samedi 3 mai 2008

La voix unique d'Aimé Césaire

Ainsi s’est éteinte, à 94 ans, dans l’aura d’une admiration mondiale, la voix d’Aimé Césaire, le professeur de lettres sorti, comme son camarade Léopold Sédar Senghor, de l’Ecole Normale Supérieure, professeur de Lettres au lycée Schœlcher de Fort-de-France, créateur avec sa femme Suzanne, de la revue Tropiques, député de la capitale martiniquaise pendant quarante huit ans, et maire de la même ville durant cinquante-six ans.

Cette voix n’a toujours tenu qu’un seul discours. Elle n’a toujours parlé que d’un seul destin. Elle ne chantait qu’une unique souffrance et l’éclat d’une seule épopée, celles des peuples noirs répandus sur trois continents. Elle déclarait la révision générale de l’histoire et de la géographie. Elle proclamait avec une étonnante assurance la fin d’un monde et l’avenir d’un autre. Elle changeait d’autorité l’angle de vision de la terrible histoire d’un marché triangulaire plusieurs fois centenaire, d’un marché où se négociaient et se vendaient des millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

C’était en 1944. L’enfant de 13 ans de la classe de troisième ne savait pas encore tout cela. Je ne savais pas qu’André Breton avait découvert dans une petite librairie, une petite maison en bois, des exemplaires de la revue Tropiques et qu’il était ressorti en courant, ayant acheté tous les numéros disponibles. Précisément, en cette année 1944. le jeune professeur de lettres du lycée Schœlcher de Fort-de-France se trouvait à Port-au-Prince pour un séjour de six mois de juin à décembre. S’y trouvaient aussi André Breton, Pierre Mabille, Wilfredo Lam, Alejo Carpentier, et d’autres encore, comme Jacques Maritain qui présidait un Congrès International de Philosophie, sur la Connaissance, organisé par un groupe de personnalités animées par le Docteur Camille Lhérisson. A ce congrès, Aimé Césaire fera, le 28 septembre 1944, au théâtre Rex, une conférence sur Connaissance et Poésie qu’il répétera dans diverses écoles de la ville.

A ce moment là, Césaire avait écrit, après sa sortie de l’Ecole Normale Supérieure, un texte fulgurant dont certaines sections avaient été publiées dans la revue Volontés en 1939. Mais il faudra attendre 1946 pour que le texte atteigne les librairies et soit même édité avec une traduction en anglais. Le Cahier d’un retour au pays natal est un texte fondamental, Manifeste solennel, Déclaration de principes qui exprime une découverte, une expérience cruciale et la course à suivre. Il est pour moi que certain que le Cahier est de ces textes, devenant incontournables qui marquent un époque et causent un changement. Bien sûr que Césaire allait être professeur de littérature. Mais à part le travail professionnel, nécessaire et vital, il avait à dire quelque chose, et fondamentalement, comme il s’agissait de poésie, à le dire d’une certaine manière, capable de marquer une société, de marquer le monde, de changer la manière de regarder le monde, changer la manière du monde de se regarder.

On notera d’abord que, comme dans tous les cas où un poète se trouve en situation culturelle de société noire, il se produit un transfert quand il s’exprime, du « je » personnel à un « nous » collectif. Quand Claude Mckay, dans une rue de New York, regarde une vitrine de fruits tropicaux, la nostalgie de l’auteur de revoir sa Jamaïque natale est transférée à un double niveau, c’est le peuple noir jamaïcain qui prend la place de l’auteur dans la relation je-Jamaïque, mais c’est aussi, à un autre niveau, la mémoire du premier voyage d’Afrique qui revient « Je tournai alors le dos, et me mis à sangloter. » En voulant récupérer son humanité dans le discours poétique et le travail de création, Césaire est immédiatement confronté à la nécessité de se penser comme nègre et même s’il vous voulait échapper à cette confrontation, ce serait en sens inverse, une opération aussi douloureuse. Césaire, de fait, n’aura jamais d’autre thème de sa création poétique dont chaque démarche remettait en cause sa propre identité humaine mais toujours impliquait sa relation avec l’histoire et les drames des peuples noirs.

La deuxième remarque est d’ordre linguistique. Césaire, suivant le modèle surréaliste, s’approprie la langue qui est la sienne, le français, et en même temps pour correspondre à la révolte volcanique qui le traverse, à la grand vague qui le soulève, il opère, à travers les douleurs de l’évocation du passé, une déstructuration de la ligne grammaticale du discours. Il supprime les mots-liaisons et place les phonèmes comme on construit sans ciment un mur de pierres sec. Il les laisse réagir l’un sur l’autre faisant jouer leur intensité sémantique en une séquence de métonymies qui se soutiennent mutuellement et se lient, l’une à l’autre, on dirait, librement, emportant l’auteur lui-même par la force de leur signification. « Soleil serpent œil fascinant mon œil » Ce sont donc des textes difficiles à déchiffrer surtout que Césaire a recours à des mots rares remontant au bas Moyen-âge lors de la lente transformation des racines gréco-latines. C’est ainsi qu’il termine le Cahier en évoquant une ascension, à la recherche d’un autre langage, vers la lune « en son immobile verrition ». Ces voyages aux sources de la langue, cette immersion dans le caquetage des mots est le nécessaire travail pour découvrir les « armes miraculeuses » qui devaient servir le projet unique qui donne un tel sens à son entreprise poétique.

Cette a-grammaticalité qu’il exerce dans la fabrication de ses textes est l’écho ou le miroir d’un monde qu’il perçoit, chaotique, violent, inhumain, qu’il qualifie de désastre ou de marécage et aussi comme une échappée de la violence intérieure qui l’anime. Le poète est en effet, le maitre des mots et sa fonction est de nommer les choses et les êtres par leur nom exact. Ce souci dans la dénomination a d’autant plus sa raison d’être qu’il a hérité d’un langage qui est né et a évolué dans les climats du nord. Il doit donc pouvoir par sa connaissance de la botanique, et du monde des oiseaux et des poissons tropicaux nommer chaque arbre, chaque fleur, chaque oiseau chaque poisson selon un vocabulaire précis. D’ailleurs ne se donne-t-il pas dans le titre d’un de ses derniers recueils un nom d’algue « Moi laminaire »

Tout cela évidemment, ne serait que jeux de bouche et de mots de super-lettrés si cette déconstruction, grammaticale et ce nouvel ensemble sémantique ne correspondait pas à une réalité « objective », la déconstruction des mondes noirs qualifiée de « désastre », l’immense humiliation historique des peuples noirs. C’est cette déconstruction qui permet de renverser dans une langue venant du Nord, donc langue de la conquête, des alliances de mots et d’images et d’en inventer de nouvelles au nom de son monde noir, exerçant ainsi par sa poésie une fonction prométhéenne. Dans ce monde nouveau, étranger au climat et aux coutumes d’Europe, il réinvente la réalité du monde tropical, il reconstruit le désastre de la condition noire, il se bat avec tous les poncifs inventés par le racisme. Si, dans les épopées grecques, la mort est noire, dès le Cahier, Césaire nous donne une leçon dans l’action de renversement des couleurs en décrivant la mort de Toussaint-Louverture au Fort-de Joux :

« La neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison
Ce qui est a moi
C’est un homme seul emprisonné de blanc
C’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
C’est un homme qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche
C’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc
La mort galope dans la prison comme un cheval blanc
La mort expire dans une blanche mare de silence. »

C’est à l’échelle de l’histoire continentale et mondiale que s’opère ce renversement qui projette en termes éclatants le destin et la passion des victimes et c’est ce projet que Césaire, pendant près d’un siècle inscrit dans la chaine du discours poétique comme une méditation effervescente sur l’histoire des peuples noirs et le lieu d’une récupération cathartique des humiliés. « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ». La saisie du langage et son renversement ne sont pas jeux gratuits Ils sont l’expression d’un déplacement thématique de l’histoire racontée maintenant par ceux qui en sont les victimes. C’est le trafic triangulaire saisi à l’autre bout, c’est le vent du sud qui souffle, c’est la forêt qui parle et le déferlement de la vague qui vient de Gorée. La négritude est alors présence, pure présence, multi-dimensionnelle, témoignage, obstination culturelle, « Nègre je suis, nègre je resterai », une affirmation constante de l’existence noire, envers et contre tout, et qui nous délivre de la stérilité de la honte et de la rancœur. La révolution haïtienne devient le point de départ d’une réflexion sur l’histoire des relations entre les peuples et les continents « Haïti, ou la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait en son humanité » (Cahier).

Confronté, dans son œuvre théâtrale, au personnage historique de Henri Christophe, Césaire pose les mêmes questions que Alejo Carpentier dans Le royaume de ce monde. Pourquoi cette retombée si rapide dans l’oppression et la terreur ? La tragédie du roi Christophe, que Césaire écrit au moment où apparaissent les indépendances africaines, elles aussi entrainées dans le vortex du pouvoir absolu, agrandit la perspective historique d’une lutte contre l’esclavage et le racisme pour s’interroger sur les malheurs provoqués par les relations des peuples et des pouvoirs qui ne semblent nullement préoccupés de leur bonheur et ceci interpelle l’humanité toute entière. Aucun peuple n’échappe à la possibilité du désastre, au gouffre d’un pouvoir absolu qui le dévorerait. La lutte pour la liberté transcende alors et race et classes et la tribu. Le côté maléfique du pouvoir est partout, monstre tapi au sein de la montagne et prêt à frapper, mais aussi la résistance est partout possible l’alternative d’autres types de relations humaines.

Dans sa mairie où il a travaillé pendant 56 ans et à l’Assemblée Nationale où il a été député pendant 49 ans, le poète de la négritude fut un homme qui s’est fait respecter, notamment par le respect avec lequel il traitait les autres, les humbles comme les grands. Un homme qui a su s’épargner à lui-même la « tragédie » du roi Christophe, tandis que son œuvre poétique, décryptée, mieux connue, oblige les puissances qui avaient été impliquées dans le trafic d’ esclaves et dans la diffusion de théories et de pratiques racistes à changer leurs angles de vision sur l’histoire et les calamités subies par les peuples noirs. Le verbe d’Aimé Césaire, comme sa pratique de la politique se rejoignent dans l’admiration qu’on lui décerne lors de la célébration de son départ. Le chant du poète et l’action du politique se conjuguent dans un exemple unique de concordance entre la création et la praxis.

Jean-Claude Bajeux
18 avril 2008

(publié dans le Nouvelliste du lundi 21 avril 2008)

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