Jenny est morte dit-on. Nous savons tous qu’elle fait partie de nos immortelles. Ces plantes indéracinables qui bornent nos propriétés et circonscrivent nos héritages.
Il importe que nous fassions devant ce siècle de créativité, d’expression et de don de soi, de flamboyance et de bonté étincelante, d’un peu d’imagination.
Imaginons dans la France, meurtrie par deux guerres, un bout de femme antillaise prenant à bras le corps son destin d’artiste. C’est-à-dire, affrontant sans sourciller les préjugés de l’exotisme et du racisme.
Imaginons dans une France à l’imaginaire étroit, la persévérante trouée d’une visibilité empêchée.
Imaginons dans une France machiste, ce brûlot de féminité inattendue et non conformiste.
Imaginons à l’époque où grondait Aimé Césaire, où Frantz Fanon et tant d’autres faisaient le procès des colonisations, ce poids de certitude tranquille, acharnée à être soi, rien que soi, dans un espace exclusivement dévoué aux étoiles d’une France érigée en ciel unique de l’humanité.
Imaginons ce besoin d’exister sans quémander le droit à l’existence, cette nécessité de prendre place sans y être invitée, ce devoir de s’exprimer en dehors du convenu et en même temps la simple exigence de durer.
Alors, j’imagine des combats, des révoltes, des affirmations et peut-être même des conciliations.
Nous ne mesurons pas assez ce que nous devons à ces aînés là ! C’est grande faiblesse ! Nous pontifions sur ce qu’ils auraient du faire. Nous excommunions du haut de notre présent. Nous nous faisons juges.
Moi, je vois une génération confrontée à l’innommable, à l’impensable, à l’inhumain tout simplement. Je la vois, cette génération, cherchant à inventer pour nous, au risque de se tromper, des chemins de lumière. Cherchant à nous hisser parmi celles et ceux qui ont droit de cité. Grimpant, rusant, esquivant, faisant face, faisant front, mais toujours combattant, à leur manière, le mur rigide des malentendus historiques et des décrets impitoyables.
Alors pour moi, Jenny ALPHA, Madame Jenny ALPHA, a porté sa pierre à la cathédrale inachevée de nos émancipations.
Qu’on la regarde jouer ! Qu’on l’écoute chanter ! Que l’on prenne ce qu’elle a donné sans jamais s’ériger en statue du commandeur.
Elle fut tout simplement, avec cette présence magnétique qui est en soi un beau défi. Elle fut tout simplement avec cette conscience des précurseurs. Elle fut tout uniment artiste, femme, mère, citoyenne, créole, portant son pays (et nous avec) au haut de son imaginaire.
Et nous voilà orphelins ! Orphelins de tant de grâce. Orphelins d’une courtoisie sincère. Orphelins d’un talent (certainement contrarié). Orphelins d’une posture.
Jenny ALPHA est pour moi, un roseau inspiré par la force d’habiter le champ miné d’un siècle de luttes. Ces guerres d’Indochine. Ces guerres d’Algérie. Ces guerres où les femmes payaient le prix de leur condition. Que l’on me permette de dire qu’elle fut toujours du côté de la liberté. Que l’on me permette de penser qu’elle avait, avant tout, le souci de l’humain.
L’artiste est toujours une postulation de l’impossible. La femme-artiste est toujours une irruption de l’insolence. Jenny ALPHA était une déclinaison fascinée et fascinante d’une artiste créole.
Que nous gardions en mémoire cette amitié totale dont elle gratifiait tout le monde.
Que nous gardions en mémoire son chatoiement d’ombres et de lumières.
Que nous gardions en mémoire cette traversée d’un siècle intranquille.
Que nous gardions en mémoire ce regard de chaltouné lucide et fervent.
Que nous gardions en mémoire…
Femme discrète et digne !
Femme-mémoire !
Femme douée !
Femme martiniquaise mais aussi femme-monde, je te salue !
Nous te saluons et qu’il soit écrit que tu fus le sillage d’une vocation et la force d’un lendemain.
HONNEUR ET RESPECT !
Ernest Pépin
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