vendredi 12 août 2011

Hommage à Jean-Claude Bajeux - Haiti : Ochan pour un combattant de lumière

Texte lu le 10 aout à la cérémonie d’adieu en mémoire de l’écrivain et défenseur des droits humains Jean-Claude Bajeux, décédé le 5 aout écoulé.

Jean-Claude Bajeux aurait pu choisir la posture de la victimisation, puisque la sanglante dictature des Duvalier, père et fils, lui a enlevé les membres de sa famille, de nombreux camarades et amis-es et l’a aussi privé de son pays durant plus de 20 ans.

En tant que combattant de la liberté, de la justice et de la démocratie, Jean-Claude Bajeux a résolument choisi d’être une voix engagée, de manière continue et infatigable, pour contrer l’obstruction de notre firmament. Il a opté pour la vérité de la lumière, contre l’enfermement du ressentiment, contre la haine desséchante. De son retour en Haïti, en février 1986, jusqu’à son irrémédiable départ le 5 août 2011, Jean-Claude n’a cessé de plaider la cause de la nation, de notre devenir national, à travers ses prises de position, ses cours, ses conférences, ses textes, ses poèmes, ses traductions d’ouvrages sur notre histoire contemporaine si méconnue, si mal connue.
 
Sans moindrement imaginer que nous serions bientôt privés de sa présence et de sa pensée flamboyante, en février dernier, à l’une des activités de commémoration de la chute de la dictature duvaliériste -7 février 1986 -je remerciais Jean-Claude d’être notre conscience nationale ; Conscience nationale parce qu’il épinglait systématiquement les injustices et les dérives, d’où qu’elles viennent. Jean-Claude Bajeux incarnait ainsi le refus de la banalisation du mal ; le refus de la médiocrité qui décorne la pensée ; le refus de la bêtise qui englue les aspirations à construire un vivre ensemble épanouissant ; le refus de la roublardise qui dissout la capacité de s’expliquer sur le passé et le présent pour justement être en mesure de forger des passerelles pour demain. Et, face au navrant spectacle que nous offrent des gens parachutés au pouvoir par un impitoyable jeu de coquins, Jean-Claude, avec son bel humour caustique, qualifiait la situation de « culbute descendante ».

Jean-Claude Bajeux, notre Doyen des droits humains, nou p ap domi bliye. Nous ne glisserons pas dans le sommeil de l’oubli suicidaire. Nous continuerons à refuser les limbes du silence complice, l’acrobatie de l’accommodement à l’inacceptable, l’illusoire confort de la cécité et de la surdité à notre environnement.

Le « Nous » est peut-être aujourd’hui pas assez nombreux, peu consistant ou pas suffisamment déterminé, ou encore pas assez conscient du fait d’être absolument concerné quelles que soient les manœuvres d’évitement. Les authentiques défenseurs des droits humains savent que l’on ne peut attendre d’être une foultitude pour se dresser et dire Non. Continuer à dire Non, même lorsqu’on déploie de scabreux artifices pour tenter de nous faire croire que l’horreur peut-être prescriptible, puisque 25 ans se sont écoulés et que bien d’autres horreurs se sont ajoutées aux précédentes.
 
Comme le relevait Jean-Claude Bajeux, si ce peuple d’Haïti qui « est parti en guerre contre l’esclavage dans sa négation de la condition humaine » n’est pas concerné par les crimes contre l’humanité, faut-il croire que les Haïtiens et les Haïtiennes n’ont pas d’humanité ? Faut-il conclure qu’Haïti est hors de l’humanité ?

Sa réponse, Jean-Claude l’apportait avec le langage de ses grandes et belles mains. En s’ouvrant vers l’extérieur, ses mains rejetaient les arguties qui se veulent savantes ; en se rejoignant au bout des doigts, ses mains nous invitaient à la réflexion et nous disaient Nou pa p koube pou asasen yo !Nous ne courberons point devant les assassins de tout acabit ! Ceux d’hier et d’aujourd’hui car, quelque soit le moment où la modalité des violations, il s’agit toujours du même crime : tenter de nous déshumaniser en nous infligeant les violences, les douleurs, les indignités, les dénis, les tromperies, en toute impunité.
 
Nwit la long e souf la kout. La nuit est longue et le souffle si court.
 
Comment arriver au bout de cette interminable nuit ? Comment faire pour que la lumière perce enfin nos lendemains ? Je ne sais trop. Mais ton exemple, Jean-Claude, nous guidera.
 
Ayibobo pou ou Jean-Claude Bajeux, nèg vanyan ! Honneur à toi Jean-Claude Bajeux, être de vaillance !

Sylvie, Jacques-Christian, mwen avèk nou ak tout tandrès lamitye mwen ; je suis à vos côtés avec toute la tendresse de mon amitié. Nous les amis-es et camarades de Jean-Claude, nous sommes sa famille, votre famille. Chère Sylvie, ta douleur est aussi notre et nous la portons. Mes mains te sont ouvertes, au nom de l’affection, de l’amitié, de l’engagement, du rêve partagé.
 
Nou pa p domi bliye, n ap kontinye fè wout ansanm. Nous ne sombrerons pas dans l’amnésie i, nous cheminerons encore ensemble. Ensemble avec tous ceux et toutes celles qui refusent obstinément que l’impunité soit notre tragique destin de peuple.

Danièle Magloire 
(Sociologue, féministe et militante des droits humains)

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