J'appartiens à cette génération d'Africains qui a connu le travail forcé sur les routes, le recrutement des tirailleurs dans les villages, pour l'armée coloniale. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la même génération s'est retrouvée à l'école primaire où on lui demandait de chanter à la gloire de la France : «Maréchal nous voilà !» Il fallait, à cause du choix politique français de l'époque, éviter de prononcer le nom du général De Gaulle. On exigeait de dénoncer les parents qui avaient commis l'imprudence de se rendre en Gambie, colonie anglaise considérée comme une alliée des ennemis.
Un peu plus tard, les mêmes écoliers africains reçurent l'ordre de déchirer toutes les photos du Maréchal Pétain, ancien chef de l'Etat devenu un traître aux yeux du nouveau régime français. Sa devise "Travail - Famille - Patrie" fut interdite et remplacée par celle du pouvoir qui venait de s'installer : "Un seul combat pour une seule patrie". "La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre". Ainsi donc nous appartenions à une jeunesse mal assise, ballottée au gré des humeurs de la France que nous appelions la Métropole pour l'opposer aux colonies.
La situation de rabaissement de l'homme était un sort commun qui ne se limitait pas aux villages de la brousse. Je me souviendrai toujours de ces matins de décembre, lorsque, transis de froid, nous attendions l'ouverture du portail de notre école à la rue de Thiong. Nos yeux d'enfants restaient fixés sur la longue file des prisonniers enchaînés, escortés par des gardes. Elle passait devant nous, pour se rendre au tribunal. Elle traversait tous ces quartiers populeux de Rebeuss, avant d'arriver au bâtiment abritant le ministère actuel des Affaires étrangères. C'était alors le Palais de justice. Notre génération a vécu la dure grève des cheminots à travers les soucis de parents d'alliés, ou de simples voisins ou connaissances. Sembène, le romancier bien connu, a fixé l'événement dans les Bouts de Bois de Dieu. Nous avons été témoins de la résistance, de la bravoure, de l'esprit de sacrifice des femmes de cheminots.
Petit à petit, abordant les études supérieures et secondaires, ma génération a pris conscience de la situation faite à l'Afrique. Certains évènements majeurs allaient s'incruster dans l'esprit des gens et aider à façonner les comportements. On apprit que deux poèmes de Fodéba Keïta étaient interdits par les autorités coloniales, sous peine d'arrestation. Il s'agissait de Minuit et Aube Africaine que l'écrivain guinéen avait fait graver sur un disque. Les militants politiques prenaient le risque de les écouter dans le secret de salons bien fermés. J'appartiens à la génération du Rassemblement démocratique africain dont la création a impulsé le mouvement de libération dans les colonies françaises. Nous avons eu le privilège d'assister aux meetings des syndicalistes les plus radicaux de la Cgt à la place de Mbott, au champ de courses. Nous avons eu la chance de voir défiler chez Joseph Corréa, un grand militant du Rda, à la rue Escarfait, tous les leaders de la lutte anticoloniale. L'on nous montrait les Gabriel d'Arboussier, Djibo Bakary, James Benoît, Abdoulaye Guèye Cabri, As Koum, Doudou Guèye, Thierno Bâ, Amadou Ndéné Ndaw, Doudou Soumaré, Houphouët, Ouezzin, Mamadou Konaté. Nous ne pouvions retenir tous les noms. Mais malgré notre jeune âge, nous avions compris que l'Afrique occidentale, équatoriale et même les Antilles se retrouvaient dans les réunions ou les rencontres tenues chez Joseph Corréa.
Le centre Daniel Brothier venait d'ouvrir ses portes et donnait l'occasion aux Africains, lors de conférences et de débats, de dire tout haut ce que tout le monde murmurait. Une génération à la croisée des chemins et des destins. Période de bouillonnement intellectuel et politique. Multitude de journaux. Combat anticolonial. Participation de syndicalistes et agitateurs communistes français.
C'est à ce moment précis d'une jeunesse qui se cherche, hésitant entre le flou et l'excès que j'ai rencontré l'œuvre d'Aimé Césaire. Ce fut d'abord à travers la lecture de l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold S. Senghor en 1948. Il faut tout de suite avouer que je n'avais pas saisi le sens des mots, encore moins l'importance du message. Plus tard, je donnerai raison à Senghor lorsqu'il affirme que, dans le domaine de l'Art, il s'agit moins de comprendre que de saisir, d'embrasser, de frémir, de se laisser séduire !
D'emblée, les extraits du Cahier d'un retour au pays natal entrèrent dans ma complicité. La nudité de l'Afrique, le manque de civilisation et de culture, dont le colonialisme nous accusait, devenait sous la plume d'Aimé Césaire une espèce de revendication, de fierté. Depuis lors, j'ai presque lu toute l'œuvre du poète antillais.
Insister sur cette sorte de survol des événements politico-syndicaux qui ont marqué notre adolescence, c'est également souligner l'importance du rôle joué par l'œuvre de Césaire dans la formation des gens de ma génération. Ce fut au Centre Daniel Brothier, lors des conférences organisées à l'époque, que nous avons vibré en entendant la poésie de Césaire.
Un certain Traoré dont nous n'avons même pas retenu le prénom, était très célèbre en milieu étudiant et élève, avec sa femme Française communiste et professeur d'anglais. Il avait l'art de perturber les conférences. Pas pour dire n'importe quoi, encore moins jouer au savant. Mais en pleine période coloniale, quand Traoré intervenait, ses phrases suscitaient l'adhésion des colonisés et la réprobation des colons. Il constituait un véritable cauchemar pour certains conférenciers africains qui n'osaient pas s'attaquer à la politique coloniale de la France. Arborant son nœud papillon tout rouge, Traoré concluait ses interventions par des vers tirés du Cahier d'un retour au pays natal. Un véritable récital. Pour les jeunes élèves et étudiants que nous étions, des colonisés aspirant à la liberté, dans cette ambiance de meetings politiques, de grèves et d'arrestations qui sévissait en Afrique, avec l'écho des fusillades de Dimbokoro, de Seguela, la marche des femmes à Grand Bassam, les vers de Césaire dits par Traoré provoquaient un effet indescriptible. Il y avait une nette différence entre lire les poèmes dans l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache et avoir la chance d'entendre les phrases de Césaire tomber de la bouche de Traoré. Cela d'autant plus qu'il commençait toujours par une attaque contre le colonialisme ou une dénonciation de l'attitude du gouverneur général de l'Afrique occidentale française.
La thèse de Liliane Kesteloot en 1961 constitue une étape importante dans notre connaissance de l'œuvre de Césaire. L'étude qu'elle consacre au poète antillais dans la collection "Poètes d'Aujourd'hui chez Seshers", demeure la pierre angulaire dans la compréhenssion des écrits de Césaire.
En peu de mots, ce que toute une génération ruminait, faisait surface. Le commerce triangulaire du temps de l'esclavage, les exactions coloniales, les guerres de 1914-18, 1939-45, les humiliations, l' ypocrisie, le racisme déguisé, l'ingratitude, le dénigrement érigé en système de gouvernement. Pour les intellectuels africains, Césaire reste le porte-parole de tous les opprimés à cause de la justesse de sa parole, le Discours sur le colonialisme n'est pas seulement un cri du cœur. Il ne se limite pas au symbole de la révolte et du dégoût devant la bêtise et l'injustice. C'est surtout une étude méthodique des rouages de la colonisation. Lettre à Maurice Thorez a eu un écho extraordinaire en milieu étudiant après les événements de Budapest. Il faut dire qu'à l'époque, le marxisme était la seule référence. Sans avoir assimilé la philosophie de Marx, la plupart des intellectuels des années 50-60 ont avoué leur dû à l'auteur du Capital. Pour certains, l'Union soviétique qui symbolisait la perfection, ne pouvait faire d'erreur. Alors quel déchirement. Ainsi Césaire, poète antillais vénéré pour son attitude anticoloniale, mais aussi pour son militantisme dans les rangs du Parti communiste français. Le parti des ouvriers et des opprimés qui s'est opposé aux guerres coloniales menées par la France en Indochine, au Maroc, en Tunisie à Madagascar, en Algérie. Le parti des insoumis, ces soldats qui refusèrent de participer à ces guerres. Le parti de la Résistance qui compte le plus grand nombre de fusillés par la Gestapo et les Ss Allemands. Comment Aimé Césaire pouvait-il envoyer sa lettre de démission à Maurice Thorez, le secrétaire général de ce parti ? Les étudiants africains les plus radicaux ne comprirent pas.
Plus tard, l'histoire donnera raison à Aimé Césaire. Il a compris assez tôt qu'on ne peut pas réaliser le rêve de l'humanité en écrasant la justice. Son ouvrage politique est aussi une leçon pour ma génération. Sans trahir sa pensée ni son style, il a choisi de dire son désaccord pour être en paix avec sa conscience pour mieux se sentir libre de contribuer son combat de toujours. Aider ses semblables à garder confiance en eux pour se rendre maîtres de leur destin. Il n'est pas exagéré de dire que l'Afrique reste le centre de gravité de ce poète antillais. Une Afrique perçue comme un continent qui mériterait d'avoir un sort différent de celui qui le ronge présentement. Et cela, c'est le théâtre de Césaire qui va le montrer. L'écrivain choisit le chemin de l'art dramatique pour mieux atteindre son peuple et traduire ses aspirations. C'est la première fois qu'on a réussi l'explication du vocabulaire des images et des symboles de l'univers césarien. Naturellement, cela ouvrira la voie aux travaux de Zadi Zaourou et à beaucoup d'autres publiés en français et en anglais. L'œuvre de Césaire va accompagner la maturation de la prise de conscience politique de toute une génération. Bien qu'il ait fait de l'esclavage, de l'asservissement, de l'exploitation, de la colonisation le sujet majeur de ses préoccupations aussi bien dans le Cahier d'un retour au pays natal que dans ce qui suivra, Aimé Césaire n'en demeure pas moins un humaniste. Il s'est toujours refusé à s'identifier à une race pour condamner tous ceux qui ne lui ressemblaient pas. Pour lui, la défense des Africains, des Nègres, la revendication pour leur dignité, tout ceci n'est qu'une étape sur le chemin de l'être humain. Ce qui intéresse Césaire, c'est de réconcilier l'homme avec lui-même. Qu'il perde un peu ce qu'il y a de bestial, de dictatorial en lui. Qu'il découvre que celui d'en face n'est forcément pas un ennemi.
Cependant, Césaire ne se fait pas d'illusion. Il n'est pas celui qui tend l'autre joue. Il ne suffit pas de pardonner à l'autre pour qu'il change, accepte notre point de vue et travaille à reconstruire un monde de compréhension réciproque. La violence révolutionnaire est parfois inévitable. Et les chiens se taisaient a fourni des extraits pour les récitals organisés par les étudiants africains lors des Nuits d'Afrique sous l'égide de la Feanf (Fédération des étudiants d'Afrique noire en France), Ie personnage du rebelle restait fascinant pour ces jeunes.
A côté de son essai, Toussaint l'Ouverture, consacré au grand Nègre d'Haïti, Césaire a contribué à «réveiller» ma génération par deux publications : Discours sur le colonialisme et Lettre à Maurice Thorez. Je connais des gens de ma génération capables de réciter des passages entiers tirés du Discours sur le colonialisme. A part Le sang de Bangdoeng, publié par un groupe d'étudiants africains, sous l'égide de la Feanf, publication interdite à l'époque par les autorités françaises, le Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire constitue la Parole la plus importante dans le combat pour l'indépendance. Il n'y a que Nations Nèqres et Culture de Cheikh Anta Diop et peut-être les Damnés de la terre de Fanon qui ont eu autant d'écho en milieu intellectuel.
Dans un style dense, élégant et percutant, Césaire venait de dire son fait au colonialisme. Les thèmes abordés soulignent l'importance que l'auteur accorde à la libération de l'homme noir. Dans le Roi Christophe, il peint une figure de légende, de grandeur, d'honneur. Cependant, il ne s'agit pas d'encenser ce personnage de héros du peuple haïtien. Césaire veut surtout insister sur ses limites, sa mégalomanie, son népotisme, son goût exagéré du pouvoir. La pièce de Césaire prend prétexte de l'échec de Christophe de ses trébuchements, ses manquements pour lancer un "cri d'alarme" en direction des régimes africains modernes. Après l'indépendance, l'enthousiasme populaire a porté au pouvoir des gens auréolés d'un passé de résistants anticolonialistes. Hélas, ils se sont retrouvés avec toutes les tares de Christophe. Césaire voudrait peut être que son œuvre serve de balise, une sorte de phare pour dire "attention" aux dirigeants africains.
La mort de Patrice Lumumba, cet espoir assassiné au Congo, donne l'occasion à Césaire de redire son amour pour le continent et sa tristesse devant tant de gâchis. Jusqu'à quand la trahison interne venant de nos propres frères, alliés aux ennemis de l'Afrique, continuera t-elle à se nourrir de nos cadavres ?, semble se demander le poète antillais. La Tempête inspirée du théâtre de Shakespeare, traitant des relations entre le maître et l'esclave, ou, le colonisateur et le colonisé, ne vise pas autre chose.
Comme on le voit, dans toutes ses œuvres, quel qu'en soit le genre, Aimé Césaire reste égal à lui-même. Un écrivain qui sait que la notion de l'art pour l'art est inconnu dans sa culture.
Pourtant, Aimé Césaire demeure le plus grand poète de langue française vivant. Ceci est également un exemple pour ma génération. Aimé Césaire nous montre que son écriture engagée ne saurait se réduire en une affiche alignant les maux du peuple noir, ni une litanie de récriminations contre le Blanc. Il s'agit avant tout d'une œuvre de beauté, une maîtrise du vocabulaire où les mots sont tissés comme les fils d'un pagne Manjak. L'autre leçon essentielle que ma génération retient de Césaire, c'est que la haine ne bâtit rien de durable et qu'il est indigne d'un être humain de haïr son prochain. Libérer le Noir, libérer le colonisé, c'est en même temps libérer le Blanc et tous les frères. Car tant qu'il y a sur terre un être humain écrasé, à cause de ses opinions, de ses croyances, de sa race, aucun homme n'est libre, telle se résume la pensée de Césaire qui comme il le dit dans un poème :
Hors du ceste
il tend la main à toutes les
Mains fraternelles du monde
Blanches
Brunes
Jaunes
A toutes les mains blessées du monde.
Aimé Césaire, ce grand tambourinaire, dont le rythme et les images ont, comme une coulée de lave, façonné nos consciences. Prince des troubadours du siècle, initié au secret de la magie du mot qui bouleverse, soulève et pousse vers le combat contre l'injustice et l'opprobre.
Cheikh Aliou NDAO Dakar, Décembre 2005
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