Vous qui avez tant contribué, depuis un demi-siècle, par vos livres et vos poèmes, à réveiller ceux qui subissent le racisme, croyez-vous, à l'heure de la conférence de Durban, que ce mal soit toujours aussi puissant?
Je ne sais pas s'il est toujours aussi puissant mais, en tout cas, il n'est pas mort. Il a évolué, il prend de nouvelles formes. Bien entendu, il n'y a plus la traite des nègres, mais ce n'est pas pour autant que leur sort soit devenu aujourd'hui normal, humainement digne. Le racisme est encore une réalité même s'il varie selon les pays.
A Durban, un certain nombre d'ONG n'ont pas hésité à accuser l'Etat d'Israël de racisme antipalestinien...
Ce n'est évidemment pas par racisme que l'Etat d'Israël agit comme il agit contre les Palestiniens. Ce n'est pas parce qu'ils sont arabes! C'est un Etat qui se sent menacé et donc se bat par tous les moyens. Bien sûr, il y a des dérives, mais ce n'est pas parce que les Palestiniens sont de telle race ou de telle couleur. Le mobile, ce n'est pas le racisme, ce serait plutôt le nationalisme.
Etes-vous favorable à des réparations pour les peuples victimes du racisme?
Il est déjà très important que l'Europe en soit venue à admettre la réalité de la traite des nègres, ce trafic d'êtres humains qui constitue un crime. Mais je ne suis pas tellement pour la repentance ou les réparations. Il y a même, à mon avis, un danger à cette idée de réparations. Je ne voudrais pas qu'un beau jour l'Europe dise: «Eh bien, voilà le billet ou le chèque, et on n'en parle plus!» Il n'y a pas de réparation possible pour quelque chose d'irréparable et qui n'est pas quantifiable. Reste que les Etats responsables de la traite des nègres doivent prendre conscience qu'il est de leur devoir d'aider les pays qu'ils ont ainsi contribué à plonger dans la misère. De là à vouloir tarifer ce crime contre l'humanité...
L'Afrique garde-t-elle encore des séquelles de ce trafic d'esclaves des siècles précédents?
C'est évident. On a vidé un continent en déportant ses populations, ses forces vives. On l'a donc affaibli durablement. A l'heure actuelle, la plupart des habitants des Antilles sont les descendants de ceux qui ont subi la traite des nègres. Des peuples nouveaux sont nés mais, malgré tous les efforts qu'on a faits pour oublier, tout cela reste gravé au fin fond de notre mémoire. On ne peut pas oublier et il ne faut pas oublier. La réalité la plus profonde de l'homme, elle est là. Je sais que j'ai été déporté, je sais que j'ai été séparé de moi-même, je sais que j'ai été humilié.
La xénophobie est-elle une nouvelle forme de racisme?
Non, il faut être précis dans le vocabulaire, la xénophobie, c'est le mépris, voire la peur de l'autre. Ce peut être fondé sur la couleur de peau, mais pas forcément sur elle. C'est le refus de l'autre. Il faut habituer l'homme au respect de l'autre.
Avez-vous rencontré aussi un racisme anti-Blanc?
Moi, je ne suis pas raciste anti-Blanc. Il y a des Blancs que je déteste mais ce n'est pas du tout parce qu'ils sont blancs! Je suis un homme de cultures avec un «s». Je crois et respecte les cultures européenne, grecque, romaine. Je ne les renie pas du tout, c'est très enrichissant. Il y a aussi une culture africaine. Il y a une culture chinoise, indienne. Je respecte profondément tout ce que l'homme a fait pour rendre la vie vivable et la mort affrontable. Tous les hommes, tous les continents ont essayé d'agir en ce sens et cet effort extraordinaire de tous ces groupes humains mérite d'être étudié, car l'on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de ressemblances. Et c'est cela qui fait l'humanité.
La créolité et l'africanité, est-ce la même chose?
La créolité, c'est le fait d'être né ici. Il y a des Noirs ou des Blancs créoles. C'est une société plurielle. Mais si je dois faire un reproche à certains créoles, il s'adresse à ceux qui s'affirment créoles pour mieux prendre leurs distances avec le continent africain, le continent originel.
Il y a un ressentiment des Antillais à l'égard de l'Afrique?
Oui, un sentiment inconscient. Je me souviens d'avoir rencontré, pas très loin de la rue d'Ulm, à l'époque à j'étais à l'Ecole normale supérieure, un grand gaillard parfaitement noir, très diplômé et dont je tairai le nom. Cet Antillais s'est approché de moi et m'a dit: «Césaire, j'aime beaucoup ce que tu fais, mais pourquoi cette hantise de l'Afrique?» Il a alors essayé de me convaincre que l'Afrique, c'était précisément celle qu'il nous fallait oublier. Cela m'a profondément choqué. L'Afrique est une terre de souffrance, d'humiliation. Je préfère la voir comme une terre de dignité, une terre d'espérance. Un des maux dont nous avons souffert du fait de la colonisation, c'est l'aliénation. C'est-à-dire l'oubli de soi-même, de ses racines.
b>Etes-vous inquiet pour l'Afrique?
Je suis inquiet car c'est une chose très importante d'avoir chassé le colonialisme, mais il y a d'autres combats à mener, notamment contre les rivalités, la guerre des ethnies. Il faut que les Africains, les descendants d'Africains, nous luttions contre nous-mêmes pour surmonter ces clivages existants et hérités du passé. Il faut aussi lutter contre l'afropessimisme.
«Que les Antillais soient des hommes responsables de leur destin»
Vous êtes inquiet pour l'avenir du continent africain. Le seriez-vous aussi pour celui des Antilles?
C'est une terre menacée et fragile, mais il faut être confiant. Il y a encore beaucoup de progrès à faire, car tous les hommes ont droit au développement de la culture, à la dignité. Le régime colonial était fondé sur l'irresponsabilité: d'un côté, les maîtres, qui étaient là pour diriger, de l'autre, les subordonnés, qui devaient obéir. C'était intolérable. Ce qu'il faut, c'est qu'aujourd'hui les Antillais soient des hommes responsables de leur destin. On ne va pas passer notre temps à gémir, à quémander. Nous ne voulons pas être, selon la fameuse formule, «des mendiants exigeants et ingrats», ni «les danseuses de la République». Il faut prendre notre destin en main tout en acceptant de faire partie d'un grand ensemble français. Il s'agit de parler franchement à nos amis qui sont des partenaires, il faut travailler tous ensemble pour faire de l'homme antillais un homme responsable, un homme à part entière. Pendant des siècles, nous les Martiniquais avons lutté pour la liberté alors que nous étions des esclaves. En 1848, ce fut le résultat de la lutte incessante et des révoltes des nègres, même si les abolitionnistes européens nous ont aidés à conquérir notre liberté.
Après la liberté, nous avons eu un autre objectif: l'égalité. Quand la Martinique, après la Seconde Guerre mondiale, a voulu devenir un département français, c'est moi qui ai été le rapporteur de la loi. En 1945, quand on m'a pressenti pour cette mission, j'ai hésité, car j'ai pensé à nos ancêtres, à notre identité et à ce qu'il en resterait si nous devenions des Français à part entière. Mais je me suis rendu compte que c'étaient les gens du peuple qui tenaient le plus à ce que la Martinique devienne un département français. Il faut toujours faire attention à ce qu'il y a derrière les mots. Ainsi, pour eux, cela signifiait en réalité devenir les égaux des Français de France, avec les mêmes droits sociaux, les mêmes salaires. J'ai donc voulu qu'il y ait une formule nous permettant de garder notre identité, de rester nous-mêmes tout en étant solidaires des autres.
Comment vivez-vous aujourd'hui ce qui se passe en Corse, cette autre île qui est aussi un département français?
Il y a des traditions propres à la Corse. Je constate les difficultés des hommes politiques français face au problème corse. Il faut que la France fasse preuve à la fois de sagesse et de générosité pour essayer de trouver un statut raisonnable. C'est vrai aussi en Martinique, il y a un problème d'identité, mais une solution fondée sur la violence ne peut pas être une bonne solution, ça je ne le crois pas.
Qu'est-ce que cela signifie pour la Martinique: «Régler son problème d'identité»? Cela veut-il dire être autonome, indépendant?
Pour moi, c'est être autonome, au sens politique du terme. La France a toujours été en retard dans ce domaine-là. Il y a certes des progrès, mais il y a le poids de l'Histoire: «La République est une et indivisible...» Ça avait sa grandeur car, au XVIIIe siècle, on croyait à l'universalité. Souvenez-vous de Saint-Just, conventionnel admirable, arrivant en Alsace et de son étonnement en découvrant l'influence germanique et la langue alsacienne: «Que ne parlent-ils français si leur coeur est français?» Voilà, il lui manquait le sens du régional, du particulier...
Aujourd'hui, la République est une, mais peut-elle être divisible?
Bien sûr qu'elle est divisible! C'est un phénomène général. On assiste, à l'heure actuelle, au réveil des identités: les Basques veulent être basques, les Bretons veulent être bretons. Ici, pendant très longtemps, les Martiniquais n'avaient qu'une obsession: «Etre français! Etre français! Etre français!» Maintenant, ils veulent aller plus loin: il ne serait pas sage de ne pas tenir compte de ce réveil des identités...
André Breton a dit de vous: «C'est un Noir qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un Blanc pour la manier...» Alors, l'orfèvre que vous êtes est-il inquiet pour l'avenir de la langue française?
Il faut inventer des mots nouveaux car il y a des réalités nouvelles qu'il faut bien nommer. Il convient de lutter pour défendre notre langue. La francophonie peut aussi être un lien, un facteur de solidarité. Nous avons intérêt à créer entre pays francophones une communauté d'intérêts. Avec tact et délicatesse. Nous avons quelque chose en commun, une culture, une histoire... Vous croyez que cela m'est indifférent de lire Rabelais? Bien sûr que non! De même, je ne suis insensible ni aux malheurs, ni aux victoires français auxquels nous, Martiniquais avons participé au nom d'idéaux qui souvent sont aussi les nôtres...
Créer un poème et créer une ville,
c'est un peu la même chose.
Vous avez été le maire de Fort-de-France pendant cinquante-six ans, jusqu'en mars dernier... Désormais, vous avez plus de temps à consacrer à la poésie?
A longueur de journée, je suis encore assailli par les problèmes de mes anciens administrés. Le peuple martiniquais est un peuple que j'aime profondément, je suis soucieux de son avenir. Et Fort-de-France est une ville dont je connais l'histoire. Rien de ce qui est martiniquais ne m'est indifférent. La poésie? Il n'y a pas d'antinomie entre l'activité poétique et l'activité municipale. Créer un poème et créer une ville, c'est un peu la même chose. Ce qui m'anime, c'est la volonté de créer, la volonté de faire, de bâtir dans le présent, dans l'avenir... Enfin, être poète, c'est aller au plus profond des choses et de soi-même... C'est en lisant mes poèmes que je me connais, que je retrouve mes fantômes et mes fantasmes...
Que dites-vous aux jeunes Martiniquais qui viennent solliciter vos conseils pour cheminer dans l'existence?
J'évoque un de mes professeurs de philo au lycée Louis-le-Grand. Il nous disait que Kant ramenait tout à ces trois questions fondamentales: Qui suis-je? Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer? Eh bien, je crois que c'est encore valable et voici mes réponses: Qui suis-je? Un nègre martiniquais. Que dois-je faire? Me conduire en homme digne de ce nom. Que m'est-il permis d'espérer? Le développement de l'homme, la solidarité avec l'humanité. Et si demain les Martiniquais doivent garder un souvenir de moi, je souhaite que ce soit simplement celui d'un homme qui les aimait et, avant toute chose, se sentait membre de leur communauté.
propos recueillis par Alain Louyot et Pierre Ganz, parus dans l'Express du 13/09/2001
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