samedi 30 juillet 2011

Pourquoi Alexis est-il si nécessaire?



Jacques-Stephen Alexis est un immense écrivain dont l'oeuvre tout en étant ancrée dans sa culture et dans son temps, s'ouvre sur l'humanité et l'universel. Ce qui est l'une des caractéristiques des grandes oeuvres littéraires. Médecin, théoricien, romancier, intellectuel raffiné et exigeant avec lui-même, militant politique, il est assassiné à 39 ans le 22 avril 1962 par les Tontons macoutes de Duvalier (Papa Doc). Son oeuvre incontournable est d'une brûlante actualité, parce que le monde s'immobilise dans ses rapports entre dominants et dominés, oppresseurs et opprimés. L'idéologie dominante est devenue si puissante qu'elle annonce la mort des idéologies et la fin de l'Histoire. La machine infernale de la globalisation se montre résolue à broyer les cultures, les mémoires et les langues de la périphérie pour les remplacer par les prothèses de la pensée artificielle.

Marxiste, Alexis n'a jamais cessé de combattre le fascisme, et l'impérialisme dans sa vie, dans son oeuvre, en écartant celle-ci du carcan idéologique qui s'alimentait assez souvent dans le réalisme socialiste. Alexis lui a préféré le réalisme merveilleux qu'il a tenté de théoriser dans une communication intitulée Du réalisme merveilleux des Haïtiens présentée au premier congrès des écrivains et artistes noirs, à Paris en 1956. Selon le romancier, le réalisme merveilleux est l'expression de la tradition populaire, il prend sa source dans le vaste réservoir de la culture et de l'imaginaire populaires, résultat du processus de brassage, de métissage, de créolisation des cultures indienne, occidentale et africaine. Cet héritage multiple donne à l'Haïtien une vision particulière du réel, une sensibilité aigue, une créativité riche. Le réalisme merveilleux est « un art du foisonnement ».

En 1955, Alexis publie l'un des grands romans haïtiens, Compère Général Soleil qui met en scène un couple du bas peuple, Hilarion et Claire-Heureuse qui tenaillées par la faim et la misère, laissent Haïti pour aller couper de la canne en République dominicaine où le fasciste Trujillo règne. Hilarion prend conscience qu'il faut lutter contre l'obscurantisme et le fascisme qui ravagent son pays en ayant des échanges avec des détenus communistes. Peu de temps après, le sanguinaire Trujillo ordonne le massacre des Haïtiens pour faire face à un mouvement de revendication sociale. Hilarion et son épouse arrivent à s'enfuir, mais au moment de franchir la frontière, leur bébé est dévoré par des chiens policiers.

La stratégie d'évocation du tragique qui est l'expression même du fascisme, la géniale description des petites gens du peuple, où se déploie la langue d'Alexis dans toute son ampleur et l'espérance poétique dans la lutte pour trouver le chemin de la liberté, la dignité humaine sont parmi les éléments qui fondent la beauté et la grandeur du roman. Hilarion agonisant croit encore à l'avenir que porte Claire-Heureuse.

« Il faut que tu crées un autre Hilarion, d'autres Désiré [...]
Va vers d'autres matins d'amour, vers d'autres jours de la Saint-Jean, vers une vie recommencée [...] Tu diras à Jean Michel que j'ai vu clair où sous mes yeux, un grand soleil rouge a illuminé la poitrine d'un travailleur qui s'appelait Paco Torres [...] Tu lui diras de bien suivre la route qu'il voulait me montrer, il faut suivre ce soleil là... Le Général Soleil. » Continuer >

Les arbres musiciens sorti en 1957, deuxième roman d'Alexis aborde la lutte des paysans contre une grosse compagnie américaine qui les exproprie de leur terre pour y cultiver du caoutchouc. Papa Bois d'orme, le patriarche du vodou, malgré le support du jeune Gonaïbo, ingénu, plein de sagesse et amoureux d'Harmonise, n'arrive pas à organiser la résistance. Ce roman qui montre l'aliénation du peuple par le pouvoir (politique, économique, et religieux) est aussi une célébration de la puissance, de l'harmonie de la nature dans une langue riche, lyrique aux sonorités, aux rythmes exploitant magnifiquement les ressources du végétal et du minéral.

Ce lyrisme débordant se mêle à l'érotisme, à l'imaginaire latino-américain dans l'Espace d'un cillement (1959), beau récit qui chante tous les sens, met en lumière la mémoire de la Nina Estrellita, prostituée au Sensation-bar qui en six cillements revit sa belle histoire d'amour avec l'ouvrier, militant communiste El Caucho. Du roman au récit, Alexis passe au conte et publie le Romancero aux étoiles (1960) composé de neuf contes qui s'inspirent de la tradition populaire et portent le réalisme merveilleux à son point culminant. L'imagination d'Alexis y est foisonnante, l'écriture est aussi dense, puissante, mais est plus réussie, plus évocatrice, plus poétique. C'est le plus grand aboutissement de son écriture. Elle fait la part belle à la sagesse, à la magie, au rêve, au fantasme éblouissant.

Lire Jacques-Stephen Alexis aujourd'hui est une nécessité absolue, car son oeuvre nous invite à réfléchir sur l'éthique et l'esthétique. Elle nous porte à questionner les rapports sociaux faits d'inégalité et le fonctionnement des pouvoirs économique, politique, religieux qui s'accordent sur l'aliénation du peuple croupissant dans l'obscurantisme et la superstition. Elle place l'homme au coeur même du monde. C'est lui qui doit primer, mais non la machine, l'économique, le pouvoir.

Face au repli intimiste de nombreux écrivains cultivant la négation du monde, l'auto-fiction où ils se plaisent à raconter leurs petits bonheurs et leurs petits malheurs coupés du mouvement du réel, Alexis est plus que nécessaire. Car, lui, il nous donne à penser des situations incarnées, selon la belle formule de Danielle Salnave. Il nous met face au réel, et nous porte à réfléchir sur notre propre existence. Il nous donne à voir la vie mouvante dans ses blessures profondes et dans sa splendeur, son étonnement, son émerveillement.

Le plus grand héritage de Jacques-Stephen Alexis est la langue. On reconnait un grand écrivain par la beauté de sa langue. Le roman avant d'être une question de stratégie narrative, de fonctionnement du récit, est une question d'écriture. L'écriture avant tout, sinon tout le reste est anecdotique. Alexis le savait mieux que nous. Il a créé sa propre langue. Une langue éruptive, une langue qui s'étend en cordillère des Andes, une langue au souffle puissant et inépuisable, qui se déploie en surabondance d'images poétiques, musicales, cosmiques. Une langue fourmillant de sensations. Une langue baroque, mais si maîtrisée qu'elle joue sur divers registres avec le même bonheur.

« Sa croupe était un nard, deux oeufs du délice suspendu dans l'espace, double-croche musicienne, petit soleil gémellaire aux lentes vibrations! Je contournais la pluie de ses hanches pour me pelotonner au creux de ses reins, coquille mélodieuse, volute d'aromate, lambi rose »

Quelle beauté, quelle volupté, quel plaisir de tous les sens! Jacques Stephen Alexis nous prouve qu'il est poète aussi, et pas n'importe lequel, un grand, à côté du grand romancier qu'il est !


Bonel Auguste

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