lundi 13 septembre 2010

Hommage à Maryse CONDE

Maryse CONDE, par l’abondance de son œuvre, par l’originalité de ses positions et de ses prises de position, par la qualité de son écriture, par la richesse de sa vie personnelle, est pour moi un écrivain-continent. Cela signifie qu’elle a réussi à s’auto-créer en reniant toutes les filiations antérieures et à engendrer un monde littéraire qui a sa cohérence, sa pertinence et sa densité.

                  Elle a l’immense mérite d’avoir renouvelé la littérature caribéenne en revisitant de façon critique les voies toute tracées et en proposant des chemins nouveaux pour arpenter le monde.

                  Toute son œuvre doit à cette exigence de lucidité qui l’habite, hors toute tricherie compensatoire et toute rêverie jubilatoire. Il n’est donc pas surprenant qu’elle apparaisse, avant tout, comme l’écrivaine de la démystification dont l’humour et l’ironie mettent à mal les héroïsmes surfaits, les grandeurs pyramidales, les camouflages de la misère morale et intellectuelle que sont les vérités pompeuses et les alibis mensongers.

                  En ce sens son œuvre charroie davantage de combats qu’on ne le croit et qu’on ne le voit.

                  Combat contre l’omnipotente négritude accoucheuse d’une Afrique mythique avec notamment Kermakhonon, Une saison à Ryatta et Ségou.

                  Combat contre une conception idéaliste de l’identité antillaise avec La Vie Scélérate, Traversée de la mangrove, les Derniers rois mage, Désirada.

                  Combat contre l’effacement de la mémoire avec Moi Tituba.

                  Combat contre les utopies faciles avec la Colonie du nouveau monde.

                  Ce caractère polémique et presque militant a souvent échappé à une critique qui se laisse trop souvent abuser par la fausse sérénité affichée par le discours de l’œuvre. En effet, chacun de ses romans entreprend de faire tomber un pan de nos prisons mentales, idéologiques, littéraires et politiques afin dégager la perspective et de donner à voir la liberté du regardant et du regardé.

                  C’est cela le maître mot de Maryse CONDE : la liberté.
Non pas une liberté portée par les ailes de plomb des dogmes, non pas une liberté étroitement circonscrite à sa race, à ses origines, à son sexe, mais la liberté absolue qui fait de tout être humain une spéculation à la fois tragique et épique. Je veux dire un vivant qui forge sa beauté et sa grandeur dans l’épreuve de l’opacité du réel et dans l’inédit des situations.

                  Dès lors, elle s’emploie avec des pelletées de mots à débarrasser nos imaginaires de tous les obstacles qui empêchent la libre expression de l’humain. Et voici tout soudain, le racisme, le machisme, les mémoires mutilantes et limitantes, l’essentialisme, le nationalisme ramenés au rang de masques défigurés par l’imposture.

                  En clair, le combat de Maryse CONDE fait le pari de l’intelligence contre toutes les tenaces déclinaisons de la bêtise humaine qui encombrent l’horizon de notre fin de siècle. Il y a en cela un côté « flaubertien » de Maryse CONDE alors même que son œuvre pourrait laisser croire à une parenté balzacienne.

                  La question essentielle que se pose Maryse est la suivante : quelle part d’héritage assumer pour me débarrasser des héritages ? Autrement dit, pour être libre d’inventer mon allant et mon élan. Alors, elle s’aperçoit qu’il est des héritages truqués (la négritude, l’Afrique) ; qu’il est des héritages inacceptables (la condition de la femme) ; Qu’il est des héritages stériles (la sacro-sainte question de l’identité) ; Qu’il est des héritages occultés (la mémoire du mémorable) et qu’il n’y a qu’un seul héritage qui vaille : celui que Pavèse appelle « le dur métier de vivre ». De même que la nature fait s’entrechoquer les plaques tectoniques, de même Maryse CONDE fait s’entrechoquer les héritages et leurs fictions en faisant trembler nos certitudes.

                  Loin de moi l’idée de dessiner le portrait d’une contestataire à tous les crins qui ne saurait que s’oppositionner ! Albert CAMUS a écrit dans L’Homme révolté que celui qui dit non le dit au nom de quelque chose. Ce qui revient à penser que tout non suppose un oui caché et agissant. Lire Maryse CONDE nous impose d’exhumer ce à quoi elle dit oui dans une œuvre qui fait part belle aux incertitudes, aux doutes, à l’ironie avec un fracas d’idoles brisées. Il suffit pour ce faire de passer en revue ses cibles. Pour elle, il n’y a pas de paradis perdu et de même que Nietzche proclame la mort de Dieu, elle clame la mort du mythe compensatoire d’une Afrique exclusivement positive et essentiellement nègre. De ce fait, elle réintroduit l’Afrique dans le courant de son historicité avec ses forces et ses faiblesses. Cela signifie qu’elle réhumanise l’Afrique que la négritude avait trop souvent momifiée, réifiée et chosifiée. « La morale de Kant est pure mais elle n’a pas de mains » a fait remarquer Hegel. L’Afrique de la négritude a l’inertie de cette morale abstraite. Cela, Maryse CONDE me l’a enseigné, sans théories, mais avec le pouvoir décapant de son écriture en me plongeant dans une histoire qui comme celle des autres pays, navigue entre cruauté du réel et espérance des vivants.

                  Pour Maryse CONDE, l’identité toute faite, semblable à une armure que l’on endosse n’existe pas. Ni identité nègre, ni identité antillaise, ni identité créole ne trouvent grâce sous sa plume. Elles ressemblent trop à des leurres justes bons à cacher le sexe de nos existences. Ce qui existe, c’est d’une part la condition humaine, d’autre part la nécessité d’être en situation et enfin la capacité que nous avons d’assumer ou de fuir. Dès lors, l’identité se conçoit comme le réceptacle de l’existant tel qu’il se vit à travers de multiples expériences et des lieux divers. C’est pourquoi elle dit oui à l’interaction entre l’identité et la liberté inhérente à tout être humain. Avec elle, la partie n’est pas jouée d’avance. Elle se construit au fur et à mesure de nos avancées, de nos aventures et des avatars.

                  Pour Maryse CONDE, il n’y a pas d’essence féminine à exalter ou à dénigrer. Il y a une condition de la femme avec sa part d’oppression à refuser, de libération à accomplir et sa par d’humanité – qui transcende le sexe – à épanouir. L’homme n’est d’ailleurs jamais présenté en vainqueur dans son œuvre. Il semble tout aussi désemparé, tout aussi déconstruit, tout aussi problématique et pour finir tout aussi malheureux que les personnages féminins.

                  Pour Maryse CONDE, il n’y a pas d’enracinement primordial et partant pas de culte de la nation. On trouve, au contraire, la conscience d’appartenir au monde tel qu’il est, d’être relié malgré tout à des communautés plurielles et d’avoir à lutter, là où l’on est, pour donner du sens à sa vie.

                  L’architecture de son œuvre nous révèle qu’elle veut casser le miroir fabriqué par les histoires coloniales pour ne pas devenir prisonnière des colonisations passées, présentes et à venir. Avec Frantz FANON, elle ne veut pas être esclave de l’esclavage car elle sait que pour le colonisé, le plus difficile est de penser en dehors du cadre dichotomique fabriqué par la colonisation. Noir/blanc, maître/esclave, nègre marron/nègre soumis etc. En refusant ce cadre, elle fait exploser tous les autres proposés par les utopies de notre siècle.

                  Force est de reconnaître qu’elle ne casse pas pour casser, mais pour poser une question quasi religieuse : celle du bonheur sur terre.

                  On a beaucoup noté son ton acerbe, son pessimisme, sa critique désabusée en oubliant que tout cela est nourri par un questionnement central : la quête du bonheur.

                  Là encore, ne nous méprenons pas ! Le bonheur dont il s’agit n’est pas la béatitude d’un monde sans histoire. Il serait plutôt de l’ordre d’une possibilité de vivre pleinement sa liberté en adéquation avec les valeurs que l’on s’est données. Il serait de l’ordre de l’épanouissement, de l’harmonie, de la floraison des possibles, de la récolte de soi-même dans les jardins du monde. Pourtant, à en croire Maryse CONDE, ce bonheur là nous est refusé. Et c’est dans cette réponse négative que je vois poindre CAMUS BECKETT et peut être CIORAN aux sources de sa pensée. Le bonheur n’est pas de ce monde mais il n’est pas ailleurs. Le paradis n’est nulle part. La vie serait-elle absurde ? oui et non, nous enseigne Maryse. Plutôt non ! Vivre est toujours une quête, une errance au-delà de toutes les frontières, une désillusion programmée et en même temps refusée. De cette certitude naît une écriture qui fuit les trémolos lyriques, le réalisme merveilleux, la posture métaphysique pour mieux libérer, parfois au scalpel, le chant secret d’une conscience stoïque et caustique. Une écriture dont la beauté ne réside pas dans les effets de style mais dans l’efficacité d’une justesse du ton et dans la précision de la voix. Elle ne se préoccupe point de faire rêver le lecteur. Elle l’initie à un chemin de croix où toutes les couronnes ont des épines. Telle me semble être la grandeur de Maryse CONDE : de marcher en permanence sur le fil de la lucidité sans jamais choir ni déchoir et d’exiger de ses lecteurs le même courge de donner à chaque mot son poids (et son prix) de vérité.

  Ernest PEPIN
New-York le 3 décembre 1999

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