dimanche 4 mai 2008

MERCI POUR TOUT MONSIEUR CESAIRE.



A CHACUN SON CESAIRE, A-T-ON DIT… VOICI UN PEU DU MIEN, EVOQUE SANS IDOLATRIE, PARFOIS AVEC ICONOCLASME, MAIS AVEC UNE RECONNAISSANCE SINCERE TRES ANTERIEURE AU 17 AVRIL 2008.

« Mon peuple, quand, hors des jours étrangers, germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées ? Quand, quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre au carnaval des autres, et dans les champs d’autrui l’épouvantail désuet ? »

« Faites de moi un homme d’initiation, faites de moi un homme de recueillement, mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement

« Je dis hurra ! mon grand’père meurt, je dis hurra ! la vieille négritude progressivement se cadavérise ! Il n’y a pas à dire : c’était un bon nègre.»

« Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme .»

« [Ce que] ne pardonne pas [le très bourgeois humaniste du 20ème siècle] à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »

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Il était impossible dans la Martinique des années 70 de s’éveiller à la politique et à la littérature antillaise sans rencontrer Aimé CESAIRE Lorsque de surcroît vous étiez issu d’une famille marquée PCM (1) et scolarisé à l’Institut Martiniquais d’Etudes (2), vous n’échappiez pas au contact au moins phonique avec certains mots, vocables, thèmes, schèmes…. Libre à vous de vous impliquer/laisser impliquer (3) par ces torrents ou de les fuir. Avec un peu de curiosité, d’esprit de contradiction et le vécu d’un double déracinement, vous aviez vraiment le choix. Certains de mon âge fuyaient, ne pensaient (4) qu’au fun et/ou à la frime, ou au seul jeu des mots. D’autres étaient happés par ces torrents de signifiants présumés forts, ils cherchaient à comprendre. Césaire, Fanon, Glissant et les autres… Marx attendrait.

Et d’abord Césaire, et le « Cahier d’un retour au pays natal ». Et le « Discours sur le colonialisme », en passant par « Peaux Noires Masques Blancs » de Fanon, par GRIF AN TÈ, par l’expérience pédagogique souvent évoquée du Guyana indépendant … Que tout cela était a priori difficile, mais il fallait essayer de comprendre, il le fallait !!!

Césaire était au centre, que cela plût ou pas. Il était à la fois Maire de Foyal, député, écrivain-et-c’est-peu-dire. Vous auriez voulu le faire sortir par la porte, il rentrait par la fenêtre. Alors comment l’aborder ? Il avait commencé par le Cahier, alors lisons le Cahier. Tu parles ! C’était rèd ? Oui. Alors gardons toujours un bon dictionnaire sous la main. Insuffisant ! Alors, de manière empirique, lecture à haute et distincte (5) voix pour tenter de percevoir, via la musique des mots, les rythmes et messages de ce que certains considéraient comme de la phrase creuse (6). Cela restait difficile. Alors on cherche quelque chose de plus aisé à comprendre, une autre piste pour entrer dans la maison. René Ménil avait écrit : « Il existe une version en prose du Cahier : c’est le Discours sur le colonialisme ». En désespoir de cause, j’allai vers le Discours... Ce texte faisait formellement appel à des mécanismes d’appréhension plus « rationnelle » que le Cahier. Ce fut un éblouissement sur ce qu’était « la France, pays des droits de l’Homme Blanc ». De là, je pouvais revenir au Cahier, puis, ayant déjà une fenêtre sur Fanon, m’ouvrir à d’autres auteurs…

Césaire, ce n’était pas que de la littérature, c’était aussi des tentatives de contribuer à libérer le pays, colonisé sous une configuration inédite, et de désaliéner culturellement les Martiniquais et, en tant que Maire, le Foyalais. Ce point-ci, c’était le but du projet-SERMAC (7). Ce Sermac était une structure où l’on pouvait librement apprendre des tas de choses au plan culturel : musiques et danses populaires martiniquaises, théâtre, arts plastiques, etc. Une vraie politique culturelle populaire antillaise, enracinante, non élitaire. C’était novateur. Le Sermac n’aurait sans doute pas vu le jour sans la volonté de Césaire-Maire de Foyal. Il existe un documentaire montrant une assemblée pilotée par Césaire, mettant en place les axes du Sermac. En fin de séance, sans esprit de gloriole, mais satisfait que cela avance concrètement, Césaire disait : « Bref ! On a démarré. » Au tournant des années 60-70, il fallait du cran pour faire cela, tout comme pour écrire en 1956: « L’heure de nous-mêmes a sonné »...

Il y avait une tension entre les textes très radicaux de l’écrivain et l’activité du dirigeant politique. Mais tous les militants qui se disaient plus progressistes et/ou plus radicaux que Césaire lui étaient redevables de quelque chose, ou se situaient par rapport à lui. Il ne laissait personne indifférent ! Il était la figure centrale et omniprésente, mais quelque peu « banalisée », parce qu’il était vivant et en pleine activité… C’est quand il s’est retiré la scène politique qu’on a senti le changement qualitatif. Aparemment , le « personnel politique » n’avait plus de poto mitan de cette envergure dont il aurait empêché l’émergence. Revenons un peu en arrière…

Ha ! les années Césaire. Pendant les meetings il passait toujours quelque chose dans la foule, comme un « fluide ». Moi-même qui n’étais pas inconditionnel, j’étais sous le charme. Et puis l’émotion voire la crainte des jours précédant les scrutins…Rien n’était gagné d’avance ! A posteriori, on peut toujours se dire que de toute façon il était indéchoukable. Mais sur le moment ce n’était pas si évident. Césaire et son parti le PPM (8) étaient contestés de partout, parfois à juste titre.

Les tenants de l’injuste titre, c’était la droite assimilationniste, institutionnellement et culturellement. Sur la question du statut de la Martinique, cette droite pratiquait sans cesse le chantage au largage et à l’indépendance, spéculant sur la peur, affirmant sans arrêt que c’était l’indépendance qui avait rendu le peuple haïtien si pauvre, ce qui est faux (9) ! Et que toute autonomie politique mènerait inéluctablement vers l’indépendance, donc vers la misère « comme en Haïti ». Cette même vieille droite s’est encore déshonorée en spéculant encore sur cette peur lors du referendum de décembre 2005.

« Liftée » ou musclée, la droite utilisait tous les moyens contre un changement de statut vers l’autonomie politique. Elle voulait prendre la députation et la Mairie de Fort-de-France, liquider le Sermac (10), délaisser les quartiers populaires (Trénelle, Citron, Volga….) au profit de la « modernisation » du centre-ville. J’avoue avoir eu peur que Renard, Valère, Elizé et d’autres déchoukent Césaire…

Les contestataires à titre plus ou moins juste se situaient à gauche du PPM. Des Nationalistes indépendantistes, des indépendantistes se réclamant de diverses obédiences marxistes (maoistes, trotskistes...). Certains des « patriyòt » dénonçaient l’électoralisme, mais contestaient dans l’absolu le principe-même de la participation aux élections « françaises » ; ils sont aujourd’hui bien contents d’être élus… Sur le fond, ces élections cantonales, régionales ou municipales ont toujours été autant françaises que les élections législatives ou présidentielles, puisque régies par des lois « françaises » et s’appliquant dans tout l’ensemble institutionnel « français » dont fait partie la Martinique, fût-ce en tant que colonie-baptisée-Département. Ce raisonnement était complètement incohérent. La question de la participation aux élections était et reste affaire de choix tactique, de calcul politique concret, ce que les « patriyòt » ont fini par comprendre de leur propre point de vue. Bref !

Malgré l’estime que j’avais pour Césaire, je n’ai jamais adhéré au PPM. Trop de choses m’y paraissaient suspectes ! Pendant les campagnes électorales, les rapports musclés entre les colleurs d’affiches PPM (en position dominante) et ceux d’une partie de l’extrême-gauche, ce n’était pas acceptable ni crédible pour un parti réclamant plus de démocratie. La direction du PPM, Césaire compris, ne pouvait pas ignorer ces pratiques. Ne les couvrait-elle pas (à défaut éventuellement de les commanditer) ? Par ailleurs, le PPM maintenait un flou artistique sur l’«autonomie » revendiquée, tant sur le plan des compétences pour l’Etat autonome martiniquais (11) que sur le projet de société post-coloniale à construire. Devait-il s’agir d’une société dirigée, donc dominée, par une bourgeoisie nationale « progressiste » (y compris avec une fraction du patronat béké ?) qui remplacerait la bourgeoisie française dans l’exploitation du peuple martiniquais ? (12) Où s’agissait-il d’un projet de société où ce serait le peuple martiniquais qui exercerait l’essentiel du pouvoir :

- via des assemblées politiques représentatives certes;,

- mais aussi avec la possibilité de destituer tel élu ne respectant pas le mandat pour lequel il a été élu ;

- mais aussi via l’association systématique aux décisions des syndicats de salariés, des associations de consommateurs, des associations culturelles et féministes ;

- mais aussi avec exercice sans limite des libertés collectives et individuelles, y compris par voie référendaire et juridictionnelle contre les pouvoirs locaux, ce qui n’est pas un luxe compte tenu de tous les Tontons-macoutes et Duvaliers potentiels rodant en Martinique (12). Des propositions de ce genre, conjuguées, ne figuraient pas dans le programme. Or c’est important quand on prétend parler de libération du « peuple martiniquais ». Cette « libération du peuple martiniquais » ne peut être qu’une libération nationale et sociale, seul garant que le nouveau pouvoir repose sur de vraies bases populaires, solides, permettant de mieux se défendre contre les agressions éventuelles. C’est donc aussi une question d’efficacité politique. Il s’agit de décoloniser pour changer la vie, pas pour changer de maître !

Sur la question statutaire, Césaire et ses alliés ont conservé une orientation floue et modérée, modération accentuée dans les années 1980. En 1981, la direction PPM et Césaire décidèrent un « moratoire sur la question du statut ». Il s’agissait « momentanément » de ne plus parler de revendication d’autonomie, mais de s’occuper concrètement des problèmes sociaux du peuple. Comme si c’était contradictoire ! Pour un anticolonialiste vraiment progressiste, ce sont notamment les luttes sociales qui doivent « porter » la lutte de libération nationale. C’est la seule issue pour que le peuple limite les risques de trahison par ses « dirigeants ». Toujours est-il que Césaire appela à voter Mitterrand, certifiant que c’était un gouvernement « ami ». Césaire se trompait-il, était-il de bonne foi, s’était-il fait couillonner par Mitterrand ? Je ne sais pas et je m’en fous ! Comme d’autres j’ai appelé à l’abstention. Idem pour les premières élections régionales de 1983 : Césaire dirigeant la liste du PPM, Georges Gratiant celle du PCM. Même abstention en 1986 et après. L’écoeurement m’avait envahi. En 1981, ce qui m’apparaissait comme des redditions me pourrait pendant des années à la reddition de mon manger et de mes tripes !!! La route politique avait semblé en pente descendante et la gauche « classique », comme disait Césaire, paraissait freiner à mort, au lieu de pousser vers un réel changement institutionnel progressiste, au lieu d’essayer de mobiliser le « petit » peuple travailleur à faire pression maximum sur le gouvernement français « ami » à céder des attributs de souveraineté à la Martinique, au lieu de s’emparer de la situation pour lutter en vue d’un Etat autonome qui aurait géré lui-même les questions sociales, entre autres, mais qui aurait eu compétences pour coopérer directement avec ses partenaires caribéens, planifier son propre développement économique (autocentré, pas autarcique), social, culturel, éducatif, dans l’intérêt du peuple martiniquais, et pour développer les solidarités avec les peuples de la Caraïbe et d’ailleurs. Un vrai Etat, quoi ! Concrètement, ç’aurait été autre chose que la décentralisation administrative, avec Conseil Régional et Conseil Général, enchevêtrements de compétences et guerres de chefs (Présidents de chaque Assemblée). Cet Etat autonome aurait même été autre chose que l’Assemblée Unique censurée par le Conseil Constitutionnel en 1982. Il aurait fallu tenter cette lutte.

Malgré tout cela, Césaire restait quand même l’ombre tutélaire, contre lequel on se rebellait, certes, mais qui restait « homme d’initiation, homme d’ensemencement ». Si on était de bonne foi, on était tenu de le lui reconnaître.

Par exemple -et excusez-moi si je vous choque, vous me jugerez peut-être iconoclaste-, s’il avait dû mourir en 1940, il aurait déjà publié le Cahier, fourni cette arme jusqu’à aujourd’hui « miraculeuse », ce qui l’aurait haussé bien au-dessus des concepteurs de Légitime Défense (1932). Certes, L.D. dénonçait l’aliénation du Nègre antillais colonisé, mais ne poussait pas de cris de révolte avec la puissance évocatrice-ébranlante du Cahier, ni avec son souffle. Le « Cahier », qui est aussi (entres autres), une opération « Bas les Masques, Messieurs les colonialistes européens », aurait pu constituer une inspiration propulsive d’un programme politique pour les Antillais et les colonisés en général. Ce n’est pas un hasard si le Cahier est au moins autant étudié que Senghor en Afrique, par exemple.

Si Césaire était mort vers 1943-44, il aurait co-pétri « Tropiques ». Par le biais formellement poétique, il y avait une arme spécifique de « dissidence » sur place ; le régime de Robert ne s’y est d’ailleurs pas trompé ! Césaire aurait eu le temps de marquer pas mal de lycéens martiniquais scolarisés au Lycée Schoelcher, par sa façon d’enseigner et de faire valoir qu’«il est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-Nègre », ce qui était alors extraordinaire, surtout en pleine période raciste de l’amiral Robert. Cela aussi aurait laissé des traces.

Si sa vie s’était achevée vers 1957, il aurait eu le temps, avec son équipe, d’assainir un peu Fort-de-France, contribué à améliorer la vie quotidienne de milliers de Foyalais par la salubrité publique, publié le « Discours sur le Colonialisme » (entre autres), inspiré Fanon et beaucoup d’autres lutteurs, acquis un prestige international via le 1er Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, posé les jalons de mots d’ordre de libération nationale : non à la subordination vis-à-vis de partis français, non au Fraternalisme de partis grands-frères ; « l’heure de nous-mêmes a sonné ». Les jalons posés, de nouveaux partis auraient sans doute pris le relais. Il est probable que le PCM se serait quand même constitué en parti indépendant du PCF avec pour mot d’ordre l’autonomie, même sans la rivalité des pro-Césaire. On peut même se demander si l’histoire n’aurait pas pu être toute autre s’il n’y avait pas eu de scission au PC en 1956-58. Plus tard, de nouveaux partis auraient réclamé des changements statutaires allant plus loin, se démarquant des autonomistes.

S’il nous avait quittés dans les années 1970, il nous aurait légué tout cela plus le Sermac.

Donc, malgré ses erreurs de jugement politique, le travail réalisé par Césaire, directement ou indirectement, comme militant et comme écrivain, est considérable. Et puis, OU AVEZ-VOUS VU UN MILITANT NE COMMETTANT JAMAIS D’ERREURS GRAVES ? Cela n’existe pas, sauf dans les contes de fées politiques, c'est-à-dire les manuels de formation politique les plus dogmatiques, où le « grand militant » vole de victoire en victoire, telle une transposition de héros voué à la sanctification et à l’adoration des fidèles (ce qui permet au passage d’empêcher tout esprit critique chez le militant de base). Juger Césaire comme « traître », d’une certaine manière c’est un peu le faire dégringoler d’un statut de surhomme qu’il ne revendiquait sans doute pas...

Plus tard, il me fallut quitter le monde de l’intellection, travailler pour manger, me préoccuper pour moi-même de choses très prosaïques. Mais durant toutes ces années, Césaire ne m’a jamais vraiment quitté, fût-ce à mon insu, fût-ce par mimétisme d’un certain esprit. L’esprit de rébellion contre le racisme inconscient de la plupart des Français, leur ethnocentrisme suintant à chaque instant comme du pus, leur chauvinisme, leurs cocoricos récurrents, tout cet « l’omniniant crachat » ! On ne peut les juger que sur pièces. La violence de mes réactions intimes face à tant de beaufs gaulois, se déclarassent-ils de « gauche » et progressistes, partisans de l’émancipation des peuples du Sud (mais la plupart des Français « progressistes » sont plus virulents pour dénoncer le colonialisme et l’impérialisme des autres que les leurs propres. Ces gallo-centristes refusent de ne pas conserver des bouts de gâteau colonial un peu partout sur la planète, à l’instar des distingués Britanniques qui étaient si fiers que « jamais le Soleil ne se couche sur [leur] Empire colonial). La nécessité de rester digne, autant que possible. Un peu de modération et de réalisme, pas toujours quand il faut…. Césaire est peut-être celui qui m’a le plus marqué, malgré ses sinuosités politiques. Il a lancé à la planète, non seulement le fameux « grand cri nègre », mais surtout l’extraordinaire cri du colonisé qui disait « ça suffit !! », le cri de l’opprimé qui disait « ça suffit ! ». Qu’on le veuille ou pas, il a largement contribué à l’émergence de l’idée nationale.

Certes, on peut trouver paradoxal que, homme ayant tant pris le parti de l’identité martiniquaise irréductible à la France, Césaire soit un de ceux qui ait demandé la départementalisation, l’« assimilation » institutionnelle à un département français. Rappelons d’abord que lui-même semble avoir été mal à l’aise sur ce point: il ne voulait pas d’assimilation culturelle. Ce serait ensuite malhonnête de lui faire endosser tout le régime colonial-départemental des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, alors même qu’il l’a condamné dès les années 1950. Rappelons enfin que le régime colonial d’après 1848, même après le gouverneur Gueydon, restait raciste. En souffraient, non seulement la petite et moyenne bourgeoisie de couleur, mais aussi la grande masse des travailleurs nègres. Selon l’opinion publique majoritaire, pour en finir avec ces humiliations permanentes et multiformes, il fallait devenir « département ». D’autre part, des lois sociales étaient votées en France (notamment depuis 1936), mais ne s’appliquaient pas du fait que le gouverneur, allié des Békés, faisait légalement obstacle à leur application. Dans ces conditions, l’idéologie assimilationniste ne pouvait que gagner des points de 1848-1870 à 1945. Pour la plupart des Martiniquais, si le pays devenait département, il n’y aurait plus de gouverneur pour s’opposer à l’application des lois sociales. Quand on se souvient de la misère populaire, de l’absence de structures de santé publique abordable pour tous, on peut comprendre pourquoi le peuple voulait cette départementalisation, et qu’il n’aurait pas compris une demande d’autonomie ou d’indépendance. Il est d’ailleurs révélateur que c’ait été plutôt la bourgeoisie békée qui était la plus réservée à la départementalisation, et que les premiers projets autonomistes aient été d’inspiration békée et de droite. Ici, on en revient souvent aux intérêts de classes sociales en présence, aux luttes de classes. Ce n’est pas pour le plaisir, c’est parce qu’on ne peut pas faire l’économie du « point de vue de classes » pour comprendre les phénomènes politiques (même si évidemment ce n’est pas le seul facteur).

C’est très facile de lire l’histoire et de vouloir la refaire après coup en désignant les « coupables de trahison ». La conscience nationale n’émerge qu’in concreto. La conscience nationale ne préexistait pas à l’arrivée du colonisateur français, la nation martiniquaise « en soi » ne s’est construite que concomitamment au fait colonial. La conscience nationale ne pouvait émerger que de contradictions spécifiques. Par exemple de la contradiction entre le statut « départemental » d’une part, et la conjonction des aspirations anciennes (sociales et d’égalité), politiques (la « Lettre à Maurice Thorez est très claire à cet égard) et culturelles (respectez mon identité, d’ailleurs elle est plus proche de celle de nos voisins que de la culture française). Césaire a donc des mérites non seulement comme écrivain, mais aussi comme politique.

Vous vous serez peut-être agacé(e) de ce qui précède. « Il n’était pas question d’évoquer la politique . Honorons Césaire le poète-défricheur, mais pour le reste an nou pé ! Pé la mwen di zot !!! »

Cette attitude n’est pas de mise, ni sur la forme ni le fond.

Sur la forme, elle relève d’un autoritarisme très « caribéen » (hélas). Par cette intolérance, on refuse une parole ou un thème de débat qui déplaisent. C’est stérilisant pour le débat et la réflexion collective. Et c’est une des raisons de l’échec de tant de nos projets collectifs. Pourquoi ? Parce que les choses se passent à peu près comme suit. Tel ou tel estime avoir raison, mais veut imposer sa façon de voir, corsète l’échange, parle très fort pour faire taire les émetteurs de propos leur déplaisant, et donc étouffe ceux qui n’osent pas s’opposer à la force brutale. Certains se taisent et s’en vont discrètement, d’autres se rebellent face au tonton-macoute-au-petit-pied, cela fait perdre beaucoup d’énergie et pousse d’autres gens à partir... Etre « poreux à tous les souffles du monde », ça ne vous rappelle rien, messieurs-dames ? Et puis de toute façon, on ne peut pas combattre ou tuer les idées par la force ou la répression. Elles s’exprimeront toujours, mais ailleurs.

Sur le fond, chaque instance est un tout complexe, pas forcément cohérent : il y a des contradictions. Il faut les comprendre, essayer si nécessaire d’en tirer des leçons pour l’avenir. Chacun d’entre nous est une de ces instances. C’était le cas de Césaire, qui était à la fois poète, et d’abord poète ! mais aussi homme politique, et avant tout un homme. Tout est lié. Donc des contradictions, il en était pétri, comme chacun, car c’était un être humain, exceptionnel certes, avec sa grandeur, ses fulgurances, mais aussi ses faiblesses, humaines et politiques. Donc honorer le poète Césaire en l’isolant du reste de l’homme-Césaire, vraiment ce n’est pas sérieux ! Et ce n’est pas prendre Césaire lui-même au sérieux.

En l’espèce, comprendre les contradictions, lire Césaire de manière critique, y compris au-regard de son action, ce n’est pas lui faire injure et ce n’est pas hors-sujet. C’est non seulement lui rendre hommage, c’est aussi, quand on le critique politiquement, essayer de comprendre pourquoi il a pu faire tel choix et pas tel autre à un moment donné. Et donc essayer d’en tirer quelques enseignements, pour éviter de reproduire des erreurs analogues ou comparables. Et que personne ne disent : « Moi ? Jamais je ne commettrais ce type d’erreurs ». C’est facile de lire l’histoire « à l’envers », avec le recul du temps et quand le cycle est clos, et de juger ses militants les plus visibles du haut de… du haut de quoi, au fait ? De toute façon, LE CHOC DE LA MORT DE CESAIRE DOIT NOUS INCITER A REFLECHIR POLITIQUEMENT, DE MANIERE NON DOGMATIQUE, et pas seulement à jouir de sa poésie. Cela aussi, c’est lui rendre hommage. C’est ce qui est tenté plus haut.

Césaire avait une écriture militante, une écriture de militant. Il s’est souvent exprimé sur le fait qu’il était avant tout fait pour la poésie, que son « truc » c’était çà avant tout. Mais c’est tautologique de dire que ses textes étaient extrêmement engagés. Par ailleurs quand dans le Cahier il dénonce les « Antilles grêlées de petite vérole » et y affirme qu’ « un homme qui souffre n’est pas un ours qui danse », on peut comprendre qu’une fois élu, avec Aliker et Gratiant, il n’ait pas reculé et se soit attelé à faire un travail social de grande ampleur, en matière d’assainissement, de réseau d’eau potable, de prophylaxie, car tout était à faire. Il faut avoir le cœur bien sec pour l’oublier. La plupart des gens ayant suivi le cortège funèbre n’ont probablement pas lu grand-chose de Césaire, mais lui sont reconnaissant du travail social qu’il a accompli tout en les représentant, à leur sens dignement, sur la scène française et internationale. Ecrire en 1956 : « L’heure de nous-même a sonné ! », ce n’était pas anodin, c’était porteur de la revendication nationale. Là encore, Césaire était un défricheur d’une terre relativement vierge. La revendication de Lacaille et Telgard en 1870, il n’est pas prouvé que c’était une revendication de masse. Il est encore moins prouvé qu’elle aurait pu en devenir une au sortir de la période de l’Amiral Robert…

Bon voyage, grand voyageur, et merci. Vous nous avez aidés à avancer, en posant des jalons, avec les moyens dont vous disposiez, tout en faisant un travail social d’ampleur. Vous nous avez aidé à être « hors des jours étrangers », où que nous vivions.

Vous n’avez pas vraiment démérité. Vous êtes en chacun d’entre nous pour toujours.

Adieu.

FREDOLAS.

P.S.:

1- Au fait j’allais oublier de vous dire, Monsieur Césaire… Quand mon père est mort en 2002, vous étiez présent sur la place de l’Abbé Grégoire parmi la foule. Je vous ai remercié d’être venu, et j’ai ajouté : « Quelque part vous étiez notre père à tous les deux, au paternel et à moi, mais je n’ai pas eu le temps de le lui dire ». En effet, il avait été votre élève an tan Robè, ça l’avait marqué. Et moi vous m’avez puissamment aidé à ouvrir les yeux en politique.

2- J’espère que nos compatriotes ne vont pas vous déifier, vous momifier. C’est de Césaire vivant que nous avons besoin, pas de quelque chose de figé. Or votre écriture est tout sauf quelque chose de desséché : elle peut toujours nous aider. Puissent nos compatriotes se livrer à des lectures critiques et des discussions passionnées de vos textes, comme ils devraient le faire pour ceux de Fanon et tant d’autres, plutôt que de se livrer à des querelles stériles sur des noms de rues, de monuments, etc. Cela recouvre parfois des manœuvres politiciennes... Et puis, vous n’aimiez guère les honneurs, paraît-il.

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RENVOIS.

(1) PCM : Parti Communiste Martiniquais.

(2) dirigé alors par Edouard Glissant.

(3) Il est difficile de dire la part d’influençabilité et la part de libre-arbitre quand on a 16-16 ans : on est toujours un peu le produit de circonstances, et d’une histoire qu’on n’a pas faite. Alors restons lucides…

(4) Cra ! Cra ! Cra !

(5) A défaut d’intelligible.

(6) Renard avait traité Césaire d’«intellectuel complexé ». Arthur Régis répondit que Renard n’était « ni intellectuel, ni complexé »… Mi bòk, mi ! I pa té mové. Mè Rina té chèché’i !

(7) SERvice Municipal d’Action Culturel de Fort-de-France. Le centre se trouvait à la Croix-Mission, mais le Sermac avait des structures décentralisées dans des quartiers populaires.

(8) Parti Progressiste Martiniquais, créé à son initiative en 1958, un an après le PCM, indépendant du PCF.

(9) Mensonge par omission ! On passe complètement sous silence la responsabilité de la France dans le drame haïtien ! Occultée l’ «indemnité » exigée par la France à l’Etat haïtien en échange de sa reconnaissance ! Oublié l’endettement imposé à Haïti par des banques françaises pour payer cette indemnité. Cette « dette » n’a été remboursée qu’au 1er tiers du XXème siècle. Haïti a consacré une bonne part de ses ressources pendant tout un siècle à payer une pseudo-dette. La France a été pionnière dans l’endettement et le pillage du Tiers-Monde. Cachée encore le fait que pour se défendre contre d’éventuelles tentatives de reconquêtes, les régimes haïtiens après l’indépendance n’aient qu’être des régimes militaires, ce qui n’a pas facilité le développement de la démocratie formelle. Mais bien sur, cela ne disculpe par les dirigeants haïtiens de responsabilités dans l’affaire. Et on peut se demander pourquoi le Président haïtien Boyer a cédé aux pressions françaises de paiement d’une lourde « indemnité »…

(10) Politicien de droite, Miguel Laventure disait dans les 80’s que le Sermac était un « gouffre à millions ». Pour ce libéral, le service public (culturel, scolaire, de santé..) devait être non déficitaire en terme purement comptables, mais si l’apport est qualitatif ? Laventure se foutait pas mal de ce genre de politique culturelle, qui devait être financée par les transferts publics, donc par les impôts. Les gens du peuple avaient BESOIN d’un outil culturel de ce profil pour tenter d’être eux-mêmes en se désaliénant culturellement (sachant que les véritables progrès de la désaliénation passeront par la décolonisation) ? Laventure a-t-il compris que ce genre de déclarations a fait peut-être perdre des voix pour son camp ?

(11) Le PCM était déjà plus clair, revendiquant pour l’Etat autonome des compétences précisément définies. Cf la brochure de 1978 : « Les communistes expliquent l’Autonomie Démocratique et Populaire », pp 13 à 15. Un Etat à orientation anticapitaliste, où le peuple aurait eu un rôle décisif, non pas en tant que « masse » indistincte, mais comme ensemble de catégories exprimant ses besoins les plus urgents et prioritaires, non satisfaits par le régime colonial-départemental. L’ennui, c’est que le PCM, malgré ses mérites historiques dans la lutte pour défendre les plus humbles, tendait à verrouiller les processus populaires dès lors qu’il se sentait débordé, fabriquant des « traitres » (cf son attitude vis-à-vis de Césaire en 1956, refusant même d’entendre ses explications suite à sa démission du PC ; et vis-à-vis des syndicalistes indépendantistes en février 1974). Et son type de solidarités internationales convergeait assez avec l’idée du verrouillage par le haut.

(11) Car dans l’Unité entre bourgeoisie nationale « progressiste » et peuple, au nom de l’ « intérêt national du pays libéré», c’est souvent le peuple qui s’est fait couillonner. Fanon l’illustrait et l’expliquait très bien. Or il parlait en 1961. Ce qu’il stigmatisait dans les alliances avec la bourgeoisie nationale et dans les comportements de celles-ci contre les peuples, cela s’est beaucoup aggravé depuis. La nation existe, bien sûr. Encore faut-il savoir au profit de quelles couches sociales on veut qu’elle soi dirigée, sachant que certains intérêts sont inconciliables. Beaucoup d’anticolonialistes martiniquais disent qu’il faut revendiquer un Etat martiniquais, point !!! S’il suffit d’avoir un pouvoir « national » dirigé par des « patriotes » , et que le peuple des petits salatiés et des petits agriculteurs n’en tire pas quelque avantage, parce qu’exploité par ses maitres « nationaux », sa bourgeoisie « nationale », c’est au mieux, si ce n’est pas fait sciemment, une erreur d’occulter la question de la libération nationale et sociale ; mais si c’est fait sciemment, comme si la Nation transcendait les questions sociale, alors c’est une faute voire une escroquerie politique ! L’histoire des luttes de libération nationale et des « décolonisations » des XIXème et XXème siècles illustre dramatiquement à quel point les peuples peuvent être laissés pour compte par « leurs » bourgeoisies nationales. Encore une fois, Fanon évoquait largement ces problèmes dans « Les damnés de la Terre ». De fait on est souvent passé du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au droit des Etats à disposer des peuples… C’est donc bien en amont qu’il faut réfléchir et discuter de ces questions du projet de société, pour associer démocratiquement la population laborieuse à tous les choix, mettre tout en œuvre pour qu’elle prenne directement les luttes et les affaires du pays en mains, car c’est elle qui connaît ses propres besoins et c’est dans son intérêt que doit se faire la libération du pays. Et ce ne doit pas être purement formel ou démagogique : il faudra inventer les formules… Comme on le voit, il ne suffit pas de dire : « Il faut un Etat Martiniquais et on verra le reste après. » Sinon les réveils sont durs. Le Martiniquais « patriyòt » gros actionnaire d’une entreprise n’aura pas les mêmes intérêts que le « patriyòt » salarié de base de ladite entreprise. La division de la société en classes, et les intérêts de classe doivent toujours être pris en compte dans les projets de décolonisation.

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