mercredi 11 mai 2011

De Martinique, L’Homme aux sept noms et des poussières


Parce que sa thèse de doctorat s’intitulait «Le monde caraïbe dans l’univers romanesque d’Alejo Carprentier», relire le romancier martiniquais Xavier Orville (1932-2001) m’a rendu un vieux souvenir, celui d’un entretien radiophonique avec le romancier cubain recueilli à Rabat il y a quelques quarante ans. Mais rassurez-vous, j’étais alors fort jeune !


«Délice et le fromager», de Xavier Orville, obtint en 1977 le Prix des Caraïbes. «La Tapisserie du temps présent» parut en 1979. Et, toujours aux éditions Grasset, 1981 fut l’année de «L’Homme aux sept noms et des poussières». Parmi les autres romans de ce conteur sur-réalisant «Le Marchand de larmes» (Grasset, 1985), «Cœur à vie» (Stock,1993), «La voie des cerfs-volants» (id.1994), mais il fut aussi nouvelliste et dramaturge.


Riche de ses seuls sept noms et de sa seule imagination qui lui permettent de défier ou de contourner les obstacles que la réalité oppose à ses rêves de bonheur, le héros de «L’Homme aux sept noms et des poussières» est peut-être bien «Siméon Piquine, qui ne s’était jamais connu ni père ni mère, qu’aucune mairie n’avait jamais connu et qui toute sa vie s’en était allé-cherchant son nom», ainsi que le signale l’épigraphe empruntée au «Cahier d’un retour au pays natal» d’Aimé Césaire.  

La force du troisième livre de Xavier Orville, c’est la force même des mots lorsqu’ils rencontrent l’imperturbable lumière glissée en eux comme l’épée dans le fourreau et qui est l’usage poétique du langage et du monde. Ainsi, de la bouche à la plume, la parole de Xavier Orville dévale une montagne de secrets, un toboggan reflétant visages et paysages, sentiments, saveurs, possibles et impossibles. Souffrant d’anomie : «absence d’organisation naturelle ou légale», selon Le Robert, ce personnage entre ver et enfant pallie cette absence en se construisant une polymorphie surnaturelle permettant mobilité, versalité, permutativité des incarnations. 

Hommage une fois rendu à sa grand-mère, qui «a eu le temps de meubler ma cervelle de dits, d’axiomes, de vérités simples, que je retrouve parfois à tâtons dans les replis de ma mémoire», le narrateur guilleret dont nous découvrirons qu’il lui arrive d’être désespéré commence par mendier, car il a douze doigts qui peuvent se révéler d’un bon rapport. 

Les gendarmes, eux, préfèrent le transformer en cancre. Rejeté de l’école pour sa curieuse récitation du verbe finir, en pleine visite d’inspection : je finis, « i », tu finis, « i », il finit, « i »… I, donc, qui s’est déjà appelé Zangol, Noix de Cajou, va devenir apprenti cordonnier, souliécléré puis, grâce à ses rhumatismes, baromètre municipal.

Ses prédictions ne coïncidant pas ou ne plaisant pas, notre farceur est forcé de quitter le village qui s’est créé autour de lui, conspué par les herbes, menacé par les merles.  «J’avais, pourquoi ne pas le dire ?, une terrible envie de me déhancher, de me secouer après toutes ces années d’immobilité passées à respirer du cuir et à pomper l’humidité de l’air. J’ai donc chaussé ma poitrine de rythme et j’ai dansé du samedi au mercredi des Cendres sans m’arrêter». Cette exhibition qui n’en est pas une : «J’étais ailleurs, très loin, au cœur cuivré des notes qui malaxaient mon corps de poivre chaud» mène droit à Béatrice de Tombélévé Soucoumarie qui, «en bon langage populaire», s’appelait Christophine Augratin et appela notre héros «Quart d’Heure de Charme». Ce sobriquet, Béatrice-Christophine avait le pouvoir de l’inscrire illico, par terre, «avec des pleins orange et des déliés bleus», si bien que «Quart d’Heure de Charme», stupéfait, dévissa. 

Allant droit au cimetière, il se retrouva fossoyeur. Son dernier quart d’heure, fût-il de charme, n’était pas arrivé malgré son évanouissement et il constituait encore une proie de choix. «On rendit la justice : j’étais insolvable, je fus condamné à treize mois de prison ferme. J’ai eu ainsi le loisir de méditer sur l’enchaînement des circonstances, car j’étais au cachot pour avoir voulu m’inscrire au chômage et pour être tombé dans une pergola où la faim m’avait égaré».  

De fait, Xavier Orville table sur l’égarement de son héros halluciné pour nous ouvrir les yeux sur une réalité, l’homme précaire. 

Salim Jay

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