laisser avec nos souvenirs. 

Nous étions inséparables depuis un quart de siècle. Précurseur de l'influence ultramarine dans l'hexagone, il était un militant acharné pour le sport et les outre-mer. Il a été de tous mes combats, toujours à mes côtés au Collectifdom, à la délégation interministérielle, pendant le CIOM, au CREFOM que j'ai créé, à la région Île-de-France, avec Valérie Pécresse. Trop faible pour se déplacer, je lui avais dédié publiquement le chanté nwel de décembre 2023 qu'il manquait pour la 1ère fois. Nous avons longuement parlé cet après-midi-là, de son enfance à Trois-Rivieres, de la mort de sa mère, de cette femme qui l'avait prévenu en lui demandant d'arrêter de siffloter en rentrant de l'école, de son enfance tourmentée, de son parcours qui l'avait conduit dans l'hexagone, de ses engagements, de notre rencontre et de nos combats, de la médaille de la jeunesse et des sports que je lui avais remise, du comité des sages qu'il avait créé avec Henri Bortalis et Freddy Loyson pour trancher les querelles associatives. De mille choses.

En le voyant si fort, je ne pouvais pas imaginer qu'il ne lui restait qu'une semaine à vivre.

René est parti vers d'autres rives. Et je pense à lui, à ceux qu'il a laissé, aux milliers de jeunes qu'il a sauvé de la rue, aux centaines d'Antillais entrés à la RATP grâce à lui, à ces dizaines d'associations qu'il a soutenues. A nos compagnons de lutte. 

Bon voyage vieux frère. Adan an dot soley!


Patrick Karam 



mardi 16 janvier 2024

CARNAVAL . D'où vient exactement " le Touloulou " ?


Auteur d'un ouvrage sur le carnaval il y a une dizaine d'années, Aline Belfort a travaillé plus récemment sur l'origine du touloulou, histoire de couper court à la polémique qui en ferait une création martiniquaise.
Guyanaise installée en Martinique, Aline Belfort s'intéresse de près au carnaval. Il y a une dizaine d'années, elle publiait, chez Ibis Rouge, « Le bal paré-masqué un aspect du carnaval de la Guyane française » .
Il y a quelques mois, elle a mené une étude sur un aspect bien spécifique de notre carnaval.
Pas dans l'optique de sortir un ouvrage. « C'est simplement pour apaiser la polémique qu'il y a entre la Martinique et la Guyane sur l'appropriation et la territorialisation du touloulou et du bal paré-masqué » explique-t-elle.
Aline Belfort fait allusion à une discussion qui revient souvent : pour certains, le touloulou vient de la Martinique, et plus précisément de Saint-Pierre.
Pour d'autres, le touloulou est bel et bien un pur produit guyanais. Alors qui dit vrai ? S'appuyant sur une recherche documentée, Aline Belfort est catégorique : le touloulou a pris naissance en Guyane. La confusion vient peut-être du fait qu'à ses belles heures - avant l'éruption de la Montagne Pelée en 1902 - la ville de Saint-Pierre, en Martinique, était réputée pour son carnaval. « Il était réputé pour être le plus beau de la Caraïbe, avec celui de Trinidad » , assure l'auteur.
L'INTRODUCTION DU TOULOULOU EN MARTINIQUE DATE DE 1973
Pour Aline Belfort, il faut, d'abord, replacer le mot touloulou dans son contexte. « Le terme vient du mot « tourloulou » qui, à l'origine, désignait un fantassin, un soldat, explique-t-elle. En Guyane, il désigne une personne masquée, mais en Martinique, il désigne un petit crabe rouge. Dans les premiers écrits sur le carnaval en Martinique qui datent de 1881, on parle de bal et on utilise le mot « masqué » . Avant 1848 et l'abolition de l'esclavage, il existait en Martinique un bal Nègre, où les esclaves se déguisaient avec de grandes robes. »
Aujourd'hui, les touloulou existent bel et bien en Martinique. Au fil de ses recherches, Aline Belfort a pu déterminer le moment où le personnage typique du carnaval de Guyane a été introduit dans l'île. « Nous devons l'introduction du bal paré-masqué en Martinique à un couple, Albert et Ghislaine Glaudon suite à leur participation au carnaval de Guyane en 1973. Ils ont refait des bals chez eux. Ce qui était une manifestation privée a été ouverte au public, notamment dans une boîte de nuit réputée, le Tam-Tam. »
Si le carnaval de Guyane s'est ainsi exporté vers la Martinique, Aline Belfort tient à rappeler que certaines chansons du carnaval de Guyane tiennent leur origine du carnaval de Saint-Pierre. Et là, sans surprise, les échanges se sont faits à partir de 1902, date à laquelle des Pierrotins se sont installés en Guyane, fondant Montjoly.

les Diables Rouges du Mardi Gras .



"Le diable du carnaval est une adaptation originale et étrange du peuple martiniquais. Ce déguisement magnifique et extraordinaire est difficile à réaliser et aussi à porter. Seuls, quelques spécialistes arrivent à le faire. La tête lourde et encombrante est construite avec des peaux de bête (cabri ou mouton), d’une profusion de cornes de bovidés qui jaillissent de toutes parts (Le nombre de cornes varie selon les témoignages (3 à 45), (15 à 16)) qui sont peintes en couleurs différentes et par devant, un masque hideux qui montrait les dents, pour lequel on utilise parfois le squelette de la mâchoire d’un requin ou d’un animal quelconque, des nattes ou des crinières pendent de tous les côtés. Cette tête surmonte un genre de combinaison en toile rouge sur laquelle sont collés des centaines de petits miroirs qui scintillent à la lumière. Il y a aussi des quantités de grelots qui sont cousus sur le vêtement et qui tintent à ses moindres mouvements. Dans la partie postérieure, une longue queue garnie de grelots est fixée, que le diable rouge déploie et fait tournoyer par moments ou qu’il s’enroule à la taille, à d’autres.

Fourche rouge à la main, ils attaquent, piquent, effrayent, gesticulent, foncent sur les enfants qui hurlent de frayeur : diab-la ka mandé an ti-manmay, an timanmay qui san batem ! Car il s’agit d’effrayer en s’amusant et en amusant les autres.
On peut distinguer différents diables rouges, le masque n’est pas figé, sa réalisation suit certaines constantes liées à l’imaginaire et au substrat mental de son concepteur. Très lourde, la tête pèse environ 10 kilos. Le diable rouge est suivi d’une kyrielle de diablotins qui forment le choeur de son chant et qui battent des mains tous ensemble et donnent la voix avec une simultanéité qui prouve combien le rythme fait partie d’un sentiment musical naturel à l’Africain. Le cortège est plus ou moins strict.
Aujourd’hui, il faut compter avec la modernisation, d’autres modes de fabrication qui n’enlèvent en rien à la beauté des masques, au pouvoir et à l’attrait des Diables rouges qui est le personnage essentiel du carnaval de la Martinique, Il est le roi du mardi gras, qui se distingue des autres jours par la couleur dominante portée aussi bien par le diable, ses diablotins (sans grosse tête, ni miroirs) et les carnavaliers.
« Un jour, j’ai eu choc, j’étais au Sénégal, en Casamance, lors d’une grande fête de village. Brusquement, je vois débouler mon diable, le boeuf du mardi-gras martiniquais avec son habit rouge constellé de miroirs, sa queue et ses cornes de bovidé. Je me précipite sur un villageois, je lui demande ce que c’est, ce qu’est ce masque, et ce qu’il représente pour lui. Il me répond que c’est le masque de ceux qui ont subi l’initiation. Il m’a expliqué que les cornes de bovidé c’était le symbole de la richesse temporelle, et que les miroirs mis côte à côte, c’était le symbole de la connaissance, autrement dit le symbole de la richesse spirituelle ».
Aimé CESAIRE, conférence société et littérature.

FAITES SORTIR LES ELFES !

Allocution de Patrick Chamoiseau. Réception du Prix de l’excellence à vie au Center For Fiction de New York. 10 décembre 2024. L’écrivain is...