jeudi 2 septembre 2010

La vie de Césaire

À la mort d’Aimé Césaire (1913-2008), Romuald Fonkoua, qui enseigne les littératures francophones aux universités de Strasbourg et de Middlebury (Vermont, U.S.A.), avait signé l’une des plus belles nécrologies alors consacrées au poète et homme politique martiniquais. Rien d’étonnant, donc, à ce que les éditions Perrin se soient adressées à cet universitaire reconnu, par ailleurs rédacteur en chef de la revue Présence Africaine, pour écrire la vie de Césaire – même si de son propre aveu, le biographe n’a rencontré son sujet que trois fois.

Après un "prologue" qui nous livre "quelques instantanés" de Césaire, sur les vingt dernières années de sa vie, l’ouvrage s’organise autour des principaux moments – et monuments – de l’œuvre littéraire, en les mettant en relation avec leur contexte historique et politique. Le Cahier d’un retour au pays natal (1939), la revue Tropiques (1941-1945), le Discours sur le colonialisme (1955), la Lettre à Maurice Thorez (1956), La tragédie du roi Christophe (1963) constituent ainsi autant de balises, dans cette vie de Césaire, que de jalons dans l’histoire littéraire et politique de la France au XXe siècle. Fonkoua est en cela parfaitement fidèle à l’écrivain qui, en fondant le Parti Progressiste Martiniquais, avait choisi "comme emblème la fleur de balisier, dont le fruit, la balise, a pour homonyme le terme désignant un repère ; le symbole est clair" (p.306). Ce faisant, le biographe rend aussi parfaitement compte de l’importance croissante qu’a pris la parole de Césaire dans l’ensemble du monde noir : celui qui proclamait, dans le Cahier, vouloir être "la voix des sans-voix", et sommer ainsi sa "négritude" de "produire de son intimité close la succulence des fruits", est en effet devenu un phare et ses vers un étendard – ceux que je viens de citer feront d’ailleurs la légende de l’affiche, dessinée par Picasso, pour le premier Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956 (p.214).

 Si les grandes étapes biographiques sont aujourd’hui aussi bien connues qu’intelligemment retracées, ici, par Fonkoua (la jeunesse martiniquaise, l’amitié nouée avec Léopold Sédar Senghor lors du passage par la khâgne parisienne, puis l’Ecole normale supérieure, le mariage avec Suzanne Roussi et les années d’enseignement et d’activisme culturel à Fort-de-France, sous l’Occupation, l’entrée en politique, de la mairie au Palais-Bourbon, et de l’adhésion à la rupture avec le communisme…), la nouveauté de l’ouvrage tient surtout à la qualité de son travail d’archives. Fonkoua a su tirer parti de documents inédits – comme le "questionnaire biographique", rempli par Césaire le 7 décembre 1945, pour le compte du Parti Communiste Français, et reproduit puis commenté pages 110 à 115 – et de divers articles de presse ou de revue – comme ceux du débat entre Louis Aragon, Aimé Césaire et René Depestre sur les rapports entre "poésie nationale" et "art poétique nègre", dans Les Lettres françaises et Présence Africaine (chapitre VI), ou encore les polémiques autour de la Lettre à Maurice Thorez, dans les journaux France-Observateur, L’Humanité, et Justice aux Antilles (chapitre VIII) pour révéler la dimension pleinement stratégique des divers positionnements de Césaire.

On voit ainsi s’opérer une double construction : l’œuvre littéraire, dans ses différentes versions, essentiellement publiées dans des revues (Volontés, pour le Cahier d’un retour au pays natal ; Tropiques, pour de nombreux poèmes ; Chemins du Monde pour le Discours sur le colonialisme ; Présence Africaine pour les pièces de théâtre…) va systématiquement de pair avec le combat politique, dans sa conquête de nouveaux statuts (comme la loi de départementalisation ou les revendications renouvelées d’une véritable isonomie entre Antilles et métropole) et ses nombreux chantiers économiques et sociaux. "Je trouve qu’il n’y a aucune contradiction entre ce que j’écris et ce que je fais, il s’agit simplement de deux niveaux différents d’action", disait d’ailleurs Césaire en 1971, dans un entretien avec Lilyan Kesteloot (p.316). Mais littérature et politique convergèrent surtout dans l’invention d’une culture et d’un art théâtral populaires nègres auxquels sont consacrés les deux derniers chapitres.

 Fonkoua laisse d’ailleurs entendre, dans sa conclusion, que c’est la vision politique propre à Césaire qui a récemment triomphé dans l’adoption référendaire, par les Martiniquais, de l’article 73 de la Constitution, contre les revendications plus radicales de certains : "Césaire avait déjà, au cours des années soixante-dix, puis quatre-vingt, souligné tout l’intérêt que l’île pouvait tirer d’un tel statut : être capable de gérer elle-même ses propres affaires dans un plus vaste ensemble français, sans toujours dépendre de lui. Rappelons que l’article 73 prévoit, d’une part, que “dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s’exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées par la loi”. […] On se trouve ici devant un statut qui ressemble fort à celui de la Constitution italienne dont avait toujours rêvé Césaire. L’avancée n’est pas majeure par rapport à l’autonomie qu’espéraient certains élus, politiques ou militants de l’indépendance de la Martinique. Mais, encore une fois, pour s’en tenir à la vision de Césaire, un statut ne fait pas une politique. Il n’est qu’un moyen pour aller vers plus d’émancipation, qui est le but ultime à atteindre"  .

Si la mort de Césaire coïncide sans nul doute avec sa patrimonialisation – avec la décision républicaine de lui accorder des obsèques nationales, et l’inscription de sa vision politique dans le marbre de la Constitution –, il faut espérer que les éditions critiques, annoncées et à venir de ses œuvres, tireront non seulement parti des voies génétiques retracées par Fonkoua, dans son histoire des différentes versions et portées des textes, mais qu’elles sauront conserver à leur auteur toute la vivacité et présence d’esprit – sans parler du sens politique – qui font le sel et le piment de cette magistrale biographie.

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