BOISSARD Un après-midi ordinaire en Guadeloupe. La ville de Pointe-à-Pitre, en pleine effervescence telle une ruche compacte exposée à l’implacable soleil des Antilles, fourmille de passants affairés , de badauds blasés évoluant dans ce cadre urbain à la fois moderne et kitsch si caractéristique des grandes agglomérations locales. Les booming-systems surpuissants équipant les véhicules des jeunes gens font résonner dans les rues les morceaux de reggae dancehall et de crunk à la mode. Le long de la Rue Frébault, des pacotilleuses et des marchands ambulants installés devant les nombreux magasins vantent à la criée les mérites de leurs produits. Il y a bien longtemps que les touristes fraîchement débarqués au Quai Lefèbvre ne s’aventurent plus aussi loin, malgré une baisse significative de la criminalité, mis en garde contre les mésaventures qu’ils risquent en s’éloignant du bateau…Tout comme certains de leurs pairs confinés dans l’espace idyllique et aseptisé des complexes hôteliers, ils ne verront sans doute jamais l’antithèse parfaite des idées reçues ancrées dans l’imaginaire collectif, ne soupçonneront jamais l’existence et la présence pourtant pas si lointaine de zones en totale rupture avec les images enchanteresses communément vendues quand il s’agit d’évoquer « l’île aux belles eaux ». Comme la cité Henri IV, fièrement rebaptisée « Washington » par les jeunes qui l’habitent. Comme celle de Mortenol. Ou, pire, comme le ghetto de Boissard, adjacent à ‘Lapwent’... Le mot est lâché : Boissard. Le nom. Le quartier. Le mythe. Implanté sur la commune des Abymes, ce quartier fut autrefois littéralement considéré comme un véritable bidonville. Au début des années 90, période où la mauvaise réputation de l’endroit est à son apogée, plus de 7000 habitants y sont recensés par l’INSEE, des hommes et des femmes vivant pour nombre d’entre eux dans des cases et des habitations de fortune, derrière les planches et sous la tôle, parfois sans eau, électricité ou installations sanitaires… Boissard accueille une population démunie, l’insalubrité gangrène cette zone défavorisée où les occupants vivent à la dure et doivent quotidiennement faire face à la pauvreté. Autochtones comme étrangers, parfois en situation irrégulière, y mènent la vie des laissés-pour-compte, avec tous les travers qu’elle comporte. Ce regroupement d’habitats misérables et ce dédale de ruelles exiguës est devenu un ghetto, assimilé à un coupe-gorge et à une zone de non-droit où ont cours toutes sortes de malversations. 2006. Accéder au site n’est pas chose évidente vu l’indéniable et l’apparente réclusion qui le caractérise. Se dressant à l’une des entrées du quartier, un large panneau prône la lutte contre l’insalubrité et annonce son « éradication ». Des infrastructures modernes semblent avoir fait leur apparition dans les environs. Depuis plusieurs années, Boissard fait en effet l’objet d’une politique de réhabilitation et de rénovation urbaine; de nombreuses cases ont été rasées dans cet élan de progrès et leurs propriétaires ont été relogés suite à la démolition de leur abri. La construction de HLM, rappelant les immeubles d’une cité voisine, Lacroix, est en chantier et l’on prévoit qu’à terme ceux-ci représenteront le nouveau visage de ce territoire si décrié. Un peu plus loin, quelques rudeboys ont investi le coin de petites allées cahoteuses et tiennent leur marchandise à la disposition des consommateurs intéressés. Un homme aux longues dreadlocks se lave à un point d’eau public. Des carcasses de voitures jonchent ça et là les environs et des mornes s’étendent depuis les voies principales, compliquant la configuration déjà peu orthodoxe de l’ensemble. L’atmosphère n’est pas oppressante, mais pourtant difficile de s’enfoncer très profondément dans ce milieu si particulier. On ne dénombre pas un homicide par jour à Boissard. Le quartier ne défraye pas régulièrement la chronique judiciaire des médias locaux. Néanmoins nul n’ira se pavoiser là-bas, de manière anodine, sans raison explicite. Un chanteur de reggae antillais faisait état lors d’une récente discussion de localités propres à la Jamaique où même les jamaïcains n’auraient pas idée de se rendre. Boissard représente leur équivalent Guadeloupéen… Isolé, frappé de plein fouet par le chômage ou le manque de ressources, il est aisé d’imaginer les dérives que l’on peut rencontrer sur place. Les mauvaises langues parlent de business en tous genres. Certes, on peut craindre le pire en voyant errer dans l’En-Ville les silhouettes décharnées et zombifiées des « paros », ces accros au crack, à la « roche » comme on dit ici, devenus malheureusement familiers de certains paysages citadins. Nous ne serons pourtant jamais les témoins d’une quelconque transaction de cet ordre lors de nos différents passages dans le périmètre… L’une des membres d’une association caritative basée en milieu urbain confirme la difficulté d’évoluer dans cet univers singulier et évoque les particularités inhérentes au travail effectué sur le terrain. Deux années de présence sur le site à son actif durant lesquelles elle poursuivait jour après jour les même missions : accompagnement au quotidien, procédures de relogement, aide vis-à-vis des démarches administratives et des formalités (régularisation de situations, demandes d’allocations) … Elle décrit les liens affectifs tissés avec les personnes vivant au cœur du ghetto, le labeur de longue haleine que représente le relogement et les 300 cas suivis avec succès depuis leurs débuts, mais aussi le découragement parfois ressenti face à la difficulté de faire bouger les choses ou la peine éprouvée à la vue des conditions de vie des gens du quartier. « C’est parfois dur de voir comment ces personnes vivent » confie t-elle, « et je peux vous assurer qu’après vous n’avez pas envie de jeter la moindre miette se trouvant au fond de votre assiette et que vous remerciez le ciel d’avoir un toit décent au dessus de votre tête. » Situé à proximité d’un établissement scolaire, le local du Comité de quartier de Boissard arbore toutes sortes d’affiches présentant les différentes activités proposées à ses voisins. Cette association, créée en 1978 puis officialisée en 1988, lutte sur plusieurs tableaux et intervient à des niveaux aussi louables et divers que l’aide aux personnes en difficulté, la formation, l’insertion et la réinsertion de jeunes et d’anciens détenus, la mise en place de systèmes de cours pour adultes et de soutien scolaire ou l’accueil d’enfants en CLSH à prix très modérés. Vêtu d’un T-shirt sensibilisant à la lutte contre la drogue -le cheval de bataille de l’association- et entouré de dossiers, le président s’affaire dans son bureau. « Il y a du pain sur la planche ! » nous confie t-il. Déterminé, il évoque le dénuement, le désarroi de certains chefs de famille, le cas d’adolescents qui vendent des substances illicites pour faire vivre les leurs et regrette que l’on ne mette pas l’accent sur la prévention contre la demande de drogue et les causes de sa consommation. L’homme est amer et remonté contre les décideurs politiques, apparemment dérangés par les problèmes évidents soulevés par le Comité. Il dénonce l’immobilisme de ces derniers et l’indifférence du maire, avare d’efforts et peu soucieux du sort de cette partie de ses administrés, refusant tantôt de mettre à leur disposition certaines installations municipales ou dénigrant les jeunes gens du quartier. «Monsieur le maire refuse de s’occuper de la jeunesse, il s’en fout ! » assure notre interlocuteur. « Nous avons été cadenassés et nous sommes livrés à nous-mêmes, alors nous essayons de développer nos propres structures pour ne plus avoir à compter vainement sur les autres. » Il tempère la violence des jeunes guadeloupéens par rapport à ceux de l’Hexagone et souligne que ceux-ci expriment leur malaise par ce biais, tout en exposant ses craintes pour les temps à venir si rien de concret n’est opéré : « Les jeunes auraient pu (...) le feu depuis longtemps. Il faut s’attendre à ce que ça explose, passivement ou activement… ça va péter et quand ça arrivera tout le monde sera touché, ça ne restera pas confiné dans les quartiers…» Boissard. Le nom. Le quartier. Le mythe. Quel avenir pour cette zone dont la réclusion et la basse condition semblent finalement être les plus grands maux? Les limites de la réhabilitation pointent déjà le bout de leur nez. Certains parlent d’une rénovation mal gérée, d’autres restent dubitatifs quant à la démolition pure et simple des cases et auraient préféré leur remise à neuf. On pointe du doigt un certain manque d’humanité chez les organismes partenaires de l’opération ; le déracinement lié au relogement serait parfois mal vécu par les intéressés, comme cet homme qui décéda dans la semaine suivant son déménagement après 20 ans passés dans le ghetto et ce qui était devenu son foyer ; certaines personnes auraient été simplement replacées dans des cases proches de leurs habitations d’origine et non dans les logements fonctionnels prévus. A Lacroix, des familles relogées seraient menacées d’expulsion suite à l’impossibilité pour ces individus de s’acquitter du loyer requis. Les bâtiments en construction dans les environs annoncent que l’on se dirige inéluctablement vers un changement morphologique des lieux : une nouvelle forme d’exclusion ? Je remercie entre autres Mr Christian Vincent,le comité de quartier de Boissard,Glawdys de l'association "Contact Rue" et tous les habitants de Boissard pour leur accueil et leur aimable coopération.
Maqflah