jeudi 23 avril 2009

Suzanne l’aimée de Césaire


Dissidence. «Le Grand Camouflage», recueil d’essais poético-politiques de la femme de l’écrivain martiniquais.

Suzanne Césaire Le Grand Camouflage. Ecrits de dissidence (1941/1945) Seuil, 130 pp., 14 euros, à paraître le 7 mai.

Un jour d’avril 1941, dans la forêt d’Absalon, près de la montagne Pelée à la Martinique. Dans l’exubérance de la végétation tropicale, il fait chaud, humide, une femme avec un panier sur la tête croise un groupe de promeneurs. Il y a là Aimé Césaire et sa femme Suzanne, René Ménil, André Breton, sa femme Jacqueline Lamba et leur fille Aube, André Masson, Wifredo Lam et sa femme Helena. Quelques années plus tard, chacun d’entre eux réalisera que le cours de sa vie a été modifié ce jour-là.
Tout commence quand un bateau faisant route pour New York et transportant des dizaines d’exilés (dont Claude Lévi-Strauss, Anna Seghers, Wifredo Lam, André Breton…) fait escale en Martinique. Breton, qui cherche un ruban pour la petite Aube, entre dans une mercerie de Fort-de-France, il tombe sur la revue Tropiques et y lit des poèmes qui le bouleversent. Il demande à rencontrer son auteur, Aimé Césaire. La mercière, qui se trouve être la sœur du philosophe René Ménil, un des cofondateurs de la revue avec Aimé Césaire et sa femme Suzanne, met tout le monde en contact. C’est le début d’un réseau d’amitiés croisées et d’influences artistiques étonnamment fécondes.
«Le grand camouflage», l’essai qui donne son nom au livre rassemblé par l’écrivain Daniel Maximin, a été écrit par Suzanne Césaire en 1945, c’est un écho de cette journée, un texte poético-politique d’une grande énergie, à la fois lyrique et ancré dans la géographie et l’anthropologie de la Martinique. Daniel Maximin dit que c’est peut-être «le plus lumineux et le plus grand texte sur l’identité antillaise, avec Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon».
«Homme-plante». «Le grand camouflage» est un des sept essais écrits par Suzanne Césaire, tous dans Tropiques, la revue littéraire la plus importante des Antilles, publiée entre 1941 et 1945. Ils se moquent du doudouisme littéraire, parlent de poésie, des racines africaines des Antilles, des paysages, de «l’homme-plante», une image qu’on retrouvera dans la poésie très naturaliste d’Aimé, mais aussi dans les tableaux de Masson et de Wifredo Lam, devenu l’ami intime du couple. Ils mettent les Antilles sur la carte de la modernité littéraire et politique.
En plus des textes de Suzanne Césaire, le Grand Camouflage contient des textes de Ménil, Masson, Breton, Aimé Césaire, tous liés à la forêt d’Absalon. (Autres retombées de cette journée, non visibles dans le livre : certaines des toiles de Masson et de Wifredo Lam, et sans doute aussi le divorce des Breton, après lequel Jacqueline deviendra peintre).
De fait, l’expérience a été très forte, presque violente. «Nous croyons pouvoir nous abandonner impunément à la forêt et voilà tout à coup que ses méandres nous obsèdent : sortirons-nous de ce vert labyrinthe, ne serions-nous pas aux Portes Paniques ?» écrivent Breton et Masson dans le Dialogue créole (publié en 1942 à Buenos Aires). «Cependant, les balisiers d’Absalon saignent sur les gouffres et la beauté du paysage tropical monte à la tête des poètes qui passent […]. Ici, les poètes sentent chavirer leur tête», répond Suzanne dans un texte de 1945. La tête des poètes chavire aussi à cause de Suzanne. Breton en tout cas l’a trouvée «belle comme la flamme du punch» et lui a dédié plusieurs textes.
En dehors de ces sept essais, Suzanne a écrit une pièce, Youma, aurore de la liberté, qui a été jouée à Fort-de-France au début des années 50, mais le texte a été perdu. Emile Capgras, ex-président du conseil régional de Martinique, a été un des jeunes acteurs de la pièce, mais il a perdu le texte depuis très longtemps.
Après cette pièce, plus rien, Suzanne n’a plus jamais écrit, et c’est une énigme. Comment une femme qui entre 25 et 30 ans a écrit des textes aussi forts a-t-elle pu s’arrêter définitivement ? Qu’est-ce qui fait qu’une femme s’arrête ? Il faut chercher dans ce qu’on sait de sa vie.
«Pieds gauches». Suzanne est née en 1915 dans une famille de la petite-bourgeoisie mulâtre, sa mère est institutrice. Après l’école communale à Rivière-Salée et le pensionnat de jeunes filles à Fort-de-France, elle part faire des études de lettres à Toulouse, puis à Paris. C’est là qu’elle rencontre un groupe d’amis, parmi lesquels l’écrivain guyanais Léon-Gontran Damas, la comédienne Jenny Alpha (qui s’extasie encore aujourd’hui sur l’intelligence de Suzanne), Gerty Archimède (la future députée communiste de Guadeloupe) et Léopold Sédar Senghor, qui lui présente Césaire.
Les photos de l’époque, comme celles qui seront prises plus tard, montrent une jeune fille à la beauté solaire, les cheveux nattés ou en chignon, les yeux brun clair, entre inquiétude et sérénité. Le groupe d’amis se retrouvait pour aller au théâtre ou aux concerts de Duke Ellington, pour danser aussi, même si Suzanne disait que, pour ça, Aimé avait «deux pieds gauches». Cela ne l’a pas empêchée de l’épouser. Pour leur mariage, à la mairie du XIVe en 1937, elle portait un tailleur rouge feu. Suzanne est là quand Aimé écrit en 1939, à 26 ans, son chef-d’œuvre, Cahier d’un retour au pays natal, c’est sans doute grâce à elle qu’il est allé au bout.
Chassés de Paris par la guerre, les Césaire repartent à Fort-de-France. Ils enseignent au lycée Schoelcher et font des enfants : le quatrième naît en 1942, il y en aura six en tout. Quand ils créent la revue Tropiques, qui sort malgré la censure vichyste, entre 1941 et 1943, ils ont bien le sentiment de participer à une internationale antifasciste. Dans une Martinique sous gouverneur désigné par Vichy, ils écrivent : «Il n’est plus temps de parasiter le monde […]. C’est de le sauver qu’il s’agit. Il est temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme. Où que nous regardions, l’ombre gagne […]. Pourtant, nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre.» Suzanne et Aimé sont dans le même élan politique et littéraire. Suzanne écrit. Ni ses enfants en bas âge ni son métier de professeur ne l'arrêtent.
Après la guerre, Césaire est élu maire de Fort-de-France, puis député de la Martinique, toute la famille part en métropole. Ils habitent rue de l’Odéon à Paris, puis au Petit-Clamart en banlieue, ils retournent deux ans à Fort-de-France et reviennent porte Brancion à Paris. Suzanne n’écrit plus. Mais elle a alors six enfants, qu’elle élève à moitié seule puisqu’Aimé est en Martinique une bonne partie du temps. Elle a aussi repris un poste de professeur, sa fille Ina se souvient - elle l’a écrit à Daniel Maximin, qui nous l’a rapporté - que ses élèves l’appelaient «la Panthère noire» et qu’elle corrigeait ses copies en fumant des Royal Navy dans la villa Week-End du Petit-Clamart. Ina se souvient aussi de ses robes et de son ensemble Tricosa, elle ne mettait de pantalon que pendant les vacances. Elle se souvient des «cheveux électriques qu’elle aimait déployer pour nous amuser», de ses «mains effilées de pianiste sans piano, / Laissant se consumer entre ses doigts fuselés / La fumée bleue de sa cigarette anglaise interdite».Elle se souvient d’une mère qui «chante faux et aime chanter, malgré les moqueries de ses enfants («Tous aux abris»)», et d’une «médiocre cuisinière avec une exception : la brioche du dimanche matin».
Bol de chocolat. Suzanne était aussi une militante féministe et politique «enthousiaste», qui inventait le soir pour les enfants des contes petit à petit remplacés par des récits réels. «J’avais 11 ans, et j’ai pleuré lors de l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg», dit Ina. Le dimanche matin, Suzanne laissait les enfants seuls devant leur bol de chocolat pour aller vendre l’Huma au marché du Petit-Clamart.
L’écrivain haïtien René Depestre qui fréquentait la famille à l’époque se souvient que Suzanne était toujours très présente dans les débats. Ina décrit sa parole«à la fois aisée et fluide, parfois acerbe, souvent ironique». Elle n’écrivait plus, mais elle restait une partenaire, pas une muse, pour Aimé. Peu avant sa mort, il y a un an, le poète disait encore : «On respirait ensemble, avec la foi dans l’avenir.» Et cela même si Suzanne avait fini par le quitter en 1963 (à 48 ans), même si elle avait eu une histoire d’amour avec un autre homme, jusqu’à ce qu’une tumeur du cerveau l’emporte le 16 mai 1966. De cet homme, on ne sait rien, sauf qu’il est longtemps allé fleurir la tombe de Suzanne, en Martinique. Daniel Maximin affirme que c’est de Suzanne qu’Aimé parle dans un de ses derniers poèmes. «Je la vois qui bat des paupières / Histoire de m’avertir qu’elle comprend mes signaux / Qui sont d’ailleurs en détresse des chutes de soleil très ancien. / Les siens je crois bien être le seul à les capter encore.»
Ina se souvient aussi que sa mère lui disait : «Ta génération sera celle des femmes qui choisissent.» Est-ce que ça veut dire qu’elle-même aurait fait d’autres choix ?
Le 7 mai, au musée Dapper (75016) sera présenté le Grand camouflage. Le 10 mai, Journée Suzanne Césaire au parc de la Villette (75019).

NATALIE LEVISALLES

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