samedi 10 décembre 2011

« La décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ! » Cinquante ans après, l’actualité de Fanon brûle.



« Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde, c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle ou telle espèce, à telle race. »

Frantz Fanon, Les damnés de la terre


Né à Fort-de-France, parti combattre les armées hitlériennes en Europe, revenu blessé (et décoré) de la guerre, élève brillant au lycée puis étudiant non moins brillant à la faculté de Lyon, médecin-chef compétent à l’hôpital de « Joinville-Blida ». Ainsi présenté, l’itinéraire de Frantz Fanon aurait pu être celui d’un Français, né dans les années 1920, àla formation et à la carrière accomplies et qui aurait même pu aspirer à d’importantes fonctions dites politiques. Pourtant, si on présente ce même parcours comme celui d’un Noir, descendant d’esclaves, qui a choisi d’aller travailler en terre arabe et a fait sien le combat du peuple algérien pour l’indépendance, au point de se sentir lui-même pleinement algérien, alors cet itinéraire n’a plus rien à voir avec celui de notre Français. Encore moins avec celui de notre « homme politique ». La différence, bien entendu, c’est la race.

Durant toute son existence, Fanon a été en prise directe et brutale avec le racisme. C’est une évidence qu’il exprime notamment à travers le récit d’expériences vécues tant en Martinique, que dans les rangs des armées « alliées », dans les rues de Paris ou Lyon aussi bien que dans celles de l’Algérie occupée.

Rares pourtant sont celles et ceux, y compris parmi les non-Blancs, à prendre au sérieux la race dans les écrits de Fanon. La plupart des événements organisés autour du cinquantenaire de la mort du psychiatre martiniquais, et, dans une moindre mesure, l’inflation éditoriale qui a accompagné cet anniversaire, ont montré à quel point il est presque impossible de mobiliser correctement Fanon dans une société où il est aussi difficile de traiter correctement de la race. David Macey a raison d’affirmer que « Fanon est (ou peut-être), en France comme en Martinique, une source permanente d’embarras politique [1] ».

Le racisme a beau structurer en profondeur le champ social, son déni, qui est l’une des conditions de sa reproduction, le suit comme son ombre.


Dans la république color-blind, qui ne reconnait, dit-on, que des citoyens, le nom et l’œuvre de Fanon sont longtemps restés associés au déclin du mouvement tiers-mondiste, consécutif au destin tragique que fut celui du Tiers Monde une fois les indépendances arrachées ou advenues.


C’était la manière de « convoquer » Fanon pour dire à quel point ses prédictions sur l’avènement d’un « homme nouveau » se sont avérées fausses.


Pour dire aussi à quel point sa pensée est datée - circonscrite à la période coloniale et au cycle des décolonisations - et bien trop éloignée géographiquement pour être d’une quelconque utilité dans la France de la Vème République, celle de l’ « après colonisation », justement.


Au mieux, on veut bien concéder qu’à l’époque, Fanon avait été un brillant analyste du système colonial. Le mouvement de décolonisation de la seconde moitié du siècle dernier ayant semble-t-il mis un terme au colonialisme, nombreux furent ceux qui s’empressèrent de déclarer la page Fanon définitivement tournée.

Après une longue période d’oubli, qui contrastait scandaleusement avec l’effervescence avec laquelle on lisait - de façon certes ambigüe - Fanon sur les campus étatsuniens et au sein des « mouvements noirs », ce fut le temps d’un certain renouveau, rendu notamment possible à la faveur de colloques organisés en langue française dans les (ex)colonies : Fort-de-France (1982), Brazzaville (1984), puis Alger (1987).


Un renouveau très académique, durant une décennie 1980 qui s’ouvre en France avec la traduction de l’œuvre magistrale d’Edward W. Saïd, L’Orientalisme, qui bien que ne citant pas une seule fois Fanon, ouvre un champ de recherches qui participe lui-même d’un certain retour de Fanon, mais qui le range du coup et presque aussitôt « au rayon des classiques sans liens visibles, sinon en palimpseste, avec les urgences en cours et à venir [2] . »


Ce retour ne sera pas démenti tout au long de la difficile « introduction » en France de ce que l’on appelle les études postcoloniales (postcolonial studies), qui « sont un mouvement intellectuel conduit par une critique de l’eurocentrisme et du patriarcat » et dont le travail consiste, dans les grandes lignes, « à collecter et disséminer l’information, formuler des arguments, et élucider des concepts dans le but d’obtenir l’émancipation des minorités, des marginaux, et des peuples anciennement colonisés » (Thimothy Brennan).


Si le courant révolutionnaire qu’on appelait tiers-mondiste trouvait dans Les damnés de la terre son ouvrage de référence, la nouvelle discipline des études postcoloniales revenait plutôt au premier livre publié de Fanon, Peau noire, masques blancs, considéré comme un texte majeur. Or : « Le Fanon « postcolonial » est, à bien des égards, une image inversée du Fanon « révolutionnaire » des années 1960.


Les lectures « tiers-mondistes » ont largement ignoré le Fanon de Peau noire, masques blancs ; les lectures postcoloniales s’intéressent presque exclusivement à ce texte et évitent avec soin la question de la violence.


Le Fanon tiers-mondiste était une créature apocalyptique ; le Fanon postcolonial se préoccupe de politique de l’identité, et souvent de son identité sexuelle, mais il n’est plus en colère. Et, pourtant, s’il est une émotion véritablement fanonienne, c’est bien celle-ci. La colère de Fanon fut une réaction à son expérience d’homme noir dans un monde défini comme blanc, mais non pas au « fait » d’être noir. Ce fut une réaction à la condition et à la situation de ceux qu’il a appelés les « damnés de la terre ». Les damnés de la terre sont encore là, mais pas dans les salles de séminaire où l’on parle de théorie postcoloniale [3]. »

Pour être pertinent, ce constat s’applique pourtant davantage au monde anglophone qu’au contexte français. Certes, l’interdisciplinarité de ces études « postco » ne sied guère aux compartimentations rigides du monde universitaire hexagonal. Mais ce n’est pas tant au sein de ce dernier que surgira la question postcoloniale. Celle-ci sera avant tout le fait de l’onde de choc que provoqueront les révoltes de l’automne 2005, et, par la suite et à un degré moindre bien qu’effectif, l’Appel des Indigènes de la République, suivi de la création du Mouvement des Indigènes de la République (MIR, qui deviendra début 2010 le Parti des Indigènes de la République). Ce ne sont évidemment pas les auteurs de cet Appel, ni même le MIR ou aucune des organisations ou mouvements politiques ou associatifs de l’immigration et des quartiers populaires, qui sont à l’origine du soulèvement de 2005. D’ailleurs, « Le Mouvement des indigènes n’a pas pour vocation d’être « l’expression » des banlieues et ne pourrait, même s’il le voulait, organiser en son sein la multitude des « mal-être » et des révoltes des populations issues de l’immigration. Celles-ci s’expriment d’elles-mêmes, s’organisent nécessairement d’elles-mêmes, au moment ou elles le peuvent et nul n’est en mesure de les impulser de l’extérieur. Elles se déploient selon leurs propres revendications, selon les modalités et les rythmes qui sont les leurs. Elles s’organisent comme elles veulent/peuvent. Parfois elles brûlent des voitures. Elles négocient leurs rapports au champ politique blanc en fonction de leurs propres impératifs qu’elles connaissent mieux que quiconque [4]. »

Comme souvent en pareilles circonstances, la cause immédiate de ces révoltes a été la mort violente de deux habitants, à Clichy-sous-Bois, Zied Benna et Bounna Traoré, que rendait encore plus insupportable l’arrogance des forces de police et des responsables politiques qui s’ensuivit. Les causes plus profondes mais tout aussi directes renvoient, quant à elles, au traitement réservé par la France aux Afro-descendants, aux immigrés coloniaux et à leurs descendants. Le soulèvement spectaculaire et bien réel d’une partie de la jeunesse, spécialement arabe et noire, des quartiers populaires aura pris de court beaucoup de monde. Il sera à juste titre interprété comme un retour brutal du refoulé colonial, la marque d’un passé qui, selon l’expression consacrée, « ne passe pas ». Loin des discussions oiseuses sur le caractère politique ou non de ces révoltes, leur irruption était la manifestation claire et puissante que la France n’en a pas fini avec son passé colonial, que celui-ci se conjugue bel et bien au présent. Tout sépare ces « damnés de la terre » qui se sont soulevés du public atone qui garnit habituellement les salles de conférences des séminaires d’études postcoloniales. Heureusement.

Nous avons eu l’occasion de le dire ailleurs [5], après tant d’autres évidemment, la France demeure un État colonial.Que ce soit par l’entremise d’une domination directe de territoires dits « outre-mer », parmi lesquels la patrie d’origine de Fanon, la Martinique, ou à travers le maintien de relations coloniales vis-à-vis des populations des pays anciennement colonisés, spécialement celles qui vivent aujourd’hui sur le territoire français, la France reste embourbée dans son histoire coloniale. À bien des égards, les décolonisations formelles qui ont eu lieu apparaissent comme le meilleur moyen de perpétuer la domination coloniale : elles offrent l’avantage de déléguer les coûteuses activités de gestion des colonisés et de police à leurs bourgeoisies nationales et son appareil répressif, tout en maintenant intacte la dépendance économique vis-à-vis des anciennes « métropoles ». Trop souvent, la décolonisation n’aura été que la perpétuation du colonialisme sous d’autres formes et par d’autres moyens, moins ostensiblement coercitifs, mais tout aussi efficaces. On pourra nous objecter que les anciens pays colonisés font désormais partie intégrante du « concert des nations » et sont ainsi souverains et libres de mener les politiques qu’ils entendent en vue d’assurer le bien-être de leurs populations. Cette liberté chérie, comme toujours, est toute relative. Et au demeurant bien abstraite. Que peut bien d’ailleurs signifier la liberté en dehors de l’évaluation de ses conditions de possibilité ? Sans justice ni égalité, sans remise en cause radicale et brutale de l’ordre colonial, cette liberté bourgeoise n’est rien d’autre que le cache-misère d’une compétition internationale dont les « règles » ne laissent aucune chance aux nations nouvellement indépendantes, condamnées qu’elles sont à exporter tout ce qu’elles peuvent (y compris leurs populations) pour espérer survivre. Et que l’on ne nous parle pas des pays dits « émergentes », dont le modèle économique et les pratiques à l’international n’offrent aucune alternative au capitalisme agressif des riches États du Nord, qui y trouvent, par ailleurs, de juteux débouchés à leurs babioles inutiles.

Pour en revenir à Fanon, celui-ci n’a jamais cessé d’être d’actualité, parce que le colonialisme n’a jamais cessé de l’être, spécialement en France. Et parce que ce modèle capitaliste-colonial ne saurait exister sans un puissant et complexe mécanisme de hiérarchisation raciale, l’actualité de Fanon, c’est avant tout celle du racisme et de la race. Soit les thèmes sur lesquels portent principalement ses premiers écrits politiques, tout d’abord Peau noire, masques blancs, rédigé à Lyon dans les années 1951-1952, puis l’article intitulé Racisme et culture, texte remarquable de son intervention au 1er Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, qui s’est tenu à Paris en septembre 1956. À travers l’expérience vécue de la race puis l’exploration de la nature systémique du racisme et de ses évolutions au regard des transformations sociales et économiques, ces deux textes préparent et annoncent les thèmes qui seront développés dans ses œuvres ultérieures : L’An V de la révolution algérienne, et bien entendu, Les damnés de la terre. La première est un texte souvent sous-estimé, dans lequel le combat du peuple algérien pour l’indépendance permet à Fanon de mettre à jour ce que Walter Benjamin n’aurait pas manqué d’appeler la « tradition des opprimés ». La seconde demeure une œuvre à ce jour indépassée, qui synthétise en même temps qu’elle approfondit toutes les intuitions du jeune Fanon.

Mais Fanon n’a pas eu le « loisir » de vieillir. Mort à l’âge de 36 ans des suites d’une leucémie, il n’aura laissé au final que peu d’écrits politiques : trois livres et un quatrième constitué en fait d’articles parus en France dans la revue Esprit, puis dans le journal algérien El Moudjahid. Le silence qui a longtemps entouré ces œuvres a au moins eu l’avantage - non négligeable - de les laisser « intactes » : relativement ignorée, la pensée du psychiatre martiniquais n’a pas eu à subir le sort de l’organisation politique qui s’en serait trop ostensiblement prévalu. Aujourd’hui, comme hier, il est évident que « sur Fanon, tout reste à dire » (Sartre). Du point de vue du militantisme indigène, son œuvre constitue une source précieuse d’inspiration, qui nous renseigne sur l’expérience vécue des non-Blancs et, le plus important, ouvre de nombreuses perspectives pour poursuivre aujourd’hui le combat décolonial.

« La décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ! » clamait l’Appel des indigènes. Il n’est pas de meilleure formule pour rendre hommage à notre frère et camarade Frantz Fanon.

Rafik Chekkat, membre du PIR


[1] David Macey, Frantz Fanon, une vie, La Découverte, 2011, p. 18. Nous tenons à rendre hommage à la mémoire de David Macey qui nous a quittés le 7 octobre 2011, soit quelques jours seulement avant la parution en France de son excellente biographie de Fanon
[2] Félix Boggio Éwanjé-Épée, Rafik Chekkat et Stella Magliani-Belkacem, Le souffle de Fanon (présentation du dossier consacré à Frantz Fanon), Contretemps n°10, Syllepse, p. 12.
[3] David Macey, Frantz Fanon, une vie, op. cit.,p. 49.
[4] Sadri Khiari, Pour une politique de la racaille : Immigré-es, indigènes et jeunes de banlieues, Textuel, 2006, p. 127.
[5] Rafik Chekkat, Emmanuel Delgado Hoch (coord.), Race rebelle, Luttes dans les quartiers populaires des années 1980 à nos jours, Syllepse, 2011, p. 15.

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