mercredi 30 mai 2007

Césaire, historien des disparus

Une rencontre d’hommage fraternel se déroulait il y a quelques jours à l’initiative des associations Espaces Marx, Survie et Biens publics.

Nègre je suis, nègre je resterai, par Aimé Césaire et Françoise Vergès, Éditions Albin Michel, décembre 2005, 152 pages, 14 euros.

En ces temps quelque peu empuantis par les envolées pseudo-lyriques des partisans de la loi sur les « bienfaits » de la colonisation française, cette publication d’entretiens d’Aimé Césaire avec l’historienne Françoise Vergès s’apparente à une bouffée d’oxygène. Soulignant qu’Aimé Césaire fut, en 1955, l’auteur du Discours sur le colonialisme, Françoise Vergès invite à « une lecture ni nostalgique ni idolâtre de son oeuvre, mais une lecture restituant une voix qui, dans toutes ses contradictions, témoigne de son siècle, celui de la fin des empires coloniaux et des questions qu’elle pose, l’égalité, l’interculturalité, l’écriture de l’histoire des anonymes, des disparus du monde non européen ». Dès sa première oeuvre, sans doute la plus célèbre, Cahier d’un retour au pays natal, l’écrivain avait ainsi défini son ambition littéraire : être « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ».

Entre le poète martiniquais et l’universitaire réunionnaise, le thème de l’esclavage est tout naturellement récurrent (comme les Antilles, la Réunion est née de la traite négrière, prolongée, après l’abolition de l’esclavage, par « l’engagisme », en clair le recrutement d’une main-d’oeuvre elle aussi taillable et corvéable à volonté, mais cette fois originaire du sud de l’Inde, du sud-est asiatique ou de la Chine). Avec ce constat : célébrée à grands sons de trompe, la commémoration de l’abolition s’est faite dans de telles conditions qu’elle en arrive parfois à occulter la réalité même de l’esclavage comme système économique, social et culturel. En caricaturant quelque peu, on pourrait dire que l’abolition devient la preuve des « bienfaits » du colonialisme, au point que rappeler que l’esclavage constitua sa première phase historique (la plus longue en durée), sa motivation originelle, prendrait coloration mesquine. Et ne parlons pas du fait qu’en 1848, ce sont les maîtres qui reçoivent une compensation pour leur « perte » ; les affranchis, eux, demeurent des colonisés, auxquels on demandera désormais de manifester leur reconnaissance envers une métropole revêtue soudainement des apparences de l’émancipation.

Bref, lorsque la torture s’interrompt, le bourreau attend de sa victime qu’elle dise merci et lui demeure dévouée... Françoise Vergès : « La colonie en tant que telle est constitutive de la nation française, elle n’en est pas un surcroît ou son ailleurs déraisonnable. Le colonial a trop longtemps été compris comme l’exception alors qu’en réalité il modèle le corps même de la République... »

Jean Chatain

[www.humanite.presse.fr]

Aimé Césaire et ma génération


Marchands d'esclaves : De la traite à l'abolition
De Julia Ferloni, Aimé Césaire, Jean Loiseau
Editeur : Editions de Conti
Parution le : 2005-01-01

J'appartiens à cette génération d'Africains qui a connu le travail forcé sur les routes, le recrutement des tirailleurs dans les villages, pour l'armée coloniale. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la même génération s'est retrouvée à l'école primaire où on lui demandait de chanter à la gloire de la France : «Maréchal nous voilà !» Il fallait, à cause du choix politique français de l'époque, éviter de prononcer le nom du général De Gaulle. On exigeait de dénoncer les parents qui avaient commis l'imprudence de se rendre en Gambie, colonie anglaise considérée comme une alliée des ennemis.
Un peu plus tard, les mêmes écoliers africains reçurent l'ordre de déchirer toutes les photos du Maréchal Pétain, ancien chef de l'Etat devenu un traître aux yeux du nouveau régime français. Sa devise "Travail - Famille - Patrie" fut interdite et remplacée par celle du pouvoir qui venait de s'installer : "Un seul combat pour une seule patrie". "La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre". Ainsi donc nous appartenions à une jeunesse mal assise, ballottée au gré des humeurs de la France que nous appelions la Métropole pour l'opposer aux colonies.

La situation de rabaissement de l'homme était un sort commun qui ne se limitait pas aux villages de la brousse. Je me souviendrai toujours de ces matins de décembre, lorsque, transis de froid, nous attendions l'ouverture du portail de notre école à la rue de Thiong. Nos yeux d'enfants restaient fixés sur la longue file des prisonniers enchaînés, escortés par des gardes. Elle passait devant nous, pour se rendre au tribunal. Elle traversait tous ces quartiers populeux de Rebeuss, avant d'arriver au bâtiment abritant le ministère actuel des Affaires étrangères. C'était alors le Palais de justice. Notre génération a vécu la dure grève des cheminots à travers les soucis de parents d'alliés, ou de simples voisins ou connaissances. Sembène, le romancier bien connu, a fixé l'événement dans les Bouts de Bois de Dieu. Nous avons été témoins de la résistance, de la bravoure, de l'esprit de sacrifice des femmes de cheminots.

Petit à petit, abordant les études supérieures et secondaires, ma génération a pris conscience de la situation faite à l'Afrique. Certains évènements majeurs allaient s'incruster dans l'esprit des gens et aider à façonner les comportements. On apprit que deux poèmes de Fodéba Keïta étaient interdits par les autorités coloniales, sous peine d'arrestation. Il s'agissait de Minuit et Aube Africaine que l'écrivain guinéen avait fait graver sur un disque. Les militants politiques prenaient le risque de les écouter dans le secret de salons bien fermés. J'appartiens à la génération du Rassemblement démocratique africain dont la création a impulsé le mouvement de libération dans les colonies françaises. Nous avons eu le privilège d'assister aux meetings des syndicalistes les plus radicaux de la Cgt à la place de Mbott, au champ de courses. Nous avons eu la chance de voir défiler chez Joseph Corréa, un grand militant du Rda, à la rue Escarfait, tous les leaders de la lutte anticoloniale. L'on nous montrait les Gabriel d'Arboussier, Djibo Bakary, James Benoît, Abdoulaye Guèye Cabri, As Koum, Doudou Guèye, Thierno Bâ, Amadou Ndéné Ndaw, Doudou Soumaré, Houphouët, Ouezzin, Mamadou Konaté. Nous ne pouvions retenir tous les noms. Mais malgré notre jeune âge, nous avions compris que l'Afrique occidentale, équatoriale et même les Antilles se retrouvaient dans les réunions ou les rencontres tenues chez Joseph Corréa.

Le centre Daniel Brothier venait d'ouvrir ses portes et donnait l'occasion aux Africains, lors de conférences et de débats, de dire tout haut ce que tout le monde murmurait. Une génération à la croisée des chemins et des destins. Période de bouillonnement intellectuel et politique. Multitude de journaux. Combat anticolonial. Participation de syndicalistes et agitateurs communistes français.

C'est à ce moment précis d'une jeunesse qui se cherche, hésitant entre le flou et l'excès que j'ai rencontré l'œuvre d'Aimé Césaire. Ce fut d'abord à travers la lecture de l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold S. Senghor en 1948. Il faut tout de suite avouer que je n'avais pas saisi le sens des mots, encore moins l'importance du message. Plus tard, je donnerai raison à Senghor lorsqu'il affirme que, dans le domaine de l'Art, il s'agit moins de comprendre que de saisir, d'embrasser, de frémir, de se laisser séduire !

D'emblée, les extraits du Cahier d'un retour au pays natal entrèrent dans ma complicité. La nudité de l'Afrique, le manque de civilisation et de culture, dont le colonialisme nous accusait, devenait sous la plume d'Aimé Césaire une espèce de revendication, de fierté. Depuis lors, j'ai presque lu toute l'œuvre du poète antillais.

Insister sur cette sorte de survol des événements politico-syndicaux qui ont marqué notre adolescence, c'est également souligner l'importance du rôle joué par l'œuvre de Césaire dans la formation des gens de ma génération. Ce fut au Centre Daniel Brothier, lors des conférences organisées à l'époque, que nous avons vibré en entendant la poésie de Césaire.

Un certain Traoré dont nous n'avons même pas retenu le prénom, était très célèbre en milieu étudiant et élève, avec sa femme Française communiste et professeur d'anglais. Il avait l'art de perturber les conférences. Pas pour dire n'importe quoi, encore moins jouer au savant. Mais en pleine période coloniale, quand Traoré intervenait, ses phrases suscitaient l'adhésion des colonisés et la réprobation des colons. Il constituait un véritable cauchemar pour certains conférenciers africains qui n'osaient pas s'attaquer à la politique coloniale de la France. Arborant son nœud papillon tout rouge, Traoré concluait ses interventions par des vers tirés du Cahier d'un retour au pays natal. Un véritable récital. Pour les jeunes élèves et étudiants que nous étions, des colonisés aspirant à la liberté, dans cette ambiance de meetings politiques, de grèves et d'arrestations qui sévissait en Afrique, avec l'écho des fusillades de Dimbokoro, de Seguela, la marche des femmes à Grand Bassam, les vers de Césaire dits par Traoré provoquaient un effet indescriptible. Il y avait une nette différence entre lire les poèmes dans l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache et avoir la chance d'entendre les phrases de Césaire tomber de la bouche de Traoré. Cela d'autant plus qu'il commençait toujours par une attaque contre le colonialisme ou une dénonciation de l'attitude du gouverneur général de l'Afrique occidentale française.

La thèse de Liliane Kesteloot en 1961 constitue une étape importante dans notre connaissance de l'œuvre de Césaire. L'étude qu'elle consacre au poète antillais dans la collection "Poètes d'Aujourd'hui chez Seshers", demeure la pierre angulaire dans la compréhenssion des écrits de Césaire.

En peu de mots, ce que toute une génération ruminait, faisait surface. Le commerce triangulaire du temps de l'esclavage, les exactions coloniales, les guerres de 1914-18, 1939-45, les humiliations, l' ypocrisie, le racisme déguisé, l'ingratitude, le dénigrement érigé en système de gouvernement. Pour les intellectuels africains, Césaire reste le porte-parole de tous les opprimés à cause de la justesse de sa parole, le Discours sur le colonialisme n'est pas seulement un cri du cœur. Il ne se limite pas au symbole de la révolte et du dégoût devant la bêtise et l'injustice. C'est surtout une étude méthodique des rouages de la colonisation. Lettre à Maurice Thorez a eu un écho extraordinaire en milieu étudiant après les événements de Budapest. Il faut dire qu'à l'époque, le marxisme était la seule référence. Sans avoir assimilé la philosophie de Marx, la plupart des intellectuels des années 50-60 ont avoué leur dû à l'auteur du Capital. Pour certains, l'Union soviétique qui symbolisait la perfection, ne pouvait faire d'erreur. Alors quel déchirement. Ainsi Césaire, poète antillais vénéré pour son attitude anticoloniale, mais aussi pour son militantisme dans les rangs du Parti communiste français. Le parti des ouvriers et des opprimés qui s'est opposé aux guerres coloniales menées par la France en Indochine, au Maroc, en Tunisie à Madagascar, en Algérie. Le parti des insoumis, ces soldats qui refusèrent de participer à ces guerres. Le parti de la Résistance qui compte le plus grand nombre de fusillés par la Gestapo et les Ss Allemands. Comment Aimé Césaire pouvait-il envoyer sa lettre de démission à Maurice Thorez, le secrétaire général de ce parti ? Les étudiants africains les plus radicaux ne comprirent pas.

Plus tard, l'histoire donnera raison à Aimé Césaire. Il a compris assez tôt qu'on ne peut pas réaliser le rêve de l'humanité en écrasant la justice. Son ouvrage politique est aussi une leçon pour ma génération. Sans trahir sa pensée ni son style, il a choisi de dire son désaccord pour être en paix avec sa conscience pour mieux se sentir libre de contribuer son combat de toujours. Aider ses semblables à garder confiance en eux pour se rendre maîtres de leur destin. Il n'est pas exagéré de dire que l'Afrique reste le centre de gravité de ce poète antillais. Une Afrique perçue comme un continent qui mériterait d'avoir un sort différent de celui qui le ronge présentement. Et cela, c'est le théâtre de Césaire qui va le montrer. L'écrivain choisit le chemin de l'art dramatique pour mieux atteindre son peuple et traduire ses aspirations. C'est la première fois qu'on a réussi l'explication du vocabulaire des images et des symboles de l'univers césarien. Naturellement, cela ouvrira la voie aux travaux de Zadi Zaourou et à beaucoup d'autres publiés en français et en anglais. L'œuvre de Césaire va accompagner la maturation de la prise de conscience politique de toute une génération. Bien qu'il ait fait de l'esclavage, de l'asservissement, de l'exploitation, de la colonisation le sujet majeur de ses préoccupations aussi bien dans le Cahier d'un retour au pays natal que dans ce qui suivra, Aimé Césaire n'en demeure pas moins un humaniste. Il s'est toujours refusé à s'identifier à une race pour condamner tous ceux qui ne lui ressemblaient pas. Pour lui, la défense des Africains, des Nègres, la revendication pour leur dignité, tout ceci n'est qu'une étape sur le chemin de l'être humain. Ce qui intéresse Césaire, c'est de réconcilier l'homme avec lui-même. Qu'il perde un peu ce qu'il y a de bestial, de dictatorial en lui. Qu'il découvre que celui d'en face n'est forcément pas un ennemi.

Cependant, Césaire ne se fait pas d'illusion. Il n'est pas celui qui tend l'autre joue. Il ne suffit pas de pardonner à l'autre pour qu'il change, accepte notre point de vue et travaille à reconstruire un monde de compréhension réciproque. La violence révolutionnaire est parfois inévitable. Et les chiens se taisaient a fourni des extraits pour les récitals organisés par les étudiants africains lors des Nuits d'Afrique sous l'égide de la Feanf (Fédération des étudiants d'Afrique noire en France), Ie personnage du rebelle restait fascinant pour ces jeunes.

A côté de son essai, Toussaint l'Ouverture, consacré au grand Nègre d'Haïti, Césaire a contribué à «réveiller» ma génération par deux publications : Discours sur le colonialisme et Lettre à Maurice Thorez. Je connais des gens de ma génération capables de réciter des passages entiers tirés du Discours sur le colonialisme. A part Le sang de Bangdoeng, publié par un groupe d'étudiants africains, sous l'égide de la Feanf, publication interdite à l'époque par les autorités françaises, le Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire constitue la Parole la plus importante dans le combat pour l'indépendance. Il n'y a que Nations Nèqres et Culture de Cheikh Anta Diop et peut-être les Damnés de la terre de Fanon qui ont eu autant d'écho en milieu intellectuel.

Dans un style dense, élégant et percutant, Césaire venait de dire son fait au colonialisme. Les thèmes abordés soulignent l'importance que l'auteur accorde à la libération de l'homme noir. Dans le Roi Christophe, il peint une figure de légende, de grandeur, d'honneur. Cependant, il ne s'agit pas d'encenser ce personnage de héros du peuple haïtien. Césaire veut surtout insister sur ses limites, sa mégalomanie, son népotisme, son goût exagéré du pouvoir. La pièce de Césaire prend prétexte de l'échec de Christophe de ses trébuchements, ses manquements pour lancer un "cri d'alarme" en direction des régimes africains modernes. Après l'indépendance, l'enthousiasme populaire a porté au pouvoir des gens auréolés d'un passé de résistants anticolonialistes. Hélas, ils se sont retrouvés avec toutes les tares de Christophe. Césaire voudrait peut être que son œuvre serve de balise, une sorte de phare pour dire "attention" aux dirigeants africains.

La mort de Patrice Lumumba, cet espoir assassiné au Congo, donne l'occasion à Césaire de redire son amour pour le continent et sa tristesse devant tant de gâchis. Jusqu'à quand la trahison interne venant de nos propres frères, alliés aux ennemis de l'Afrique, continuera t-elle à se nourrir de nos cadavres ?, semble se demander le poète antillais. La Tempête inspirée du théâtre de Shakespeare, traitant des relations entre le maître et l'esclave, ou, le colonisateur et le colonisé, ne vise pas autre chose.

Comme on le voit, dans toutes ses œuvres, quel qu'en soit le genre, Aimé Césaire reste égal à lui-même. Un écrivain qui sait que la notion de l'art pour l'art est inconnu dans sa culture.

Pourtant, Aimé Césaire demeure le plus grand poète de langue française vivant. Ceci est également un exemple pour ma génération. Aimé Césaire nous montre que son écriture engagée ne saurait se réduire en une affiche alignant les maux du peuple noir, ni une litanie de récriminations contre le Blanc. Il s'agit avant tout d'une œuvre de beauté, une maîtrise du vocabulaire où les mots sont tissés comme les fils d'un pagne Manjak. L'autre leçon essentielle que ma génération retient de Césaire, c'est que la haine ne bâtit rien de durable et qu'il est indigne d'un être humain de haïr son prochain. Libérer le Noir, libérer le colonisé, c'est en même temps libérer le Blanc et tous les frères. Car tant qu'il y a sur terre un être humain écrasé, à cause de ses opinions, de ses croyances, de sa race, aucun homme n'est libre, telle se résume la pensée de Césaire qui comme il le dit dans un poème :

Hors du ceste

il tend la main à toutes les

Mains fraternelles du monde

Blanches

Brunes

Jaunes

A toutes les mains blessées du monde.

Aimé Césaire, ce grand tambourinaire, dont le rythme et les images ont, comme une coulée de lave, façonné nos consciences. Prince des troubadours du siècle, initié au secret de la magie du mot qui bouleverse, soulève et pousse vers le combat contre l'injustice et l'opprobre.

Cheikh Aliou NDAO Dakar, Décembre 2005


[www.walf.sn]

Aimé Césaire, fidèle à lui-même

Alors que plusieurs controverses surgissent sur le passé colonial de la France et sur l’esclavage, Françoise Vergès est allée à la rencontre d’Aimé Césaire en juillet 2004 à Fort-de-France, en Martinique. Dans ces entretiens, le chantre de la négritude se remémore ses souvenirs et ses combats.

Tout commence par le refus de l’assimilation. Au début des années 1930, le jeune Césaire refuse de jouer le jeu du milieu petit-bourgeois martiniquais, dont l’art poétique se résume à quelques alexandrins surannés. C’est donc sans regret qu’il part étudier à Paris, ville synonyme, pour lui, de liberté. A Louis-le-Grand, il rencontre Léopold Sédar Senghor, qui fait de lui son “bizuth”. Dans les salons des sœurs Nardal, il découvre les poètes noirs américains, les premiers à affirmer leur identité à travers la “Négro-renaissance”. Au sein de la revue L’Etudiant noir, créée en 1934, Césaire, Senghor et le poète guyanais Léon Damas popularisent le concept de “négritude”. “Rendons à Césaire ce qui appartient à Césaire”, aimait à dire Senghor, quand on lui prêtait à tort la paternité du mot : c’est sous la plume du poète martiniquais que le terme “négritude” apparaît pour la première fois en 1939, dans son Cahier d’un retour au pays natal. Le poème est publié à un tirage confidentiel, avant d’être redécouvert et célébré par André Breton lors d’un voyage aux Antilles en 1941.

Contre l’asservissement, la fraternité

A 92 ans, Aimé Césaire ne se départit pas de sa modestie et s’étonne encore de l’intérêt suscité par ses écrits passés. La clairvoyance de ses propos reste intacte. Analysant le mal-être antillais et la trace inexorablement laissée par l’esclavage, il dénonce l’universalisme à la française, l’asservissement tout comme l’assimilation qui nie la spécificité de l’autre. Il reste méfiant face à l’idée de réparation (“pour moi, c’est irréparable”), mais il exige le soutien de l’Occident “pour aider les pays à se développer, à renaître”. Tout en affirmant son identité noire, Césaire a toujours cherché à s’ouvrir au monde. Prônant un nouvel humanisme, il défend la fraternité et le dialogue entre les civilisations. A Fort-de-France, il garde cette dimension altruiste : il s’enquiert de la vie de tous et accueille quiconque désire lui parler. A une exception près, et de taille. Malgré sa timidité, Césaire a toujours refusé d’être instrumentalisé, que ce soit par le Parti communiste hier ou par le ministre de l’Intérieur aujourd’hui. Resté fidèle à lui-même et à ses convictions, il a préféré refuser cette entrevue-là et, surtout, une poignée de main dont la portée l’aurait dépassé. Un exemple à méditer dans ce tout-monde médiatique.

Aimé Césaire
Nègre je suis, nègre je resterai : entretiens avec Françoise Vergès
Albin Michel, 14 euros.


Sandrine Marziani
[www.stopinfos.com]

mardi 29 mai 2007

Aimé Césaire : père de la « Négritude »


"QUE de sang dans ma mémoire!
Dans ma mémoire sont des lagunes.
Elles sont couvertes de têtes de morts.
Elles ne sont pas couvertes de nénuphars.
Dans ma mémoire sont des lagunes.
Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang .
Mamémoire a sa ceinture de cadavres!
et mitraille de barils de rhum génialement arrosant nos révoltes ignobles, pâmoisons d'yeux doux d'avoir lampé la liberté féroce

Aimé césaire "cahier d'un retour au pays natal

Aimé Césaire : père de la « Négritude »


L’effort…

Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres,
Madame, S’il y une chose qui, autant que les propos
Des esclavagistes m’irrite,
C’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que les hommes
Sont des hommes et qu’il n’y a ni blancs ni noirs.
C’est penser à son aise, et hors du monde, Madame.
Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris.
Mais du commun lot,
Il en est qui ont plus de devoirs que d’autres.
Là est l’inégalité.
Une inégalité de sommations, comprenez-vous ?
A qui fera-t-on croire que tous les hommes,
Je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération,
Ont connu la déportation, la traite, l’esclavage,
La vaste insulte ; que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage …
Nous seuls, Madame, vous m’entendez,
Nous seuls les nègres ! Alors au fond de la fosse !
C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse.
C’est là que nous crions ;
De là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil.
Et si nous voulons remonter voyez comme s’imposent à nous,
Le pied qui s’arc-boute, le muscle qui se tend,
Les dents qui se serrent, la tête, oh !la tête large et froide !
Et voilà pourquoi
Il faut en demander plus aux nègres plus qu’au autres :
Plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme,
Un pas, un autre pas,
Encore un autre pas et tenir gagné chaque pas !
C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs,
Et malheur à celui dont le pied flanche !

Aimé CESAIRE (poète et écrivain martiniquais)

Langage senghorien


La chronique de Cynthia Fleury

L’année 2006 sera celle de la célébration du centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor, et peut-être l’occasion pour nous d’interroger encore davantage non seulement le passé de colonisation et de décolonisation de la France, mais aussi son avenir et celui de la communauté francophone. Car s’il est un homme, poète et politique de surcroît, qui a tenté de donner ses lettres de noblesse à la francophonie, et plus précisément à l’idée qu’il se faisait d’une « civilisation de l’Universel », c’est bien Léopold Sédar Senghor. Dans son dernier ouvrage Jean-Michel Djian (1) revient sur la leçon d’humanité et de démocratie laissée par ce « grand d’Afrique » qui prêchait la fabrication d’un héritage commun - fait de Lumières et d’espérances futures - pour et par les pays francophones. Une manière de célébrer le progrès encore et toujours, à travers la promotion des valeurs de la diversité et de l’interdépendance solidaire.

C’est en 1970, à Niamey, que la raison rejoint enfin l’intuition : Léopold Sédar Senghor « gagne » et « instaure » la francophonie. Désormais, 21 pays (2) décident de partager les « valeurs d’une même langue » et de défendre diplomatiquement les principes d’une démocratisation toujours plus vigoureuse et vigilante. Le visionnaire Senghor s’est rendu digne de celui qui l’inspire, Henri Bergson ; de ce philosophe qui a su « s’affranchir de la raison discursive dominante » pour écrire son Essai sur les données immédiates de la conscience. Et c’est vrai qu’il en faut, « de la foi, de la force et de l’amour pour incarner à ce point les vicissitudes de l’Histoire et, d’une niche présidentielle flanquée au finistère de l’Afrique, dire tout haut à son peuple que parler le wolof, la langue vernaculaire majoritaire du pays, c’est bien, mais insuffisant ». La poésie sera donc « son arme », la culture, « son champ de bataille » et la francophonie sa stratégie géopolitique.

Avec sa goutte de sang portugais (« J’ai probablement une goutte de sang portugais, car je suis du groupe sanguin A. C’est fréquent en Europe, mais rare en Afrique noire »), Senghor porte bien son (second) prénom, Sédar. « En fait, [...] il s’agit d’un sobriquet qui veut dire : “qui n’a pas honte” ». Et Jean-Michel Djian, le biographe, d’ajouter : « Ses origines, il les cultive à la manière de ces aristocrates distingués qui, lignage après lignage, découvrent, à mi-vie, l’immensité de leur patrimoine génétique et culturel. » En effet, Senghor nous invite à ouvrir notre « paradigme ancestral et familial ».

La francophonie - pardon la « francité » - c’est donc cela : la création d’un imaginaire de la rencontre et du dialogue, de la coalescence et non du choc, des héritiers et non des désaffiliés. Qu’importe la France, vive le monde !

Alors bien sûr, pour certains, c’est bien gentil cette utopie mais cela manque de sens pratique. Ou alors « c’est trop compliqué ». Pourtant c’est bien là que se font les destins et que se joue le goût du concret. Ah, ils sont nombreux les « demi-cultivés », ceux qui s’enorgueillissent de leur intelligence alors même qu’ils pourfendent la complexité d’une pensée qui n’est pas la leur. « J’ai longtemps parlé, déclare Senghor, dans la solitude des palabres et beaucoup combattu dans la solitude de la mort. Contre ma vocation. Telle fut l’épreuve, et le purgatoire du poète. » Bien que « symbiose des énergies dormantes », la francophonie - entendez : le rêve porté par une diversité d’individus qui partagent délibérément la même langue, donc les mêmes valeurs - n’est pas de tout repos.

On ne reviendra pas - si, on reviendra - sur la tribune d’Erik Orsenna, collègue académicien, pris entre la peine et la honte et pleurant sur « l’absence » française lors des obsèques de ce « gourmand des règles sous le désordre du monde ». Lui qui sait si bien rire a perdu son sourire qu’on croyait indissociable de son style. « On a envoyé à Dakar, écrit le sémillant grammairien, un Raymond, de Belfort, et un Charles, des Côtes-d’Armor. Leur valeur ni leur personne ne sont en cause, mais leur statut. Pas de président de la République française. Ni de premier ministre. La terre sur Léopold Sédar Senghor s’est refermée sans eux. » Gageons que l’année 2006 ne fera pas de même.

(1) Jean-Michel Djian, Léopold Sédar Senghor. Genèse d’un imaginaire francophone. Éditions Gallimard, 2005. (2) L’Organisation internationale de la Francophonie compte, depuis son 10e sommet à Ouagadougou 49 États et gouvernements membres, 4 associés et 10 observateurs.

La poésie sera donc « son arme », la culture, « son champ de bataille » et la francophonie sa stratégie géopolitique.

[www.humanite.presse.fr]

Aimé Césaire : Noël - Cahier d'un retour au pays natal


Noël n'était pas comme toutes les fêtes. Il n'aimait pas à courir les rues, à danser sur les places publiques, à s'installer sur les chevaux de bois, à lancer des feux d'artifice au front des tamariniers. Il avait l'agoraphobie, Noël. Ce qu'il fallait c'était toute une journée d'affairement, d'apprêts, de cuisinages, de nettoyages, d'inquiétudes,
de peur que ça ne suffise pas,
de peur que ça ne manque pas,
de peur qu'on ne s'embête.
Puis le soir une petite église pas


intimidante, qui se laissât emplir bienveillamment par les rires, les chuchotis, les confidences, les déclarations amoureuses, les médisances et la cacophonie gutturale d'un chantre bien d'attaque et aussi de gais copains et de franches luronnes et des cases aux entrailles riches en succulences, et pas regardantes, et l'on s'y parque une vingtaine, et la rue est déserte, et le bourg n'est plus qu'un bouquet de chants, et l'on est bien à l'intérieur, et l'on en mange du bon, et l'on en boit du réjouissant et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui s'enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à l'incandescence pimentée, et du café brûlant et de l'anis sucré et du punch au lait, et le soleil liquide des rhums, et toutes sortes de bonnes choses qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les distillent en ravissements ou vous les tissent de fragrances, et l'on rit, et l'on chante, et les refrains fusent à perte de vue comme des cocotiers : ALLELULIA KYRIE ELEISON… ELEISON…ELEISON -CHRISTIE

ELEISON… LEISON…LEISON"

Aimé Césaire - Extrait de " Cahier d'un retour au pays natal "

Aimé Césaire : Les armes miraculeuses

Les armes miraculeuses (extraits)
Aimé Césaire


Le grand coup de machette du plaisir rouge en plein front
il y avait du sang et cet arbre qui s'apellait le flamboyant et
qui ne merite jamais mieux ce nom la que les veilles de
cyclone et de villes mises a sac le nouveau sang la raison
rouge tous les mots de toutes les langues qui signifient
mourir de soif et seul quand mourir avait le gout du pain
et la terre et la mer un gout d'ancetre et cet oiseau qui
me crie de ne pas me rendre et la patience des hurlements
a chaque detour de ma langue


la plus belle arche et qui est un jet de sang
la plus belle arche et qui est un cerne lilas
la plus belle arche et qui s'appelle la nuit
et la beaute anarchiste de tes bras mis en croix
et la beaute eucharistique qui flambe de ton sexe
au nom duquel je saluais le barrage de mes
levre violentes

Il y avait la beaute des minutes qui sont les bijoux au rabais
du bazar de la cruaute le soleil des minutes et leur joli
museau de loup que la faim fait sortir du bois de la croix-
rouge des minutes qui sont les murenes en marche vers
les viviers et les saisons et les fragilites immenses de la
mer qui est un oiseau fou cloue feu sur la porte des
terres cocheres il y avait jusqu'a la peur telles que le recit
de juillet des crapauds de l'espoir et du desespoir elagues
d'astres au desuus des eaux la ou la fusion des jours qu'as-
sure le borax fait raison des veilleuses gestantes les forni-
cations de l'herbe a ne pas contempler sans precaution
les copulations de l'eau refletes par le miroir des mages les
betes marines a prendre dans le creux du plaisir les assauts
de vocables tous sabord fumants pour feter la naissance
de l'heritier male en instance parallele avec l'apparition des
prairies siderales au flanc de la bourse aux volcans d'agaves
d'epaves de silence le grand parc muet avec l'agrandisse-
ment silurien de jeux muets aux detresses impardonnables
de la chair de bataille selon le dosage toujours a refaire
des germes a detruire

Aimé Césaire. Un militant pour la dignité de l'homme noir.


Vous qui avez tant contribué, depuis un demi-siècle, par vos livres et vos poèmes, à réveiller ceux qui subissent le racisme, croyez-vous, à l'heure de la conférence de Durban, que ce mal soit toujours aussi puissant?

Je ne sais pas s'il est toujours aussi puissant mais, en tout cas, il n'est pas mort. Il a évolué, il prend de nouvelles formes. Bien entendu, il n'y a plus la traite des nègres, mais ce n'est pas pour autant que leur sort soit devenu aujourd'hui normal, humainement digne. Le racisme est encore une réalité même s'il varie selon les pays.

A Durban, un certain nombre d'ONG n'ont pas hésité à accuser l'Etat d'Israël de racisme antipalestinien...

Ce n'est évidemment pas par racisme que l'Etat d'Israël agit comme il agit contre les Palestiniens. Ce n'est pas parce qu'ils sont arabes! C'est un Etat qui se sent menacé et donc se bat par tous les moyens. Bien sûr, il y a des dérives, mais ce n'est pas parce que les Palestiniens sont de telle race ou de telle couleur. Le mobile, ce n'est pas le racisme, ce serait plutôt le nationalisme.

Etes-vous favorable à des réparations pour les peuples victimes du racisme?

Il est déjà très important que l'Europe en soit venue à admettre la réalité de la traite des nègres, ce trafic d'êtres humains qui constitue un crime. Mais je ne suis pas tellement pour la repentance ou les réparations. Il y a même, à mon avis, un danger à cette idée de réparations. Je ne voudrais pas qu'un beau jour l'Europe dise: «Eh bien, voilà le billet ou le chèque, et on n'en parle plus!» Il n'y a pas de réparation possible pour quelque chose d'irréparable et qui n'est pas quantifiable. Reste que les Etats responsables de la traite des nègres doivent prendre conscience qu'il est de leur devoir d'aider les pays qu'ils ont ainsi contribué à plonger dans la misère. De là à vouloir tarifer ce crime contre l'humanité...

L'Afrique garde-t-elle encore des séquelles de ce trafic d'esclaves des siècles précédents?

C'est évident. On a vidé un continent en déportant ses populations, ses forces vives. On l'a donc affaibli durablement. A l'heure actuelle, la plupart des habitants des Antilles sont les descendants de ceux qui ont subi la traite des nègres. Des peuples nouveaux sont nés mais, malgré tous les efforts qu'on a faits pour oublier, tout cela reste gravé au fin fond de notre mémoire. On ne peut pas oublier et il ne faut pas oublier. La réalité la plus profonde de l'homme, elle est là. Je sais que j'ai été déporté, je sais que j'ai été séparé de moi-même, je sais que j'ai été humilié.

La xénophobie est-elle une nouvelle forme de racisme?

Non, il faut être précis dans le vocabulaire, la xénophobie, c'est le mépris, voire la peur de l'autre. Ce peut être fondé sur la couleur de peau, mais pas forcément sur elle. C'est le refus de l'autre. Il faut habituer l'homme au respect de l'autre.

Avez-vous rencontré aussi un racisme anti-Blanc?

Moi, je ne suis pas raciste anti-Blanc. Il y a des Blancs que je déteste mais ce n'est pas du tout parce qu'ils sont blancs! Je suis un homme de cultures avec un «s». Je crois et respecte les cultures européenne, grecque, romaine. Je ne les renie pas du tout, c'est très enrichissant. Il y a aussi une culture africaine. Il y a une culture chinoise, indienne. Je respecte profondément tout ce que l'homme a fait pour rendre la vie vivable et la mort affrontable. Tous les hommes, tous les continents ont essayé d'agir en ce sens et cet effort extraordinaire de tous ces groupes humains mérite d'être étudié, car l'on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de ressemblances. Et c'est cela qui fait l'humanité.

La créolité et l'africanité, est-ce la même chose?

La créolité, c'est le fait d'être né ici. Il y a des Noirs ou des Blancs créoles. C'est une société plurielle. Mais si je dois faire un reproche à certains créoles, il s'adresse à ceux qui s'affirment créoles pour mieux prendre leurs distances avec le continent africain, le continent originel.

Il y a un ressentiment des Antillais à l'égard de l'Afrique?
Oui, un sentiment inconscient. Je me souviens d'avoir rencontré, pas très loin de la rue d'Ulm, à l'époque à j'étais à l'Ecole normale supérieure, un grand gaillard parfaitement noir, très diplômé et dont je tairai le nom. Cet Antillais s'est approché de moi et m'a dit: «Césaire, j'aime beaucoup ce que tu fais, mais pourquoi cette hantise de l'Afrique?» Il a alors essayé de me convaincre que l'Afrique, c'était précisément celle qu'il nous fallait oublier. Cela m'a profondément choqué. L'Afrique est une terre de souffrance, d'humiliation. Je préfère la voir comme une terre de dignité, une terre d'espérance. Un des maux dont nous avons souffert du fait de la colonisation, c'est l'aliénation. C'est-à-dire l'oubli de soi-même, de ses racines.

b>Etes-vous inquiet pour l'Afrique?

Je suis inquiet car c'est une chose très importante d'avoir chassé le colonialisme, mais il y a d'autres combats à mener, notamment contre les rivalités, la guerre des ethnies. Il faut que les Africains, les descendants d'Africains, nous luttions contre nous-mêmes pour surmonter ces clivages existants et hérités du passé. Il faut aussi lutter contre l'afropessimisme.

«Que les Antillais soient des hommes responsables de leur destin»

Vous êtes inquiet pour l'avenir du continent africain. Le seriez-vous aussi pour celui des Antilles?

C'est une terre menacée et fragile, mais il faut être confiant. Il y a encore beaucoup de progrès à faire, car tous les hommes ont droit au développement de la culture, à la dignité. Le régime colonial était fondé sur l'irresponsabilité: d'un côté, les maîtres, qui étaient là pour diriger, de l'autre, les subordonnés, qui devaient obéir. C'était intolérable. Ce qu'il faut, c'est qu'aujourd'hui les Antillais soient des hommes responsables de leur destin. On ne va pas passer notre temps à gémir, à quémander. Nous ne voulons pas être, selon la fameuse formule, «des mendiants exigeants et ingrats», ni «les danseuses de la République». Il faut prendre notre destin en main tout en acceptant de faire partie d'un grand ensemble français. Il s'agit de parler franchement à nos amis qui sont des partenaires, il faut travailler tous ensemble pour faire de l'homme antillais un homme responsable, un homme à part entière. Pendant des siècles, nous les Martiniquais avons lutté pour la liberté alors que nous étions des esclaves. En 1848, ce fut le résultat de la lutte incessante et des révoltes des nègres, même si les abolitionnistes européens nous ont aidés à conquérir notre liberté.

Après la liberté, nous avons eu un autre objectif: l'égalité. Quand la Martinique, après la Seconde Guerre mondiale, a voulu devenir un département français, c'est moi qui ai été le rapporteur de la loi. En 1945, quand on m'a pressenti pour cette mission, j'ai hésité, car j'ai pensé à nos ancêtres, à notre identité et à ce qu'il en resterait si nous devenions des Français à part entière. Mais je me suis rendu compte que c'étaient les gens du peuple qui tenaient le plus à ce que la Martinique devienne un département français. Il faut toujours faire attention à ce qu'il y a derrière les mots. Ainsi, pour eux, cela signifiait en réalité devenir les égaux des Français de France, avec les mêmes droits sociaux, les mêmes salaires. J'ai donc voulu qu'il y ait une formule nous permettant de garder notre identité, de rester nous-mêmes tout en étant solidaires des autres.

Comment vivez-vous aujourd'hui ce qui se passe en Corse, cette autre île qui est aussi un département français?

Il y a des traditions propres à la Corse. Je constate les difficultés des hommes politiques français face au problème corse. Il faut que la France fasse preuve à la fois de sagesse et de générosité pour essayer de trouver un statut raisonnable. C'est vrai aussi en Martinique, il y a un problème d'identité, mais une solution fondée sur la violence ne peut pas être une bonne solution, ça je ne le crois pas.

Qu'est-ce que cela signifie pour la Martinique: «Régler son problème d'identité»? Cela veut-il dire être autonome, indépendant?

Pour moi, c'est être autonome, au sens politique du terme. La France a toujours été en retard dans ce domaine-là. Il y a certes des progrès, mais il y a le poids de l'Histoire: «La République est une et indivisible...» Ça avait sa grandeur car, au XVIIIe siècle, on croyait à l'universalité. Souvenez-vous de Saint-Just, conventionnel admirable, arrivant en Alsace et de son étonnement en découvrant l'influence germanique et la langue alsacienne: «Que ne parlent-ils français si leur coeur est français?» Voilà, il lui manquait le sens du régional, du particulier...

Aujourd'hui, la République est une, mais peut-elle être divisible?

Bien sûr qu'elle est divisible! C'est un phénomène général. On assiste, à l'heure actuelle, au réveil des identités: les Basques veulent être basques, les Bretons veulent être bretons. Ici, pendant très longtemps, les Martiniquais n'avaient qu'une obsession: «Etre français! Etre français! Etre français!» Maintenant, ils veulent aller plus loin: il ne serait pas sage de ne pas tenir compte de ce réveil des identités...

André Breton a dit de vous: «C'est un Noir qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un Blanc pour la manier...» Alors, l'orfèvre que vous êtes est-il inquiet pour l'avenir de la langue française?

Il faut inventer des mots nouveaux car il y a des réalités nouvelles qu'il faut bien nommer. Il convient de lutter pour défendre notre langue. La francophonie peut aussi être un lien, un facteur de solidarité. Nous avons intérêt à créer entre pays francophones une communauté d'intérêts. Avec tact et délicatesse. Nous avons quelque chose en commun, une culture, une histoire... Vous croyez que cela m'est indifférent de lire Rabelais? Bien sûr que non! De même, je ne suis insensible ni aux malheurs, ni aux victoires français auxquels nous, Martiniquais avons participé au nom d'idéaux qui souvent sont aussi les nôtres...

Créer un poème et créer une ville,
c'est un peu la même chose.

Vous avez été le maire de Fort-de-France pendant cinquante-six ans, jusqu'en mars dernier... Désormais, vous avez plus de temps à consacrer à la poésie?

A longueur de journée, je suis encore assailli par les problèmes de mes anciens administrés. Le peuple martiniquais est un peuple que j'aime profondément, je suis soucieux de son avenir. Et Fort-de-France est une ville dont je connais l'histoire. Rien de ce qui est martiniquais ne m'est indifférent. La poésie? Il n'y a pas d'antinomie entre l'activité poétique et l'activité municipale. Créer un poème et créer une ville, c'est un peu la même chose. Ce qui m'anime, c'est la volonté de créer, la volonté de faire, de bâtir dans le présent, dans l'avenir... Enfin, être poète, c'est aller au plus profond des choses et de soi-même... C'est en lisant mes poèmes que je me connais, que je retrouve mes fantômes et mes fantasmes...

Que dites-vous aux jeunes Martiniquais qui viennent solliciter vos conseils pour cheminer dans l'existence?

J'évoque un de mes professeurs de philo au lycée Louis-le-Grand. Il nous disait que Kant ramenait tout à ces trois questions fondamentales: Qui suis-je? Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer? Eh bien, je crois que c'est encore valable et voici mes réponses: Qui suis-je? Un nègre martiniquais. Que dois-je faire? Me conduire en homme digne de ce nom. Que m'est-il permis d'espérer? Le développement de l'homme, la solidarité avec l'humanité. Et si demain les Martiniquais doivent garder un souvenir de moi, je souhaite que ce soit simplement celui d'un homme qui les aimait et, avant toute chose, se sentait membre de leur communauté.

propos recueillis par Alain Louyot et Pierre Ganz, parus dans l'Express du 13/09/2001

La mémoire blessée de la Martinique

par Marion Van Renterghem

Vers 9 heures, mardi 13 décembre, Aimé Césaire arrive à la mairie comme d'habitude. Petit corps frêle et chancelant de 92 ans, costume beige et cravate vert pâle. Joëlle, la fidèle secrétaire, l'aide à descendre de voiture et l'emmène par la main jusqu'à son bureau. Cette vaste pièce, de style colonial, dans l'ancienne mairie de Fort-de-France, qu'il a occupée pendant plus d'un demi-siècle, de 1945 à 2001. Au mur est affiché le certificat d'affranchissement de ses ancêtres : "Césaire, de 20 ans, maçon, esclave, et [sa mère] Jacqueline, blanchisseuse, de 49 ans, négresse ibo, libre de fait". Signé par le procureur du roi au Fort Royal, Martinique, le 3 octobre 1833.

Sa retraite n'a pas mis fin au rituel : jour après jour, entre 8 h 30 et 10 h 30, le "nègre fondamental", conscience de la Martinique et de tous les peuples noirs, poète, philosophe, homme politique et sage parmi les sages, continue à recevoir au même endroit. Politiques, intellectuels, artistes, étudiants du monde entier : il les voit tous volontiers, sans exception, avec politesse et curiosité. Sans éviter de leur prodiguer, le cas échéant, d'élégants coups de gueule.

Le 5 décembre, pour la première fois de sa carrière, Aimé Césaire a refusé un visiteur. Nicolas Sarkozy avait pourtant sollicité l'entretien et Césaire l'avait accepté de bonne grâce. Puis le communiqué est tombé, aussi sec que ses célèbres colères : "Je n'accepte pas de recevoir le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy. Pour deux raisons : 1) Des raisons personnelles. 2) Parce que, auteur du discours sur le colonialisme, je reste fidèle à ma doctrine et anticolonialiste résolu. Et ne saurais paraître me rallier à l'esprit et à la lettre de la loi du 23 février 2005."

Cette fameuse législation passée quasi inaperçue jusqu'à ce que des historiens s'en inquiètent et que le Parlement rejette la proposition du groupe socialiste de la supprimer, le 29 novembre. Cette loi dont l'article 4 enjoint à l'éducation nationale de reconnaître, "en particulier, le rôle positif de la présence française outre-mer". Cette musique si familière venue de métropole.

Depuis ce jour, Aimé Césaire est très fatigué. Sous le choc. "Je ne suis pas en forme, cette histoire n'a pas arrangé les choses", glisse-t-il faiblement, l'œil quand même coquin derrière les grosses lunettes. "Un si long combat pour en arriver là. Cela n'est pas très sérieux de leur part. Evidemment, ils doivent se dire : tout ça pour un îlot de rochers perdu dans l'Atlantique..." La voix se perd. Le sourire reste. Le petit homme prend son vieux stylo plume et laisse en dédicace une parole de sphinx : "A vrai dire, les réponses sont plus difficiles que les questions."

Sans ce communiqué d'Aimé Césaire, l'affaire n'aurait sans doute pas fait grand bruit. Mais l'idole a sonné l'alarme. Aussitôt relayée par la minorité agissante : les écrivains Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant ; la coalition de gauche et d'extrême gauche — majoritaire en Martinique — avec ses leaders politiques ou syndicaux, autonomistes ou indépendantistes.

Les maires influents entrent dans l'arène : l'autonomiste Serge Letchimy, successeur de Césaire à la mairie de Fort-de-France et à la présidence du Parti progressiste martiniquais ; Garcin Malsa, écologisto-indépendantiste d'extrême gauche ; Claude Lise, sénateur apparenté au Parti socialiste, président du conseil général ; ou encore, faisant comme toujours bande à part, Alfred Marie-Jeanne, dirigeant populiste du parti indépendantiste et président du conseil régional. Des manifestations se préparent. Les lycéens menacent d'entrer dans la danse. Le ministre de l'intérieur annule son voyage. Mais la "loi de la honte" est toujours en place. Et le tollé continue.

Il est 13 h 30 sur Radio Caraïbes, la première station des Antilles. L'heure de "Vous avez la parole". Une semaine après le début de l'affaire, les auditeurs de tous âges et de tous milieux se déchaînent toujours. Contre la loi. Contre la non-reconnaissance des dégâts causés par la colonisation, elle-même liée à l'esclavage. Contre la célébration de Napoléon, qui a rétabli l'esclavage. Contre la discrimination envers les Noirs. Contre l'opinion française, qui, d'après un sondage CSA-Le Figaro, dit approuver la loi à 64 %. Contre des mots qui laissent un mauvais goût dans la bouche : "racaille", "voyou", "Kärcher". De qui parlait le ministre de l'intérieur ?, demandent-ils. Des Noirs. "De nous". De ce million d'Antillais disséminés en métropole, beaucoup dans les banlieues des grandes villes. De tous ces anciens colonisés dont la France ne sait que faire. En Martinique, la colère monte encore.

Depuis une vingtaine d'années, sur la place Savane de Fort-de-France, la statue en marbre de Joséphine de Beauharnais n'a plus sa tête. Une nuit, des inconnus sont venus décapiter cette "fille de békés" (colons) que la légende accuse d'avoir incité l'Empereur à rétablir l'esclavage. En Martinique, où bizarrement, comme en Guadeloupe, un musée de la colonisation n'a jamais vu le jour, la fameuse Joséphine acéphale, en plein centre de la préfecture, est une trace familière et trop rare de la souffrance enfouie. "Où sont nos symboles positifs ?", peut-on lire parmi les graffitis, sur le socle. Souffrance enfouie, mémoire blessée. Dans l'affaire du ministre indésirable, la fable a sa morale : le petit peuple martiniquais reste bien tranquille tant qu'on ne vient pas provoquer sa mémoire. Une mémoire d'autant plus susceptible qu'elle fut mal soignée...

Chez ces fils et filles de l'esclavage, dont l'identité sur l'île n'est pas dissociable des colonisateurs, le passé a longtemps attendu son heure avant de pouvoir émerger. Il a fallu les années 1980, l'arrivée de la gauche au pouvoir et les effets de la décentralisation, pour voir les noms des anticolonialistes tutélaires, Aimé Césaire ou Frantz Fanon — moqués dans les médias —, apparaître enfin dans les manuels scolaires. Les "bienfaits" de la colonisation, les collégiens les ont biberonnés dans tous leurs livres scolaires. C'est un béké lui-même, Jean-Luc de Lagarigue, descendant d'esclavagistes, qui le reconnaît : "On n'apprenait rien de l'histoire martiniquaise à l'école. Dans ma famille, le mot esclave n'a jamais été prononcé."

Des progrès ont été réalisés depuis. Trop peu. Il fallut attendre la loi Taubira en 2001 pour voir l'esclavage défini en crime contre l'humanité. Mémoriaux et commémorations sont rares. Dans les manuels, les écoliers continuent à en apprendre plus sur l'histoire de l'Hexagone que sur eux-mêmes. Détail idiot mais énervant : le journal télévisé français ne donne pas la météo des Antilles. Petites frustrations qui s'ajoutent au fonds déjà trouble du ressentiment.


Face à ce déni, les promesses de "fierté retrouvée" d'un Alfred Marie-Jeanne permettent d'autant plus d'expliquer son succès politique que les idées indépendantistes proprement dites restent très minoritaires. Très actif en ces temps agités, le collectif Devoir de mémoire se donne pour tâche de rebâtir la conscience martiniquaise. "La France a un grand sens de son histoire et de sa vertu civilisatrice, constate amèrement Serge Chalons, président du collectif. Cette arrogance est d'autant plus aisée que les Antillais, descendants d'esclaves, éprouvent la honte de leur mémoire."

Autoapitoiement ? Sur l'île, des voix s'insurgent contre "la victimisation compassionnelle". Comme celle d'Elisabeth Landi, martiniquaise, professeur d'histoire en khâgne au lycée Bellevue de Fort-de-France. "L'époque, dit-elle, ne favorise pas les nuances. J'ai dit un jour dans une conférence que la plantation n'était pas un camp de concentration. C'était chaud. Des militants assis au premier rang ont hué, ça s'est arrêté là." L'historienne, révoltée elle aussi contre la loi de 2005, s'inquiète de voir surgir par contrecoup "une mémoire officielle et moralisante. Or l'histoire n'est pas une morale, avec des termes positifs ou négatifs, elle décrit des processus. Le devoir de mémoire est légitime, mais par sa subjectivité il occulte le devoir d'Histoire. Il faut éviter de s'enfermer dans la vision étriquée d'une douleur permanente."

Patrick Chamoiseau pense tout le contraire. "Comment peut-on nous reprocher de pleurnicher sur nous-mêmes, alors que le travail de mémoire n'a jamais été fait ? On est passé de l'esclavage au non-esclavage, sans tribunal de Nuremberg, avec un système d'indemnisation réservé aux anciens maîtres. On est passé de la glorification systématique du colonialisme à une sorte de neutre pédagogique, un non-dit. L'Occident n'est pas en règle avec son passé. Un tel déni de mémoire fabrique des débris de souffrances."

Kolo Barst, chanteur populaire, le constate à sa façon. Son dernier tube en créole, "Févryé 74" (Février 1974), célèbre une fameuse révolte des ouvriers de la banane, réprimée dans le sang. Rien à voir, en apparence, avec la colonisation. Sauf que le Martiniquais n'échappe jamais, même malgré lui, à sa mémoire fondatrice. "La souffrance sociale dont je parle s'inscrit dans la souffrance fondamentale de mes parents, explique le chanteur. Dans cette humanité bafouée qui est dans nos gènes." Il hésite un instant : "Je ne sais pas si vous pouvez comprendre. Ceux qui n'ont jamais perdu l'humanité n'ont pas à faire la démarche de la conquérir. Ils ne peuvent pas savoir combien c'est long." Dans l'histoire d'identité torturée de la Martinique, "pays à part entière et pays entièrement à part", comme on a l'habitude de dire ici, l'affaire de la "loi de la honte" se tient en bonne place.

Ce texte a réussi le tour de force de rassembler contre lui l'intégralité du peuple martiniquais, y compris ses représentants UMP. Seuls les quelque 2 000 békés de l'île, descendants des colons esclavagistes qui vivent en autarcie dans leurs riches plantations du "cap Est", gardent le silence habituel. Or cette mobilisation collective vient s'inscrire dans une série de symptômes : elle est la dernière en date des trois crises qui ont ébranlé l'île durant cette seule année 2005.

En mars, c'est Dieudonné qui inaugure la série. Avant son spectacle à Fort-de-France, l'humoriste controversé se fait tabasser par quatre extrémistes juifs. Aimé Césaire le reçoit. "Dieudonné frappé, la Martinique blessée", titre le quotidien local France Antilles. L'empathie est immédiate : Dieudonné, Noir, s'adresse aux Noirs, à leur mémoire bafouée, aux injustices dont la France, notamment, les accable.

Il fustige la "pornographie mémorielle" de la Shoah, coupable d'occulter les autres mémoires. La corde est sensible, la mayonnaise prend vite : en Martinique, la concurrence avec la souffrance du peuple juif est un filon populiste efficace. Deuxième crise : la catastrophe de Maracaibo. Le 16 août, un avion s'écrase dans cette ville du Venezuela. 152 Martiniquais trouvent la mort. L'Etat français réagit comme il faut. Le ministre des DOM-TOM, François Baroin, impressionne par son tact et son efficacité. Le président de la République se déplace. Martiniquais et métropolitains se recueillent ensemble au stade de Dillon. Le parti indépendantiste esquisse quelques tentatives pour tirer la couverture à lui et "faire un deuil martiniquais". En vain : ces jours-là, la France marque des points. Dieudonné, Maracaibo, Sarkozy : trois événements franco-martiniquais.

Trois crises de poussée identitaire dont l'annulation fracassante du voyage de Nicolas Sarkozy est le dernier avatar. Que révèlent-elles ? La progression d'une solidarité noire, antirépublicaine et fleurant l'antisémitisme ? Une réconciliation fraternelle et définitive avec Paris, après la catastrophe aérienne ? Ou au contraire une rupture décisive avec la France, par l'hostilité déclarée à un ministre de la République ? A vrai dire, rien de bien net. L'ambivalence martiniquaise fournit la réponse.

Samedi 10 décembre, en tout cas, le divorce France-Martinique n'était toujours pas à l'ordre du jour. Un match de foot historique opposait le Club franciscain de Martinique au Club Sportif Louhans-Cuiseaux, pour le 8e tour de la Coupe de France. Martinique contre France. La Martinique a perdu, 5-2. Sur les gradins, un supporteur de Louhans-Cuiseaux hurlait de joie, un peu seul, en agitant sa banderole.

Présent dans les tribunes, l'homme fort de Martinique, l'indépendantiste Alfred Marie-Jeanne, était un peu plus déçu que la moyenne. Sans plus. Il n'empêche : la France est attendue au tournant. Avec un mélange confus de reconnaissance et de rancœur, de demande et de rejet, d'amour et d'exaspération. Le langage de l'autonomie s'installe en douce.

"Nation martiniquaise", "communauté de destin distincte de l'Etat français..." La désolante affaire de la loi de 2005 trouble encore davantage l'inconscient collectif. Déséquilibrant un peu plus cette identité déjà fragile, entre appartenance et différence. "Peau noire, masque blanc", écrivait déjà Frantz Fanon.

[www.lemonde.fr]

À l’origine des débats actuels, il y a Aimé Césaire


Publié dans l'édition du mardi 13 décembre 2005 (page 9)

Pas plus, pas moins, mais pas pareils... L’égalité doit se construire dans la différence, c’est un des enseignements que l’on peut retirer de la lecture de “Nègre je suis, nègre je resterai”, le livre des entretiens d’Aimé Césaire avec Françoise Vergès, paru aux éditions Albin Michel. Dialogues entre La Réunion, la Martinique et le monde.

CULTURE ET IDENTITÉ


LES éditions Albin Michel ont publié le mois dernier, dans la collection itinéraires du savoir, “Nègre je suis, nègre je resterai” qui retrace les entretiens entre Aimé Césaire et Françoise Vergès. Le titre correspond à une devise que Césaire et Senghor ont forgée au début de leur amitié.

Les entretiens ont eu lieu en juillet 2004 et apportent au débat actuel sur l’histoire de la France outre-mer une perspective intéressante, comme l’écrit Françoise Vergès dans son introduction : "Relire Césaire à la lumière du présent donne aux débats d’aujourd’hui une histoire, une généalogie qui les fondent." Elle prône "une lecture situant une voix qui, dans toutes ses contradictions, témoigne de son siècle, celui de la fin des empires coloniaux et des questions qu’elle pose, l’égalité, l’interculturalité, l’écriture de l’histoire des anonymes, des disparus du monde non-européen."

Du poétique au politique


Aimé Césaire est un poète fondamental, reconnu dans le monde entier plus que n’importe où en France, et lors de ses entretiens, Françoise Vergès s’intéresse au parcours littéraire, politique et humain d’Aimé Césaire, son bonheur de quitter une société martiniquaise qui singeait l’Europe, son entrée à hypokhâgne et sa rencontre avec Senghor, leurs discussions, leurs questionnements, leurs lectures.

Et Césaire confie : "Nous nous sommes intéressés aux littératures indigènes, aux contes populaires. Notre doctrine, notre idée secrète, c’était : “Nègre je suis et Nègre je resterai.” Il y avait dans cette idée l’idée d’une spécificité africaine, d’une spécificité noire. Mais Senghor et moi nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir. J’ai ma personnalité et, avec le Blanc, je suis dans le respect, un respect mutuel."

Cette démarche les faisait sortir de la pensée Franco-française d’une seule civilisation avec un grand C, base de la pensée coloniale : "Les Français ont cru à l’universel et, pour eux, il n’y a qu’une seule civilisation : la leur" (...) "à présent, elle est obligée de se confronter à la différence culturelle. Mais c’est l’histoire qui l’y oblige." Un peu plus loin il affirme encore : "la mentalité coloniale existe. L’Europe s’est persuadée qu’elle apportait un bienfait aux Africains."

"Que sommes-nous dans ce monde blanc ?"


Aimé Césaire évoque souvent un malaise antillais, que nous aussi à La Réunion, nous pouvons ressentir : "Il y a un mal être antillais, qui se comprend très bien. Pensez au type enlevé en Afrique, transporté à fond de cale, enchaîné, battu, humilié : on lui crache à la face, et cela ne laisserait aucune trace ? Je suis persuadé que cela m’a influencé."

La seule solution que le poète trouve pour sortir de ce mal-être est de passer du monde martiniquais, au monde noir et plus loin à l’Homme. Aimé Césaire considère que cette histoire est irréparable, voilà pourquoi il n’adhère pas au concept de réparation, qui sous entendrait qu’on puisse être quitte d’un crime contre l’humanité.

Il prône plutôt un nouvel humanisme : "“Liberté, égalité, fraternité”, prônez toujours ces valeurs, mais tôt ou tard, vous verrez apparaître le problème de l’identité. Où est la fraternité ? Pourquoi ne l’a-t-on jamais connue ? Précisément parce que la France n’a jamais compris le problème de l’identité. Si toi tu es un homme, avec des droits et tout le respect qu’on te doit, et bien moi aussi je suis un homme, moi aussi j’ai des droits. Respecte-moi, à ce moment-là nous sommes frères. Embrassons nous. Voici la fraternité."

Un nouvel humanisme où "Il s’agit de savoir si nous croyons à l’homme et si nous croyons à ce qu’on appelle les droits de l’homme" et où "Il faut que nous apprenions que chaque peuple a une civilisation, une culture, une histoire. Il faut lutter contre un droit qui instaure la sauvagerie, la guerre, l’oppression du plus faible par le plus fort."

Découvrir la postcolonialité

A l’issue de ces entretiens, trop riches pour que nous puissions ici en résumer la teneur et que nous vous invitions ardemment à lire, Françoise Vergès apporte des précisions sur le postcolonialisme, une école de recherche qui "explore les liens entre colonie et métropole", "refuse d’entériner l’idée d’une frontière étanche entre colonie et métropole, mais cherche plutôt à découvrir les échanges, les emprunts, les distorsions, les limites."

Cette école "pose la question de la place et du rôle de la colonie dans l’élaboration de l’identité nationale française, de la doctrine républicaine, et de l’image que la France se donne d’elle-même. La colonie en tant que telle, est constitutive de la nation française, elle n’en est pas un surcroît ou un ailleurs déraisonnable. Le colonial a trop longtemps été compris comme l’exception alors qu’en réalité il modèle le corps même de la république."

Eiffel

[www.temoignages.re]

AIMÉ CÉSAIRE, DISCOURS sur le COLONIALISME, en 1955

Extrait:

« Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à
déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le
dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la
violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que,
chaque fois qu'il y a au VietNam une tête coupée et un oeil crevé et
qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on
accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un
acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression
universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer
d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de
tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives
tolérées. de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces
patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette
jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de
1'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du
continent. [...]

J'ai relevé dans l'histoire des expéditions coloniales quelques
traits que j'ai cités ailleurs tout à loisir.

Cela n'a pas eu l'heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c'est
tirer de vieux squelettes du placard. Voire !

Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants
de l'Algérie :


" Pour chasser les idées qui m'assiègent quelquefois, je fais couper
des têtes, non pas des têtes d'artichauts, mais bien des têtes
d'hommes. "

Convenait-il de refuser la parole au comte d'Herisson :


"Il est vrai que nous rapportons un plein barils d'oreilles
récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. "

Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de
foi barbare :


"On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les
arbres."

Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela
dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres :


"Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que
faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths."

Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l'oubli le fait d'armes
mémorable du com­mandant Gérard et se taire sur la prise d'Ambike, une
ville qui, à vrai dire, n'avait jamais songé à se défendre :


"Les tirailleurs n'avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne
les retint pas ; enivrés de l'odeur du sang, ils n'épargnèrent pas
une femme, pas un enfant... A la fin de l'après-midi, sous l'action
de la chaleur, un petit brouillard s'éleva : c'était le sang des cinq
mille victimes, l'ombre de la ville, qui s'évaporait au soleil
couchant."

Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les
innommables jouissan­ces qui vous friselisent la carcasse de Loti
quand il tient au bout de sa lorgnette d'officier un bon massacre
d'Annamites ? Vrai ou pas vrai ? [2] Et si ces faits sont vrais,
comme il n'est au pouvoir de personne de le nier, dira-­t-on, pour les
minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ?

Pour ma part, si j'ai rappelé quelques détails de ces hideuses
boucheries, ce n'est point par délectation morose, c'est parce que je
pense que ces têtes d'hommes, ces récoltes d'oreilles, ces maisons
brûlées. ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui
s'évaporent au tranchant du glaive, on ne s'en débarrassera pas à si
bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète,
déshumanise l'homme même le plus civilisé ; que l'action coloniale,
l'entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris
de l'homme indigène et justifiée par ce mé­pris, tend inévitablement à
modifier celui qui l'entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se
donner bonne conscience, s'habitue à voir dans l'autre la bête,
s'entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer
lui-­même en bête. C'est cette action, ce choc en retour de la
colonisation qu'il importait de signaler. »



[1] Aimé Césaire a été maire de Fort de France (1945 - 2001) et
député de la Martinique (1945 - 1993) ; il a obtenu la
départementalisation de la Martinique en 1946.

[2] Il s'agit du récit de la prise de Thouan-An paru dans le Figaro
en septembre 1883 et cité dans le livre de N. Serban : Loti, sa vie,
son oeuvre. « Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait
des feux de salve-­deux ! et c'était plaisir de voir ces gerbes de
balles, si facilement dirigeables, s'abattre sur eux deux fois par
minute, au commandement d'une manière méthodique et sûre... On en
voyait d'absolument fous, qui se rele­vaient pris d'un vertige de
courir ...Ils faisaient un zigzag et tout de travers cette course de
la mort, se retroussant jusqu'aux reins d'une manière comique... et
puis on s'amusait à compter les morts, etc. »

Langue : Français Éditeur : Presence Africaine (11 juillet 2000)
Format : Broché - 58 pages
ISBN : 2708705318

AIMÉ CÉSAIRE, DISCOURS sur le COLONIALISME, en 1955

extraits choisis tirés de éd. PRÉSENSE AFRICAINE, 1989

p. 11-12 :

"Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et "interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette lactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s'étonne, on s'indigne. On dit : "Comme c'est curieux ! Mais, Bah! C'est le nazisme, ça passera !" Et on attend, et on espère; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'oeil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il est sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d'étudier, clinlquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est que l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique.

Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.(...)"

p. 19-20 :

"Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourne, en chicote et l'homme indigène en instrument de production.

A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.

J'entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer.

Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse.

Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de vignes plantés.

Moi, je parle d'économies naturelles, d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.

On se targue d'abus supprimés.

Moi aussi, je parle d'abus, mais pour dire qu'aux anciens - très réels - on en a superposé d'autres - très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu'en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s'est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.(...)"

p. 21-22 :

"Cela dit, il parait que, dans certains milieux, l'on a feint de découvrir en moi un "ennemi de l'Europe" et un prophète du retour au passé anté - européen.

Pour ma part, je cherche vainement où j'ai pu tenir de pareils dicours; où l'on m'a vu sous-estimer l'importance de l'Europe dans l'histoire de la pensée humaine ; où l'on m'a entendu prêcher un quelconque retour ; où l'on m'a vu prétendre qu'il pouvait y avoir un retour.

La vérité est que j'ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l'Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c'est au moment où l'Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d'industrie les plus dénués de scrupules que l'Europe s'est "propagée"; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontré sur notre route et que l'Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l'histoire.

Par ailleurs, jugeant l'action colonisatrice, j'ai ajouté que l'Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n'a tendu à rien de moins qu'à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu'ils avaient de plus pernicieux.(...)"

lundi 28 mai 2007

Les vérités d'Aimé Césaire, « père de la négritude » : NÈGRE JE SUIS, NÈGRE JE RESTERAI

Entretiens
Les vérités d'Aimé Césaire, « père de la négritude » : NÈGRE JE SUIS, NÈGRE JE RESTERAI Entretiens d'Aimé Césaire avec Françoise Vergès


Albin Michel, 151 pages, 14 euros. Ces entretiens avec le poète martiniquais, « père de la négritude », prennent un relief particulier après l'embrasement des banlieues françaises.


C'est une affaire très personnelle. Avouons d'emblée qu'avec le « Cahier d'un retour au pays natal », nous devons à Aimé Césaire l'un de nos plus grands émois littéraires. Ce texte avait eu la force d'un coup de poing. Et la poésie de Césaire, souvent difficile, toujours puissante, n'a jamais estompé cette impression. On comprendra, dans ces conditions, le plaisir de retrouver aujourd'hui l'auteur martiniquais à travers des entretiens avec Françoise Vergès, réunionnaise et professeur de sciences politiques.

A quatre-vingt-dix ans passés, le « père de la négritude » n'a rien perdu de son engagement politique, de son humanisme (Michel Leiris parlait de sa « passion d'humanité ») et de sa faculté d'indignation. Dans ces (trop) brefs entretiens, Césaire revient sur sa rencontre avec son ami Léopold Sédar Senghor, d'un an son aîné, alors en classe avec Georges Pompidou au lycée parisien Louis-le-Grand. « Notre doctrine, notre idée secrète, c'était : nègre je suis et Nègre je resterai », dit-il. Il y avait dans cette idée celle d'une spécificité africaine, d'une spécificité noire. Mais Senghor et moi, nous nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir. J'ai ma personnalité et, avec le Blanc, je suis dans le respect, un respect mutuel. »

Césaire, qui n'a cessé d'analyser ce que signifiait naître et vivre sur une terre créée par la colonisation et où avait sévi l'esclavage, affirme le poids de l'altérité et la difficulté de la République d'établir une véritable égalité. « Où est la fraternité ? Pourquoi ne l'a-t-on jamais connue ? Précisément parce que la France n'a jamais compris le problème de l'identité », répond-il à Françoise Vergès. Critique envers la France, il ne sombre pas dans l'angélisme en ce qui concerne son île. Il faut sortir de la « victimisation » même si la tâche est rude : « Nous avons toujours été sujets, colonisés. Il en reste des traces. », affirme-t-il.


« Deux manières de se perdre »
Lire ou relire Césaire aujourd'hui prend un relief particulier après que les banlieues se sont enflammées. Ses textes (ses cris ?), en faveur d'un monde plus juste et sans racisme, n'ont pas vieilli. Il y a un autre modèle à mettre en place que « l'universalisme républicain » qui rejette, dans une attitude de « générosité », la distinction des groupes par leur origine ethnique ou culturelle. Les différences abolies, effacées, il n'y aurait donc que des égaux. Ces principes ont failli, car on n'« égalise » pas dans une société où certains sont considérés comme inférieurs. « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l'universel », écrivait Césaire à Maurice Thorez, alors qu'il quittait le Parti communiste en 1956 pour fonder le Parti progressiste martiniquais. Tant d'années après, il s'agit toujours d'établir un « droit de cité » afin que chacun trouve sa place.

RENAUD CZARNES

Une vie dans le siècle
Aimé Césaire (92 ans) est né à Basse-Pointe, en Martinique, dans une famille de sept enfants d'un père contrôleur des contributions et d'une mère femme au foyer. En 1924, il obtient une bourse pour le lycée Victor-Schoelcher à Fort-de-France. En 1932, il entre en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, à Paris, et il rencontre Léopold Sédar Senghor, avec qui il lie une amitié indéfectible. A sa sortie de l'Ecole normale supérieure, il enseigne dans son ancien lycée en Martinique. Il publie son premier livre, « Cahier d'un retour au pays natal », en 1939. Il est élu maire puis député de Fort-de-France en 1945 (il le sera jusqu'en 1993). Il publie « Armes miraculeuses », « Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache », « Corps perdu », « Discours sur le colonialisme »... En 1957, il fonde le Parti progressiste martiniquais. Césaire est considéré comme un des plus grands poètes contemporains.

[www.lesechos.fr]

Comment peut on être noirs ?


Réflexions sur la négritude.


le Noir vu par le Blanc
- en espace public
- l'homme exotique
- chanson et imagerie populaires
- plus nuancé
- l'Évolué
le Noir vu par le Noir
- couleur de peau et négritude
- Matongue
- Black is beautifull
- le découragement des intellectuels congolais

femme mère


La vision du Noir par le Blanc.
Comme la grande majorité des européens de l'époque (de la Colonie), les Belges ne sont ni plus ni moins racistes que les autres vis-à-vis des Noirs. Ils ne les connaissent tout simplement pas. Face à cette constatation, trois réactions prévalent, à savoir :
- l'indifférence, pour ceux qui ignorent même qu'ils ne sont pas seuls au monde ;
- la discrimination négative, pour ceux qui craignent tout ce qu'ils ne comprennent pas ;
- la discrimination positive, pour ceux qui aiment la découverte, le rapprochement et le contact avec tout ce qui est étranger.
Comme la crainte populaire engendre des réactions plutôt négatives, le Noir a été perçu, dès les premiers âges, comme un être diabolique. Est-ce dû à la couleur de sa peau ? à ses attitudes incompréhensibles lors des premiers contacts ? à son absence de vêtements qui laisse apercevoir une grande surface de peau nue, à l'instar des animaux ? ou, au contraire, à ses oripeaux effrayants ? (homme-léopard, masques impressionnants...), enfin, son comportement de groupe impressionne-t-il à ce point l'imaginaire (voir le film Zoulou) ?
On frémit à la lecture de cet article vieux d'un peu plus d'un siècle et qui en dit long sur la manière dont le Noir est perçu à la fin du 19e siècle :
Article "Nègre"
"C'est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l'espèce nègre est aussi intelligente que l'espèce blanche. Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c'est qu'ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l'espèce blanche. Mais cette supériorité intellectuelle qui selon nous ne peut être révoquée en doute, donne-t-elle aux blancs le droit de réduire en esclavage la race inférieure ? Non, mille fois non. Si les nègres se rapprochent de certaines espèces animales par leurs formes anatomiques, par leurs instincts grossiers, ils en diffèrent et se rapprochent des hommes blancs sous d'autres rapports dont nous devons tenir grand compte. Ils sont doués de la parole, et par la parole nous pouvons nouer avec eux des relations intellectuelles et morales, nous pouvons essayer de les élever jusqu'à nous, certains d'y réussir dans une certaine limite. Du reste, un fait plus sociologique que nous ne devons jamais oublier, c'est que leur race est susceptible de se mêler à la nôtre, signe sensible et frappant de notre commune nature. Leur infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le droit d'abuser de leur faiblesse, nous impose le devoir de les aider et de les protéger."
Pierre Larousse, Article "Nègre", Grand Dictionnaire Universel du 19e s. (1872)
L'image du Noir dans les espaces publics
Il n'y a pas d'endroit en Belgique qui ne fasse pas référence à son passé colonial. Chaque ville possède des édifices publics, des places, des statues qui commémorent, le plus souvent en l'honneur du colonisateur, la présence belge au Congo. Les images sont souvent des allégories, des rappels de faits historiques, des commémoration et des souvenirs. Le Noir y a pratiquement toujours le rôle passif. Les principaux exemples sont illustrés dans les extraits suivants de « L'Autre et Nous, "Scènes et Types" ». Achac, éd. Syros, Paris 1995 : 253-257.- Édouard VINCKE
La statuaire
De façon générale, les monuments, qui constituent, avec les toponymes l'espace légitime ont comme fonction explicite d'exprimer des valeurs à destination de l'ensemble des citoyens. Leur sens est très global, et leur symbolisme, ni pointu ni ésotérique, utilise l'allégorie, dont un des éléments est la redondance.
Le Monument du Congo, situé à Bruxelles, est particulièrement éclairant. Inauguré en 1921, il comporte vingt-neuf personnages : Arabes, Belges, Congolais, sans compter un crocodile. Le groupe de faîte est composé de quatre personnages nus. Une femme noire implorante présente son enfant à une Belgique protectrice ; un peu plus loin, un enfant accroché aux rochers regarde le cortège des Belges et Congolais du bandeau. Ce groupe est sous-titré: "La race noire est accueillie par la Belgique". Le bandeau, en ronde-bosse, campe les pionniers coloniaux, un missionnaire et six explorateurs, dans des rôles dynamiques : on voit tout de suite qu'ils guident et ordonnent. Un Congolais est courbé. Les autres personnages sont des femmes et des enfants qui, guidés par le missionnaire, convergent vers un des Blancs, assis.
Les groupes latéraux donnent une légitimation supplémentaire à la colonisation. A droite, deux militaires belges. Le texte est : "Le soldat belge se dévoue pour son chef blessé à mort." A gauche, un soldat belge écrase de sa botte le visage d'un Arabe qu'il va sans doute achever, car il retire son sabre du fourreau. Sous le groupe, une inscription explique : "L'héroïsme militaire belge anéantit l'Arabe esclavagiste. " Sous l'ensemble est couché un Congolais nu, à côté d'un crocodile, les deux personnifiant le fleuve.
Ce qui saute aux yeux, c'est que les Congolais sont nus, alors que les Belges ainsi que l'ennemi arabe sont vêtus de pied en cap. Les personnages allégoriques - Belgique, "race noire ", fleuve Congo - sont également nus. Mais alors que la Belgique, qui surplombe l'ensemble, domine et protège les êtres humains, le Congolais-fleuve Congo, placé tout au-dessous, jouxte un animal féroce. Le monument est axé sur quelques oppositions simples : nature-culture, civilisation-barbarie, protection-subordination des Congolais, héroïsme belge-malignité des Arabes. Les moyens utilisés sont l'opposition vêtements-nudité, la gestuelle des acteurs, en plus de leur situation signifiante dans l'espace.
La toponymie souvenir.
Qu'en est-il des toponymes bruxellois relatifs à l'Afrique centrale ? Nombre d'entre eux sont empruntés à la géographie du Congo belge, et plusieurs "héros" coloniaux sont cités. Or, il n'y a pas un seul nom de Congolais ni d'Africain dans ce registre urbain. Cela signifie précisément qu'en près d'un siècle de commerce avec l'Afrique centrale, la mémoire collective transitant par les édiles n'a retenu que des héros blancs, campés dans un paysage congolais.
Le personnage symbolique.
Le père Fouettard, compagnon domestique de saint Nicolas se voit dans les vitrines, escortant son patron, au cours de la semaine qui précède le 6 décembre. Depuis quelques années, son image se raréfie, par un processus d'autocensure. Cette extinction partielle a été précédée d'une période de glissement au cours de laquelle ce père Fouettard a perdu ses attributs diaboliques (petites cornes, air méchant) pour prendre des traits infantiles.
Le "Maure" est enturbanné, en culottes bouffantes, portant boucles d'oreilles et babouches : c'est une livrée d'esclave de prestige. Sous forme de statuaire domestique de luxe, toujours produite et présentée dans des vitrines d'Europe occidentale, c'est le "Maure vénitien ". Il est parfois nu, supportant une table basse, plus souvent en riche livrée, portant un flambeau.
Les enseignes représentant le Noir étaient autrefois fréquentes. En Europe centrale, où il est encore très répandu, le Noir a servi d'enseigne à des cafés et à des pharmacies En Allemagne, il est l'emblème de grandes marques de bière et de chocolat . Il y eut des céramiques illustrant la raison sociale d'établissements coloniaux : une céramique parisienne très connue, rue du Grand-Cerf, montre un esclave apportant le tabac à son maître, un planteur.
Des T-shirts présentent des caricatures de Noirs : cannibales transportant un explorateur ficelé, personnage avec un os dans les cheveux, ou autres images dénigrantes. Les images positives sont celles de musiciens noirs, ou d'hommes politiques incarnant la négritude revendiquée. A l'occasion de fêtes, maintes villes d'Europe font sortir des groupes folklorisés qui puisent à deux sources l'image constitutive du Noir. La première source est précoloniale.
Les différents signes iconiques renvoient à des valeurs et à des rôles. Les plus signifiants concernent sans doute l'opposition nudité-habillement, et les vêtements signifiant la condition. La statuaire coloniale, qui utilise régulièrement l'opposition nature-culture, ne peut signifier plus clairement une valeur, l'état de dépendance, qu'il s'agisse de l'Afrique ou des Amériques. La livrée du groom l'habille totalement, du bout des doigts au sommet du crâne (on peut observer d'ailleurs que les singes de bateleurs étaient souvent revêtus du seul chapeau de groom). Ainsi, par l'habit ou la nudité, la condition servile est autant signifiée. Naturellement, la gestuelle iconisée surdétermine le message : l'expression faciale, les objets portés, l'attitude offrante. Les diverses représentations du Maure avaient oscillé et oscillent encore entre les pôles nudité-livrée, et ce depuis plus de trois siècles : il est soit quasi nu, guerrier ou esclave, soit revêtu d'une riche livrée d'esclave orientalisé. La nudité se prolonge dans la publicité caritative tiers-mondiste.


Illustrations de ce sujet
savon qui blanchit

joueur de tam-tam
L'homme exotique dans les manuels belges de géographie édités en français. par Édouard VINCKE
Le Congolais.
C'est un personnage central des manuels jusque dans les années soixante. On le fait appartenir à "la "race bantoue", entretenant ainsi l'habituelle confusion entre le linguistique et le culturel. Son portrait physique est brossé en quelques traits archétypiques souvent désobligeants, et qui sont loin de refléter la diversité humaine réelle. On en fait souvent une description bestialisante. On insiste avec lourdeur sur le côté "rudimentaire" de son mode de vie : il habite des huttes misérables, son agriculture est rudimentaire, sa musique aussi, ainsi que sa statuaire. Il va nu, peu habillé, ou alors il s'habille de couleurs criardes. On passe sous silence les adaptations techniques ou écologiques réussies, de régions où l'alimentation était suffisante et les populations florissantes, où divers arts s'épanouissaient. On fait grief au Congolais de son anthropophagie, réelle dans certaines régions mais dont on exagère nettement et la fréquence et la répartition. Un des auteurs principaux (la Procure) la passe cependant sous silence, et le fait a retenu mon attention. D'après le contexte, ce n'est point par sympathie excessive pour le Congolais. Il s'agit en fait du point de vue prosélyte et missionnaire, qui nie l'évolution biologique et considère le Congolais non comme un Sauvage à l'aube de l'humanité, mais comme un être déchu objet de rédemption. On verra donc surtout les obstacles à ce sauvetage, et l'obstacle principal est le "féticheur". Pour la plupart des auteurs l'animisme était simplement une religion rudimentaire, grossière. Pour "la Procure", il y a plus: le Féticheur pervers est l'ennemi du Missionnaire. C'est pourquoi les portraits culturels contourneront le problème de l'anthropophagie, pour souligner avec force un problème qui pourrait sembler mineur : celui des ordalies. Cet aspect de la justice villageoise -sur lequel je ne prends pas position ici- est stigmatisé avec force, parce qu'il est perçu plus ou moins consciemment comme une structure légaliste qui s'oppose à l'ordre colonial et à l'ordre missionnaire.
En 1909, un auteur esquisse et fixe le portrait psychologique du Congolais : "Deux traits frappent surtout en étudiant le nègre ; d'abord, son impuissance à abstraire et à arriver à des idées générales ; ensuite son inaptitude à des initiatives spontanées... Mais à côté de ces graves défauts il possède deux qualités essentielles : un instinct commercial développé, et une aptitude extraordinaire à l'imitation". Ce thème sera inlassablement repris pendant des décennies par nombre d'auteurs qui montrent à leur tour un extraordinaire instinct d'imitation. Mais il n'y a là rien d'étonnant. Il s'agit d'une prédiction créatrice initialement mise en forme par un explorateur du début du siècle, E. Dupont. La formulation plût et fut retenue, car elle correspondait trop bien au rôle qui serait assigné au Congolais. Son incapacité à l'abstraction le vouait au second rôle et appelant à l'élever par l'éducation, le reléguait en même temps à une position biologiquement inférieure. Son manque d'initiative ne pouvait en faire qu'un être à commander. Heureusement, son instinct commercial ouvrait des perspectives prometteuses à l'économie de marché. Et enfin, son esprit d'imitation, tout en lui retirant d'office le droit et la capacité à l'autonomie, rendait légitime et prometteur l'effort d'éducation qui lui serait prodiguée. Tout est en place pour une colonisation réussie. Le discours ethnographique des manuels est détaillé, fouillé, et ajusté à une cible : justifier la colonisation.
La chanson et l'imagerie populaires.
Ici, le nègre est sujet à pitié. Les thème récurrents sont l'esclavage et le travail forcé. La chanson qui suit date d'avant la dernière guerre. Elle est l'archétype d'un double sentiment à l'égard des Noirs. D'une part, la condition malheureuse dans laquelle le Blanc l'a plongé et dont Dieu seul est responsable ; d'autre part, le Noir pense en "petit nègre" (tendance généralisée de la part du Blanc - à tel point que le Noir américain force aujourd'hui sur ce côté par retour de moquerie).
Le grand voyage du pauvre nègre


paroles de Raymond Asso


chanté par Edith Piaf
1
Soleil de feu sur la mer Rouge.
Pas une vague, rien ne bouge.
Dessus la mer, un vieux cargo
Qui s'en va jusqu'à Bornéo
Et, dans la soute, pleure un nègre,
Un pauvre nègre, un nègre maigre,
Un nègre maigre dont les os
Semblent vouloir trouer la peau.
3
Toujours plus loin autour du monde,
Le vieux cargo poursuit sa ronde.
Le monde est grand... Toujours des ports...
Toujours plus loin... Encore des ports...
Et, dans la soute, pleure un nègre,
Un pauvre nègre, un nègre maigre,
Un nègre maigre dont les os
Semblent vouloir trouer la peau.
5
Au bout du ciel, sur la mer calme,
Dans la nuit claire, il voit des palmes,
Alors il crie : "C'est mon pays !"
Et dans la mer il a bondi
Et dans la vague chante un nègre,
Un pauvre nègre, un nègre maigre,
Un nègre maigre dont les os
Semblent vouloir trouer la peau.
2
"Oh yo... Oh yo...
Monsieur Bon Dieu, c'est pas gentil.
Moi pas vouloir quitter pays.
Moi vouloir voir le grand bateau
Qui crach' du feu et march' sur l'eau
Et, sur le pont, moi j'ai dormi.
Alors bateau il est parti
Et capitaine a dit comm' ça :
"Nègre au charbon il travaill'ra."
Monsieur Bon Dieu, c'est pas gentil.
Moi pas vouloir quitter pays.
Oh yo... Oh yo..."
4
"Oh yo... Oh yo...
Monsieur Bon Dieu, c'est pas gentil.
Y'en a maint'nant perdu pays.
Pays à moi, très loin sur l'eau,
Et moi travaille au fond bateau.
Toujours ici comm' dans l'enfer,
Jamais plus voir danser la mer,
Jamais plus voir grand ciel tout bleu
Et pauvre nègre malheureux.
Monsieur Bon Dieu, c'est pas gentil,
Moi pas vouloir quitter pays.
Oh yo... Oh yo..."
6
Oh yo... Oh yo...
Monsieur Bon Dieu, toi bien gentil,
Ramener moi dans mon pays.
Mais viens Bon Dieu... Viens mon secours,
Moi pas pouvoir nager toujours.
Pays trop loin pour arriver
Et pauvre nègre fatigué.
Ça y est... Fini !... Monsieur Bon Dieu !...
Adieu pays... Tout l'monde adieu...
Monsieur Bon Dieu, c'est pas gentil.
Moi pas vouloir quitter pays.
Oh yo... Oh yo...

Une vision in situ, plus nuancée


La vision du Noir n'est pas la même pour tous les Blancs. Certains le connaissent mieux, pour ne pas dire intimement et lui découvrent les mêmes qualités et travers que les Blancs. Le Noir n'est pas sujet à moquerie ou dérision et une tentative de lui rendre justice est amorcée déjà au début de la colonisation. Celle-ci ne fait cependant pas l'objet de critique et sa "nécessité" n'est pas remise en question. On voit cependant poindre un esprit paternaliste dont les coloniaux les plus favorables à l'émancipation ne se départiront pas facilement.


A quelle aune mesurer les différences existantes ?
Comment ne pas tomber dans un discours de supérieur à inférieur ?
A quel moment opter pour le vouvoiement lorsque le Noir lui-même considère celui-ci comme peu naturel et marquant encore plus la différence ?
A la découverte des civilisations africaines précoloniales.
L'ethnologue allemand Léo Frobénius (1873-1938) a entrepris près de 12 expéditions en Afrique entre 1904 et 1935. Il nous lègue une description détaillée de la situation de l'Afrique noire à l'arrivée des premiers Européens. Les écrits de Léo Frobénius nous permettent d'une part, d'apprécier les richesses vestimentaires de certains peuples et d'autre part, de découvrir les villes et les civilisations africaines telles qu'elles étaient à l'arrivée des occidentaux :
"Lorsqu'ils (les navigateurs européens) arrivèrent dans la baie de Guinée et abordèrent à Vaïda, les capitaines furent fort étonnés de trouver des rues bien aménagées bordées sur une longueur de plusieurs lieues par deux rangées d'arbres : ils traversèrent pendant de longs jours une campagne couverte de champs magnifiques, habités par des hommes vêtus de costumes éclatants dont ils avaient tissé l'étoffe eux-mêmes ! Plus au sud, dans le Royaume du Congo, une foule grouillante habillée de soie et de velours, de grands États bien ordonnés et cela dans les moindres détails, des souverains puissants, des industries opulentes. Civilisés jusqu'à la moelle des os ! Et toute semblable était la condition des pays à la côte orientale, la Mozambique, par exemple".
Les récits des voyageurs étrangers qui ont exploré le continent africain avant la colonisation, nous permettent d'apprécier la situation réelle à l'intérieur des terres. Ceux-ci sont encore résumés par Frobénius qui avoue l'objectif caché de l'entreprise de dévalorisation de l'image des noirs par les puissances coloniales :
"Les révélations des navigateurs portugais du XVème au XVIIIème siècle fournissent la preuve certaine que l'Afrique nègre qui s'étendait au sud de la zone désertique du Sahara était encore en plein épanouissement, dans tout l'éclat de civilisations harmonieuses et bien formées. Cette floraison, les conquistadores européens l'anéantissaient à mesure qu'il progressaient. Car le nouveau pays d'Amérique avait besoin d'esclaves et l'Afrique en offrait : des centaines, des milliers, de pleines cargaisons d'esclaves ! Cependant, la traite des Noirs ne fut jamais une affaire de tout repos ; elle exigeait sa justification ; aussi fit-on du Nègre un demi-animal, une marchandise. Et c'est ainsi que l'on inventa la notion du fétiche (portugais : feticeiro) comme symbole d'une religion africaine. Marque de fabrique européenne ! Quant à moi, je n'ai vu dans aucune partie de l'Afrique nègre les indigènes adorer des fétiches (…) L'idée du "Nègre barbare" est une invention européenne qui a, par contre coup, dominé l'Europe jusqu'au début de ce siècle".
Et il poursuit encore :
« En 1906, lorsque je pénétrai dans le territoire de Kassaî Sankuru, je trouvai encore des villages dont les rues principales étaient bordées de chaque côté, pendant des lieues, de quatre rangées de palmiers et dont les cases, ornées chacune de façon charmante, étaient autant d'œuvres d'art. Aucun homme qui ne portât des armes somptueuses de fer ou de cuivre, aux lames incrustées, aux manches recouverts de peaux de serpents. Partout des velours et des étoffes de soie. Chaque coupe, chaque pipe, chaque cuiller était un objet d'art (…) En était-il autrement dans le grand Soudan ? Aucunement (…) L'organisation particulière des États du Soudan existait longtemps avant l'Islam, les arts réfléchis de la culture des champs et de la politesse… les ordres bourgeois et les systèmes de corporation de l'Afrique Nègre sont plus anciens de milliers d'années qu'en Europe (…) C'est un fait que l'exploration n'a rencontré en Afrique équatoriale que d'anciennes civilisations vigoureuses ».


Agor@frica Frobénius : Histoire de la civilisation africaine, traduit par Back et Ermont, Gallimard, Paris 1938
Le colonisateur, croyant en son rôle d'éducateur, instaure assez rapidement une émulation au sein des Noirs aux fins de l'encourager à acquérir les critères fixés par lui pour obtenir un statut, un brevet d'assiduité aux leçons du maître. Ce statut était celui dit d'"évolué". Si ce terme peut heurter aujourd'hui, il n'en était pas de même à l'époque. Il devait théoriquement donner à son possesseur une certaine garantie et des facilités d'insertion dans le monde des Blancs.
Ces facilités ne s'obtenaient qu'au prix d'un déracinement profond du candidat par rapport à sa famille, son village, son clan ou sa tribu. Il lui fallait, en effet, faire table rase de toutes ses croyances, expériences et habitudes tribales et puis, seulement, assimiler l'innovation, ce que le Blanc appelait "évolution".
Les critères nécessaires pour obtenir ce statut étaient basés sur un niveau maximum d'études (religieuses, fonction publique, magistrature, armée...), des critères sociaux tels que les habitudes de vie semblables à celles du Blanc. Ainsi, un Comité visitait les habitations des postulants pour contrôler si celles-ci satisfaisaient quant à la tenue, la propreté, l'usage des instruments domestiques, les notions de propreté et de bien-être.
L'Évolué faisant très souvent spirituellement déjà partie de la société blanche, on aurait pu croire que son accès à celle-ci lui était automatiquement acquise. Ce n'était malheureusement pas le cas. Il est en effet difficile pour un maître de placer son élève à son niveau. La société blanche, sans marquer un apartheid classique à la sud-africaine, ne parvenait que très difficilement à admettre en son sein une "élite" noire.
Les autorités coloniales oeuvraient sur deux tableaux qui pouvaient paraître antinomiques. D'une part, il s'agissait (dans la théorie) de protéger la culture africaine. Ainsi, on verra des tentatives de "récupération" de l'art africain par les missionnaires. Ainsi, les comptoirs fluviaux ramenant les coloniaux vers Léopoldville, les aéroports (comme aujourd'hui) offraient à profusion des bibelots en ivoire, des statuettes, des oeuvres sélectionnées pour représenter l'artisanat africain en Belgique.
D'autre part, la Colonie tentait de promulguer un statut semblable à celui de l'européen à une certaine classe de la société africaine. Ceci n'empêcha pas de nombreux postulants malchanceux ou n'ayant pas les critères nécessaires de copier les us et coutumes des blancs et des évolués. Il y avait donc une certaine émulation dans la manière de s'habiller à l'européenne, d'affecter "un certain genre" face à un appareil photographique (les paires de lunettes inutiles !) de tenir des discours empruntés... En ce sens, cette émulation servait parfaitement les visées du colonisateur. Mais, qui cela trompait-il ?
Pour ce faire, le Blanc s'est basé sur des "études" faites par les premiers sociologues ou prétendus tels sur les facultés d'assimilation de certaines peuplades congolaises. Ainsi, il allait de soi (pourquoi ?) que la peuplade Tutsi était plus à même d'assimiler le "progrès de la civilisation" que d'autres. Mais, on peut se poser la question de savoir pourquoi il aura fallu attendre si longtemps pour admettre des étudiants congolais dans les universités. L'argument avançant que celles-ci n'existaient pas avant la fin des années 50 est boiteux. Il suffisait que la demande existât pour que l'on en crée... Dans ce sens, il y eut une "certaine" malhonnêteté intellectuelle vis-à-vis du Noir.
Analyse plus contemporaine de la négritude


Le phénomène de la négritude ne date pas d'aujourd'hui. Il a pris racine dans l'esprit de lettrés africains dès le début des années 30. A cette époque, la "négritude" revendiquait le droit des africains de pouvoir se libérer de la tutelle coloniale. Aujourd'hui, l'indépendance acquise, le mouvement pour la négritude a plutôt tendance à accuser les africains d'être les artisans de leur propre décrépitude. C'est du moins la conclusion de la thèse de Lilian KESTELOOT, historienne et critique littéraire sur le phénomène de la négritude.
Un site qui relate une interview de Lilian Kesterloot : http://www.refer.sn/article710.html
joueur de likembe
La vision du Noir par le Noir.
Le sujet de cette réflexion ne concerne pas l'Africain dans son continent. Il ne doit pas "se présenter" à l'oeil de l'étranger. C'est celui-ci qui n'est pas naturellement à sa place sur le continent africain. Mais, la Colonie a créé un type de "déraciné" africain qui a suivi le colonisateur, après que celui-ci l'ait quitté, jusque dans son pays d'origine. Deux tendances distinctes existent au sein de la population d'origine africaine expatriée


- la tendance à l'européanisation par assimilation ou copie du "modèle blanc"
a revendication de la négritude.


Couleur de peau et négritude


Elles sont africaines et se font blanchir la peau. Simple critère esthétique certainement Ferdinand Ezembe, psychologue à Paris spécialisé dans la psychologie des communautés africaines affirme que non. Il s'agit pour lui d'un profond traumatisme post-colonial.


Se faire blanchir la peau est une pratique depuis longtemps courante ici ou ailleurs parmi les femmes africaines. Le principe a pourtant de quoi choquer. A la lueur crue d'une objectivité primaire, le concept de dépigmentation, où le noir est à la quête perpétuelle du moins noir, reste somme toute mystérieux.


Le phénomène n'a rien à voir avec une simple mode. Il est bel est bien culturel, tellement bien intégré aux pratiques qu'on ne s'interroge même plus sur ses lointains fondements. A ce titre, la thèse défendue par Ferdinand Ezembe, psychologue à Paris spécialisé dans la psychologie des communautés africaines, s'avère des plus intéressantes.
Comment expliquez-vous cette volonté de s'éclaircir la peau chez les africaines ?


Cette attitude des noires par rapport à la couleur de leur peau, procède d'un profond traumatisme post-colonial . Le blanc, symbolisé par sa carnation, reste inconsciemment un modèle supérieur. Pas étonnant dans ces conditions qu'un teint clair s'inscrive effectivement comme un puissant critère de valeur dans la majeure partie des sociétés africaines. D'ailleurs que ce sont les pays aux passés coloniaux les plus brutaux qui affichent le plus une attirance pour les peaux claires. Dans les deux actuels Congos, même les hommes s'y mettent et travaillent, comme leurs compagnes, à parfaire leur teint.


La dépigmentation interviendrait au secours d'un complexe inconscient d'infériorité
Oui ; il faut même rajouter à cela, l'influence majeure du christianisme en Afrique. La représentation exclusivement blanche des grandes figures de la bible a forcément affecté les peuples noirs dans leur inconscient. Cette idée est renforcée par l'allégorie des couleurs dans l'univers chrétien, basée sur des oppositions entre le clair et l'obscur, les ténèbres et les cieux, où le noir s'oppose toujours à la pureté du blanc.
Vous pensez que le phénomène est si profond que ça ?


Oui et il va même plus loin que le simple blanchiment de la peau. On remarque beaucoup de femmes Africaines qui se défrisent les cheveux, qui portent des perruques pour avoir les cheveux lisses comme les occidentaux. Le complexe est là. C'est un peu facile de dire qu'un noir qui se teint les cheveux en blond n'est agit que par une simple mode. Ce qu'il y a, c'est que les africains n'assument pas des attitudes qui sont souvent inconscientes. Toutes les sociétés noires subissent le joug d'un culte de la blancheur. Les Africains ne se sont pas affranchis d'un poids colonial qui pèse de tout son poids sur leur propre identité.

Retrouver ses racines à Matongue


Comme le touriste perdu qui cherche ses repères et entre se restaurer dans un Mac Donald's s'il est américain, commande un steak-frites s'il est Belge, le Congolais se doit de recréer, au plus vite, l'ambiance dans laquelle il évolue le plus à l'aise. A Bruxelles, il existe un quartier qui donne l'impression de retrouver le Congo, dans toutes ses activités et son exubérance : Matonge. Ici, le Congolais a "récupéré" en homme libre un espace qui lui était dévolu comme colonisé il ya peu. C'est aussi là que le colonial peut rencontrer à nouveau le congolais, lui acheter les denrées venues en ligne droite du Congo pour fabriquer les très célèbres Moambe, Poulet aux Arachides, Caldeirade...
Longue vie à Matongue
Qu'est-ce que " Matonge "? De manière minimaliste, un quartier bruxellois qui tire son appellation actuelle d'un quartier situé à Kinshasa. Mais de manière moins minimaliste, c'est aussi un point de fixation de l'imaginaire africain de nombre de Belges. Et c'est encore - peut-être surtout - un modèle de la coexistence urbaine envisagée sous l'angle de la multiculturalité...
Dans les années cinquante, la rue de Stassart proche de la Porte de Namur, à Bruxelles, abritait l'Union des Femmes Coloniales : on y expliquait à ces dames comment remplir leur futur rôle d'épouses coloniales et comment diriger les domestiques indigènes. Divers cafés du quartier offraient un point de rencontre aux coloniaux ayant affaire au proche Ministère des Colonies. Un des cafés était " l'Horloge " mutée, elle, en " Horloge du Sud ". C'est devenu un haut lieu de rencontres culturelles qui héberge un petit podium supportant souvent de grands artistes africains. Certes, à l'époque coloniale, le quartier était déjà nettement cosmopolite et bohème. Or, le nom même du quartier a muté : les Kinois, les habitants de Kinshasa, l'ont rebaptisé 'Matonge', le nom d'un quartier festif de leur ville d'origine. Mais Matonge qu'est-ce : jungle, ghetto, ou un Chinatown black ? Certes un point de chute africain, mais aussi un point de fixation de l'imaginaire de nombre de Belges : pour beaucoup, c'est par excellence un véritable quartier " Noir ".
On voit dans ses rues ce qu'on attend y voir. Il y a des Congolais, bien visibles. La majorité des passants sont néanmoins Belges de souche, même si sur quelques arpents se concentrent des Africains. C'est le cas de l'entrée des Galeries de Matonge, où l'on rencontre des groupes de jeunes Congolais, lingalaphones et Kinois, bien " sapés ", et qui semblent perpétuellement à cheval entre Ici et Là-bas. Porte de Namur, on remarque durant la journée, de pimpantes adolescentes congolaises, habillées dernier cri, conscientes de leur corps. Ce lieu est un point de rencontre de jeunes de seconde génération. Ailleurs, il y a le va-et-vient des locataires de la Maison Africaine qui héberge des étudiants de diverses nationalités.
A l'intérieur de sa Galerie, la plupart des commerces sont tenus par des Congolaises : cafés, snacks, magasins de wax ou pagnes. Nicole, Haïtienne qui était enfant au Congo, y a créé une succursale où l'on tresse. Durant la journée la Galerie baigne dans une atmosphère active, colorée et sonore. Le passant surfe entre les tables des cafés qui débordent sur le passage. Prédominance du lingala que beaucoup d'utilisateurs pratiquent haut et fort. Depuis l'arrivée de Kabila au pouvoir, la langue swahili a nettement augmenté à Matonge. Si, selon l'agent de quartier d'origine congolaise (un vrai agent de quartier qui connaît son monde sur le bout des doigts), on va dans tel café pour y entendre parler sa langue, la règle n'est pas rigide. Une règle de convivialité a toujours existé, celle de la tolérance linguistique. Les boutiques et cafés ne sont jamais fermés aux autres langues. Il y a des prédominances, mais elles sont souples. Il y a des cafés à étiquettes nationales tels les " Grands Lacs " et le " Tanganyika " qui se font face, et drainent une clientèle du Rwanda et du Burundi. Mais les clients de ces deux pays passent facilement de l'un à l'autre. Ils y vont surtout pour le plaisir de la conversation et des rencontres. La musique discrète permet de parler. Les gens de la région des Grands Lacs sont réputés ne pas parler aussi fort que ceux de l'Ouest, de Kinshasa. Plus loin, " La Savane " accueille les clients jusqu'à l'aurore. C'est un melting pot de bières, de nationalités et de fêtards. Les conversations se mettent au diapason, à la suite des heures de la nuit.
Les nombreux magasins de nourriture exotique sont souvent gérés par des Indopakistanais qui ont une longue expérience commerciale, par rapport aux Africains. Ceux-ci essayent plutôt de regagner le terrain perdu. Il y a cependant tout un circuit informel dans ce domaine. Une association de femmes africaines est très efficace en la matière. La rue Longue Vie était déjà animée au début des années quatre vingt, mais c'est un lieu magique lors des chaudes soirées d'été. Les tables squattent la rue, la mosaïque culturelle miroite de toutes ses couleurs. Il y a la " Cascada ", resto portugais classique, assurant bacalhão et vinho verde, les cafés africains, spécialisés en snacks, gésiers et ailes de poulets. On s'y rend non pour faire un bon repas à la française, mais pour les plaisirs de la bière et de la conversation. Le Péruvien Archie propose une carte très variée, débordant celle de son pays. Non loin, " Chez Mama Adelu ", c'est un commerce alimentaire exotique dont l'enseigne montre depuis toujours une femme demi nue pilant le manioc. Les patrons sont Européens.
Insécurité à Matonge?


Rue Longue Vie, on a pu voir une blonde Flamande et sa jeune fille s'enquérir d'une boutique de djembés. Un Black, boucle à l'oreille et outils de plombier à la main, leur explique qu'il n'y a pas de telles boutiques à Matonge. Il leur refile des adresses de circuit informel. A l'enseigne des " Tambours Sacrés ", c'est chez Doudou, biologiste moléculaire. Sur la vitrine sont peints trois tambours. Le plus grand est celui du Burundi, le moyen celui du Rwanda, et le plus petit est sensé être un djembé. Ces tambours sont-il une touche d'exotisme facile, la récupération folklorisée du Sacré ? Non dans le chef de Doudou le patron. Ou bien s'agit-il d'un message oecuménique et rassembleur ? Non, pour quelques clients qui lui reprochent de n'être pas un vrai Rwandais ou un vrai Burundais. D'autres lui ont fait grief d'avoir représenté le tambour royal du Rwanda, une provocation pour les républicains. L'enseigne a donc suscité de nombreuses discussions, exemplaires des relations interafricaines. Doudou en a convaincu certains de sa bonne foi. Les non-convaincus ne reviennent sans doute plus. La situation est un faible écho de l'acuité des conflits dans la région des Grands Lacs. Mais elle ne débouche pas sur la violence. Tout reste verbal. Un soir parait-il, il a failli y en avoir une ! Doudou, lui, essaye de transcender le passé douloureux, de le dépasser. C'est là sans doute le sens profond de son enseigne provocante. Son attitude est en phase avec l'esprit du quartier : la gestion efficace et mesurée des rapports entre les gens, malgré les conflits au pays. Note en contrepoint : les Congolais ont rebaptisé la rue Longue Vie : Couloir de la Mort. C'est par le truchement d'un humour noir virulent une mise en garde contre le sida.
Deux visions du monde...
Une rumeur circule : Matonge est condamné à terme. L'ancien bourgmestre avait, dit-on, le fantasme de faire surgir une Riviera qui aurait joint la Porte Louise aux Communautés européennes en passant sur le corps sacrifié de Matonge. Ainsi deux visions du monde se heurtent. D'une part, le monde de la finance avec sa volonté de 'gentryfier', d'embourgeoiser le quartier, ou de le bruxelliser comme on dit à l'étranger pour signifier les dégâts de la spéculation et de la destruction du tissu urbain populaire. D'autre part, le monde plus humain de la multiculturalité, et c'est celui qui est présentement réalisé. Ce n'est pas par hasard qu'un tract électoral de l'ancien bourgmestre parlait de lutter contre l'insécurité à Matonge! Si insécurité il y a, ce n'est que celle des tympans. Le niveau des décibels d'ambiance musicale peut être trop élevé pour des riverains. Mais Matonge est un quartier sûr. L'on y risque moins qu'ailleurs des agressions physiques. Il y a du monde dans la rue, et les passants africains ne laisseraient pas se dérouler une agression sous leurs yeux sans intervenir. Le grand public n'a pas nécessairement ce sentiment, les médias ne montrant de Matonge que les heurts violents lors des interventions policières.
Matonge n'est pas véritablement une zone d'habitat africain. Chaque type d'immigration opte pour un modèle spécifique d'implantation. La stratégie des ressortissants africains à Bruxelles n'a pas évolué vers le modèle de concentrations de population ethnicisée, mais vers celui de la dispersion dans toute la ville, le principal impératif guidant le choix étant le montant du loyer. La cohésion des communautés s'exerce autrement que par la cohabitation proche, et notamment par le téléphone. Au-delà des clivages régionaux et politiques, l'information circule à plein rendement, au sein de chaque communauté nationale, ainsi que vers le pays d'origine.
Jusqu'ici la diaspora africaine en Belgique a engendré de nombreuses passerelles en direction de la population indigène. On le constate lors de cérémonies de mariage, de deuil, ou d'événements culturels. Il est habituel d'y rencontrer des Belges : conjoints, parents, amis. Matonge reflète bien ce modèle de cohabitation qui correspond en tout cas à une tendance manifeste en Afrique. Il a là matière à réflexion. D'un côté en Afrique, guerres et massacres, hélas de plus en plus fréquents. A l'opposé cette gestion sage de l'ethnicité qui est la règle dans les grandes villes, au quotidien, tant qu'il n'y a pas de facteurs extrinsèques ou extranationaux perturbants. Cette réussite de la coexistence urbaine n'est pas due aux gestionnaires professionnels de la multiculturalité : elle peut leur servir de modèle. On voit à l'oeuvre le produit de l'interaction entre la société d'accueil et des normes de conduites africaines. Dès lors : longue vie à Matonge.
Agenda culturel, Bruxelles, novembre 2000. Édouard VINCKE
la foufoueuse
Revendiquer avec fierté l'origine de l'Homme.
Black is beautifull
Au commencement était l'Homme Noir, ou plus précisément, l'Africain.
Lucy.
Ce que Darwin ne savait pas avec précision comme ses futurs interprètes eugénistes et que l'église ignorait à l'époque de la Controverse de Valladolid en 1550, est que tous les hommes qui peuplent notre planète sont de même nature et ont la même origine. Et singulière ironie de l’histoire, au commencement était l'homme noir ou précisément : l'Africain. Nos ancêtres communs sont nés en Afrique noire il y a quelques millions d'années. Tout est parti d'un phénomène appelé Tectonique des plaques et qui va jouer un rôle déterminant dans la formation des continents mais également, dans le processus d'hominisation. Ainsi, il y a 70 millions d'années l’Europe et l’Amérique ne formaient qu’un continent : l’ Euramérique. Trente millions d'années plus tard, la Tectonique des plaques aboutissait à la formation du continent Eurasie qui touchait l'Afrique. On retrouve ici les traces de l’Adapis parisiensis d' Euramérique émigrant vers un monde tropical, mais la tête s'est arrondie et la queue allongée. C'était déjà l'ancêtre des singes, baptisé Egyptopithecus.
Ce primate de 5 à 6 kg, exhumé au Fayoum en Égypte, est le point de départ du fil commun des singes et des hommes. Il y a environ 7 millions d'années, la Tectonique des plaques fut également à l'origine de l'effondrement et de l’affaissement de la Vallée du Rift Dans l'Est africain -, sur une profondeur de 4000 m et l'élévation de sa bordure. Cet accident naturel coupa l'Afrique en deux par une énorme faille géologique longue de 6000 Km, qui va de l'Éthiopie à la Tanzanie, en passant par les hauts plateaux du Kenya. Un phénomène qui a provoqué un important changement de climat à l'Est où la forêt se transforma en savane. Nombreuses furent les variétés d'Australopithèques prisonnières dans la partie est du continent où sévissait une sécheresse rude dans un milieu hostile. Celles de leurs espèces restées de l'autre côté, ont continué à vivre avec les mêmes conditions climatiques et habitudes alimentaires. Ces espèces aux conditions de vie inchangées, évolueront vers les chimpanzés et les gorilles actuels.
En revanche, pour les prisonniers du rift, allait fonctionner le principe de l'évolution darwinienne : s'adapter ou disparaître. En clair, ce sera une affaire de sélection naturelle. Isolés dans ce nouveau biotope, beaucoup d'entre eux disparaîtront mais quelques variétés entameront un processus d'hominisation qui aboutira avec succès à nos ancêtres directs. Elles vont s'adapter pour survivre tout en perdant l'habitude de grimper aux arbres. Elles acquerront celle de se dresser sur leurs membres postérieurs pour mieux surveiller l'arrivée des prédateurs, éviter les dangers et repérer les animaux morts. Ces êtres en mutation, deviendront ainsi peu à peu des bipèdes, principale caractéristique des hominidés. La première découverte d'un hominidé complet en Afrique, fut celle de Lucy qui est le plus ancien de nos ancêtres connus. Il sera baptisé Lucy car au moment de sa découverte, les paléontologues écoutaient la chanson des Beatles "Lucy in the sky with diamonds."»
Les enfants de Lucy.
Cette femelle pré humaine découverte en 1974 par l'équipe du Pr. Yves Coppens Classée Australopithècus Afarensis -, était âgée d'une vingtaine d'années. Pesant de 20 à 25 Kg, elle mesurait 1m 20 et aurait vécu il y a 3 200 000 ans. Lucy était incontestablement bipède car son bassin n'était pas celui d'un singe. Ses habitudes alimentaires étaient déjà proches des nôtres. Lucy se nourrissait de fruits et de tubercules et utilisait des outils primitifs en pierre. Toutefois, dans un premier temps les paléontologues ont pensé que du fait d'une importante sécheresse, Lucy aurait disparu sans laisser de descendance et qu'une variété d'hominidés plus adaptée aurait abouti à notre véritable ancêtre : l'Homo habilis (l'homme habile).
Apparu il y a 2 500 000 ans, l’ Homo habilis a été découvert par le Dr Leakey au bord du lac Turkana au Kenya. Cet hominidé fabriquait des outils plus perfectionnés que ceux des Australopithèques. Son cerveau avait déjà un volume de 800 cm3, il était végétarien et carnivore. L’ Homo habilis avait adopté la station debout qui libère la main et se servait d'outils sommaires et d'abris. Son descendant direct est l'Homo erectus (l'homme debout). Apparu entre 1 600 000 et 400 000 ans, il sera le colonisateur de la planète en quittant l'Afrique par plusieurs endroits dont les Détroits de Bab El Mandeb (où la mer rouge s'ouvre vers l'Arabie), de Gibraltar et probablement par la Sicile. On retrouve les traces de l’ Homo erectus en Afrique de l'Est, en Afrique du Nord, en Chine (où il vécut il y a 1 million d'années) et en Europe il y a 700 mille ans.
L' Homo erectus apprendra à perfectionner la taille de ses outils en pierre et à maîtriser le feu. Venu d’Afrique, il peuplera d'abord et en même temps l’Europe et l’Asie puis, son descendant, l'Homo sapiens (l'homme qui sait), sera le premier à enterrer ses morts contrairement à ses ancêtres qui les abandonnaient aux charognards. Enfin, apparu il y a environ moins de 100 000 ans d'après le résultat des derniers travaux des généticiens -, l’ Homo sapiens sapiens est l'homme moderne dont le cerveau atteindra 1300 cm3 en moyenne. L' Homo sapiens sapiens (l'homme qui sait qu'il sait), est le dernier maillon de la chaîne du processus d'hominisation, c'est-à-dire nous. Il est caractérisé par la transcription du langage, une pensée claire, une intelligence qui lui permet d'apprendre, d'accumuler le savoir et de le transmettre pour finir ainsi par domestiquer son environnement. Il y a 50 000 ans, l'Homo sapiens sapiens peuplait l'Australie. Le peuplement du continent américain sera plus récemment le fait de ceux que l'on a d'abord qualifiés de «peaux rouges» ou «Indiens» et qui sont en réalité des Homo sapiens sapiens asiatiques venus par le détroit de Behring il y a entre 11 000 et 20 000 ans. Plus notre ancêtre s'éloignera de l'Afrique, plus d'autres formes d'adaptations sociobiologiques lui seront imposées par le milieu. Ces facteurs vont le transformer physiquement. Au cours des milliers d’années d’évolution sur la terre, il va s’adapter aux conditions écologique, géographique et climatique de l’endroit où il vivra.

La perte de la pigmentation noire, un défaut.
Le long séjour sous des climats froids provoquera l' amincissement du nez et la disparition de la mélanine élément de pigmentation en surface, pour laisser apparaître une peau blanche ou jaune. Ainsi, la couleur de la peau, des yeux, la couleur et la texture des cheveux comme la forme du nez, ne sont que des caractères adaptatifs. Ils répondent à un climat et à un milieu donné. Pour autant, nous gardons tous une parenté biologique et sommes apparentés par le sang avec le même arbre généalogique. Cependant, la différenciation physique s'est faite très récemment car, les plus anciens types d'Homo sapiens sapiens sur les autres continents, ont été trouvés à Grimaldi (Monaco) et sont de type négroïde. Des Homo sapiens sapiens du même type et datant de la même époque ont également été découverts dans les Balkans, dans le Yunnan en Chine et en Malaisie. Ainsi, les continents européen et asiatique ont été peuplés pendant longtemps par des hommes de type négroïde. Au commencement était donc l'homme noir. Cette hypothèse déjà formulée avant notre époque, continuait de déranger plus d'un idéologue, surtout en pleine période d'esclavage et de «colonisation civilisatrice.» Pourtant, Darwin lui-même avait déjà envisagé comme : probable que nos premiers parents aient vécu en Afrique plutôt que partout ailleurs. Pour contrer cette hypothèse, quelques «preuves scientifiques» seront néanmoins exhibées, comme l’homme de Piltdown découvert dans le Sussex -, possible ancêtre de l’homme blanc (Indo-européen), mais fabriqué par le géologue anglais Charles Dawson et que nombre de scientifiques considèrent aujourd’hui comme la plus grande supercherie du siècle. Toutes ces constructions incohérentes allaient être balayées par la Vallée de L’ Omo dans l'Est africain, qui livrera ses secrets beaucoup plus tard. Les scientifiques vont y découvrir la série la plus nombreuse, la plus complète et la plus continue des restes de nos plus lointains ancêtres. L’Afrique est bien le berceau préhistorique de l’humanité tant au stade de l’ Homo erectus qu’à celui de l’ Homo sapiens sapiens. Les actuels groupes ethniques d’ Homo sapiens sapiens dits Blanc et Jaune, sont issus de la seule race originellement africaine, par filiation plus ou moins directe. Pourtant, bien qu’il n’existe aucune base véritablement scientifique sur laquelle établir une classification générale de «races» selon leur degré de supériorité ou d’infériorité, tout au long du XIXème et une partie du XXème siècle, scientifiques et idéologues se sont affrontés pour classer de manière hiérarchique, de prétendues «races» jaune, noire, blanche et rouge. Et ce, suivant des critères de couleur, de taille et de forme.
La notion de race chez les humains est sans fondement.
Mais une nouvelle discipline scientifique (la Génétique), est venue s'en mêler. Les recherches de Mendel nous ont révélé que ces signes distinctifs apparents ou Phénotypes -, ne sont que la manifestation de facteurs contenus dans les noyaux des cellules et appelés gènes. Ces gènes renferment des informations qui sont transmises à leurs descendants, par les géniteurs que sont les parents. Non seulement les scientifiques n'ont pas trouvé un nombre de gènes suffisamment important et spécifique à un groupe humain particulier, bien au contraire, les travaux de Mendel révèlent que la plupart de ces gènes sont communs à toutes les populations humaines. Or, pour distinguer deux races différentes, il faut une grande distance génétique. Si des expériences ont permis de distinguer la race chevaline de la race canine, elles n’ont jamais permis d’établir une différence identique pour ce qui concerne les hommes, quels que soient leurs groupes ethniques ou leurs couleurs. Parallèlement, une équipe dirigée par le professeur Wilson devait étudier à l'A.D.N, les Mitochondries chez plus d'une centaine de femmes d'ethnies différentes (Asiatiques, Européennes, Aborigènes, Africaines et Métisses issues de tous croisements). Le résultat de ces travaux révèle la présence de plusieurs gènes que l'on ne retrouve en totalité que chez la femme africaine, point de départ de la lignée commune. La Génétique a ainsi déraciné les préjugés raciaux de leur base biologique, pour rejoindre la paléontologie et constater scientifiquement, que la notion de race au pluriel est sans fondement chez les humains. La lignée commune est passée du stade d'hypothèse à celui de réalité scientifique. Jusqu’à une période récente, nous avons tenu pour certitude que notre véritable ancêtre était Lucy l’ Africaine (une vieille connaissance) ou en tout cas une femelle née sur le continent noir. Les scientifiques faisant autorité, en avaient toujours déduit que cette Ève noire a engendré l'humanité tout entière. En 2002 une équipe de paléontologues a découvert au Tchad en Afrique de l’ Ouest, les restes d’un préhumain (Toumaï), datant de près de 7 millions d’années. Bien que rien ne prouve encore qu’il s’agisse d’un ancêtre plus vieux que Lucy, c’est toujours un « Africain ». Aussi, bien avant les grandes civilisations du continent noir, le premier apport de l'Afrique en particulier et des peuples noirs en général à l'histoire de l'humanité, est celui d'être à l'origine même de son existence.
Extraits de «La longue marche des peules noirs » par Tidiane N’DIAYE
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