dimanche 8 janvier 2012

« UNE BROCHURE QU’IL EST DU DEVOIR DE CHAQUE MARTINIQUAIS DE LIRE ET DE RELIRE » par Aimé CESAIRE


« Voilà une brochure dont on peut affirmer que sa lecture apprendra sur notre pays plus que tous les traités de géographie ou toutes les études de spécialistes. Il s’agit du rapport présenté par Camille Sylvestre à la XIème Conférence de la Fédération Communiste de la Martinique.

Oui, les 75 pages du rapport du comité fédéral constituent un irremplaçable document sur la question martiniquaise, un dossier qu’il est du devoir, je ne dis pas seulement de chaque militant communiste, je dis de chaque martiniquais, de lire et de relire.

Et d’abord, elles ont le mérite de définir avec toute la précision désirable ce qu’est la Martinique ; ni un département français, ni « un morceau de la France », encore moins selon les mots d’un journaliste du « Parisien Libéré », de fâcheuse mémoire, une de ces plus belles filles que la France entretien, on ne sait par quel caprice pervers, aux portes des Etats-Unis, mais, et tout platement, par delà les ruses du langage officiel et en rupture avec les fictions juridiques, une colonie, une colonie au même titre ou avec la même absence de titre que le plus dénué des territoires d’outre-mer.

La « belle affaire », dira-t-on !

Et bien oui, c’est un mérite, qu’on ne peut pas ne pas apprécier, quand on sait la diabolique persévérance avec laquelle le mensonge officiel essaye de fausser la conscience martiniquaise en l’empêchant précisément de prendre conscience de la réalité martiniquaise.

On devine bien que nous ne sommes là qu’au seuil de l’analyse.

Mao-Tsé-Toung cite cet aphorisme de Soun-Tsé qu’il érige en règle d’or de la lutte révolutionnaire : « connais ton adversaire et connais toi, toi- même, tu seras invincible ». Et c’est à quoi s’emploie Camille Sylvestre : permettre aux Martiniquais non seulement de se connaître mais aussi de connaître l’adversaire. L’adversaire ? On a compris qu’il s’agit de l’incroyable système qui écrase notre pays, paralyse son initiative, nous exploite et nous humilie. On a souvent dit et avec raison qu’il pèse sur le peuple martiniquais une sujétion : celle de la caste féodale des békés. Mais cette oppression féodale a tendu à occulter dans les esprits une autre connaissance pourtant indispensable : celle de l’oppression impérialiste. Et c’est là que Camille Sylvestre apporte des lumières décisives Que l’impérialisme prodigue des discours sur sa propre générosité ; qu’il distribue savamment de fausses perspectives ; qu’il dissimule la main de fer des réalités dans le gant des phrases de velours, il n’importe. Aux phrases, Camille Sylvestre oppose des faits. Aux mots, des chiffres. Et le tableau est aussi sombre que véridique ; oppression économique par le jeu de guillotine du pacte colonial ; oppression politique, dont la pratique, singulièrement facilitée par la mise en place de l’assimilation, se traduit par l’éviction chaque jour plus poussée des Martiniquais des postes de direction et de contrôle ; oppression sociale qui livre notre peuple à l’effroyable misère des bas salaires et du chômage ainsi qu’à l’infamie de la discrimination raciale ; bref tout cet ensemble qui fait de notre pays un pauvre pays exploité comme aucun et où supplémentairement à beaucoup d’autres, l’oppression culturelle vient enlever au colonisé jusqu’à la conscience et à la fierté de lui-même.

Mais alors dira t-on comment en sortir ? En tout cas Camille Sylvestre montre que le peuple martiniquais n’en prend pas son parti ; qu’il n’accepte pas ; qu’il n’a jamais accepté ; que son histoire c’est l’effort tenace et pathétique d’un peuple qui refuse de désespérer ; tout entier tendu dans une lutte héroïque pour l’amélioration de ses conditions de vie et contre le statut inique qui lui est imposé. Et que de faits mémorables jalonnent cette histoire, de la geste héroïque de Delgrès à la dernière grande grève de 85 jours des ouvriers agricoles, des révoltes d’esclaves à la dernière grande grève martiniquaise de la fonction publique (NDLR : 1953) !

On voit bien ce qui dans cette brochure appellerait aujourd’hui de la part de son auteur des réserves ou des retouches : je veux parler du dessein plus que flou des perspectives offertes au peuple Martiniquais. Que sommes-nous ? Une colonie. Que faire ? Combattre le colonialisme ! Tout cela est fort bien. Une dernière question s’impose : Où allons-nous ? On voudrait une réponse…Mais la brochure est datée : Août 1955. C’est dire que pas mal d’eau a coulé sous les ponts. Depuis il y a eu l’élaboration de notre plate-forme électorale. Depuis il y a eu les élections de janvier 1956 et l’adhésion massive qui a été donnée par le peuple martiniquais à notre programme, un programme fondé pour l’essentiel sur la revendication pour les Martiniquais de la gestion de leurs propres affaires.

C’est dire que notre critique n’en est pas une et que le rapport de Camille Sylvestre à la XIème Conférence Fédérale pour n’être pas absolument à jour n’en a pas moins le mérite de fixer un moment capital de la politique de notre Parti : celui qui précède et prépare un bond en avant décisif. »

Aimé CESAIRE
Source : Justice jeudi 2 février 1956

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