On mesure l’importance d’un artiste au fait que ses œuvres parviennent à toucher ceux d’entre nous qui n’ont pas la fibre artistique ou, plus exactement, qui ne portent pas d’intérêt à son domaine artistique particulier. On connaît ainsi des gens qui lisent très peu, mais qu’un livre ou deux a marqué pour la vie et qui les lisent et relisent sans cesse. Il en va de même pour la musique. Il y a des gens comme moi qui n’y connaissent absolument rien, mais qui un jour, par hasard, on entendu un son ou une voix qui les a comme tétanisés. Le jour où j’ai entendu pour la première fois «Rev an mwen» de Patrick St-Eloi (comme celui où j’ai entendu «Siwo» de Jocelyne Beroard), j’ai eu le sentiment de pénétrer, comme par effraction, dans une dimension qui jusque là m’était inconnue, voire interdite. On ne guérit pas, en effet, de cette infirmité qui s’appelle, je crois, l’absence d’oreille musicale.
Il y avait d’abord cette profonde tendresse que St-Eloi savait imprimer à notre langue matricielle, le créole, laquelle, il faut bien l’avouer, marquée par les siècles de brutalité esclavagiste, en a toujours manqué. Qu’on le veuille ou non, le créole fut longtemps, l’idiome de la résistance, du cri, de l’exhortation comme dans le «gwo-ka» ou le «bèlè» ou, à l’inverse, celle de la grivoiserie, de l’insouciance ou de la (feinte) gaieté comme dans nos vieilles biguines du temps-longtemps. Saint-Eloi, Joslin, Marthély, Jacob Desvarieux et tous ceux de Kassav ont permis au créole de pénétrer dans un nouveau territoire: celui de la tendresse créole. On comprend mieux pourquoi le public féminin de St-Eloi était si nombreux et si demandeur de ses mots qui, sans doute, réveillaient en elles ce besoin d’amour vrai qu’hélas, nous les hommes antillais, savons fort peu leur donner. Je l’ai compris lors d’un concert à l’Atrium, il y a deux ans, quand j’ai vu jeunes filles, jeunes femmes et femmes d’âge mur se lever comme un seul…homme (même la langue nous piège) pour accompagner le zouk-lover. Chanter, se balancer, taper des mains, crier même parfois. Bien entendu, je fus incapable de me joindre à elles et suis demeuré engoncé dans mon siège.
VOULOIR-EXISTER
St-Eloi avait aussi le souci des textes bien écrits, des images qui plongent dans l’imaginaire antillais, à l’inverse de la foultitude de ses imitateurs et autres épigones qui se contentent de bêler «Kè an mwen ka fè mwen mal». Le mal d’amour qu’il chantait n’avait rien à voir avec les petits «lenbé» ou les insignifiants «gwo-pwel» qui parsèment la vie de chacun d’entre nous et qui ne portent pas à conséquence. Derrière la peine de cœur, il y avait dans les textes de St-Eloi, la souffrance d’un pays, la colère sourde d’un peuple, le vouloir-exister d’une culture que le Maître a toujours méprisée et qu’il nous a malheureusement appris à mépriser à notre tour.
Nous avons mis du temps à le comprendre. Soyons honnêtes! Beaucoup d’entre nous, surtout parmi les militants nationalistes, avons été au départ contrariés (pour ne pas dire révulsés) par la chanson-fétiche de Kassav: «Zouk-la sé sel médikaman nou ni». Nous étions sensibles à la beauté de cette chanson, à son rythme extraordinaire tout en étant perplexes face au message qu’il semblait transmettre: celui de la résignation. Hormis le zouk, point de salut, avions nous compris à l’époque. Avec le temps, grâce à St-Eloi, à Béroard et aux autres, nous avons fini par réaliser que nous nous trompions sur toute la ligne. Cette phrase ne signifiait pas que nous devions cesser de lutter et nous complaire dans la seule musique, en l’occurrence le zouk, mais tout au contraire que ce dernier était le remède qui nous permettrait de retrouver l’estime de nous-mêmes. Le zouk nous donnait une force intérieure qui nous renforçait dans le combat que nous menions contre l’indignité et l’ignominie du système en place. St-Eloi nous entraînait à être nous-mêmes, à devenir nous-mêmes, c’est-à-dire Créoles, fils et filles d’un peuple mis à genoux, d’une langue et d’une culture sans cesse bafouées.
VERITE UNIVERSELLE
On comprend, là encore, pourquoi le succès de Kassav fut international et non pas simplement antillais ou hexagonal. Voir des Japonais se trémousser dans un concert alors même que leur identité est aux antipodes de la nôtre, les voir reprendre en chœur les chansons en créoles de St-Eloi et des autres, langue qu’ils ne comprennent bien entendu pas, n’est pas anodin. Tout œuvre d’art qui porte en elle la vérité de son peuple est forcément universelle: vase chinois de l’époque des Ming, statuette congolaise, masque rituel papou, tissage amérindien, fado portugais, flamenco andalou, «Don Quichotte», le Ramayana indien, légendes scandinaves etc.
Patrick Saint-Eloi s’est rapproché des étoiles. Il vit désormais parmi ses semblables. À nous, il a laissé, une intonation, un phrasé, des vocables qui continueront longtemps, très longtemps, à nous enchanter et surtout à nous rappeler qui nous sommes à l’heure où, toute honte bue, nous nous enfonçons de manière inexorable dans cette fausse modernité qui, à terme, nous conduira à la disparition pure et simple en tant que peuple.
Raphaël Confiant
18. Septembre 2010
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