mardi 29 mai 2007

Langage senghorien


La chronique de Cynthia Fleury

L’année 2006 sera celle de la célébration du centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor, et peut-être l’occasion pour nous d’interroger encore davantage non seulement le passé de colonisation et de décolonisation de la France, mais aussi son avenir et celui de la communauté francophone. Car s’il est un homme, poète et politique de surcroît, qui a tenté de donner ses lettres de noblesse à la francophonie, et plus précisément à l’idée qu’il se faisait d’une « civilisation de l’Universel », c’est bien Léopold Sédar Senghor. Dans son dernier ouvrage Jean-Michel Djian (1) revient sur la leçon d’humanité et de démocratie laissée par ce « grand d’Afrique » qui prêchait la fabrication d’un héritage commun - fait de Lumières et d’espérances futures - pour et par les pays francophones. Une manière de célébrer le progrès encore et toujours, à travers la promotion des valeurs de la diversité et de l’interdépendance solidaire.

C’est en 1970, à Niamey, que la raison rejoint enfin l’intuition : Léopold Sédar Senghor « gagne » et « instaure » la francophonie. Désormais, 21 pays (2) décident de partager les « valeurs d’une même langue » et de défendre diplomatiquement les principes d’une démocratisation toujours plus vigoureuse et vigilante. Le visionnaire Senghor s’est rendu digne de celui qui l’inspire, Henri Bergson ; de ce philosophe qui a su « s’affranchir de la raison discursive dominante » pour écrire son Essai sur les données immédiates de la conscience. Et c’est vrai qu’il en faut, « de la foi, de la force et de l’amour pour incarner à ce point les vicissitudes de l’Histoire et, d’une niche présidentielle flanquée au finistère de l’Afrique, dire tout haut à son peuple que parler le wolof, la langue vernaculaire majoritaire du pays, c’est bien, mais insuffisant ». La poésie sera donc « son arme », la culture, « son champ de bataille » et la francophonie sa stratégie géopolitique.

Avec sa goutte de sang portugais (« J’ai probablement une goutte de sang portugais, car je suis du groupe sanguin A. C’est fréquent en Europe, mais rare en Afrique noire »), Senghor porte bien son (second) prénom, Sédar. « En fait, [...] il s’agit d’un sobriquet qui veut dire : “qui n’a pas honte” ». Et Jean-Michel Djian, le biographe, d’ajouter : « Ses origines, il les cultive à la manière de ces aristocrates distingués qui, lignage après lignage, découvrent, à mi-vie, l’immensité de leur patrimoine génétique et culturel. » En effet, Senghor nous invite à ouvrir notre « paradigme ancestral et familial ».

La francophonie - pardon la « francité » - c’est donc cela : la création d’un imaginaire de la rencontre et du dialogue, de la coalescence et non du choc, des héritiers et non des désaffiliés. Qu’importe la France, vive le monde !

Alors bien sûr, pour certains, c’est bien gentil cette utopie mais cela manque de sens pratique. Ou alors « c’est trop compliqué ». Pourtant c’est bien là que se font les destins et que se joue le goût du concret. Ah, ils sont nombreux les « demi-cultivés », ceux qui s’enorgueillissent de leur intelligence alors même qu’ils pourfendent la complexité d’une pensée qui n’est pas la leur. « J’ai longtemps parlé, déclare Senghor, dans la solitude des palabres et beaucoup combattu dans la solitude de la mort. Contre ma vocation. Telle fut l’épreuve, et le purgatoire du poète. » Bien que « symbiose des énergies dormantes », la francophonie - entendez : le rêve porté par une diversité d’individus qui partagent délibérément la même langue, donc les mêmes valeurs - n’est pas de tout repos.

On ne reviendra pas - si, on reviendra - sur la tribune d’Erik Orsenna, collègue académicien, pris entre la peine et la honte et pleurant sur « l’absence » française lors des obsèques de ce « gourmand des règles sous le désordre du monde ». Lui qui sait si bien rire a perdu son sourire qu’on croyait indissociable de son style. « On a envoyé à Dakar, écrit le sémillant grammairien, un Raymond, de Belfort, et un Charles, des Côtes-d’Armor. Leur valeur ni leur personne ne sont en cause, mais leur statut. Pas de président de la République française. Ni de premier ministre. La terre sur Léopold Sédar Senghor s’est refermée sans eux. » Gageons que l’année 2006 ne fera pas de même.

(1) Jean-Michel Djian, Léopold Sédar Senghor. Genèse d’un imaginaire francophone. Éditions Gallimard, 2005. (2) L’Organisation internationale de la Francophonie compte, depuis son 10e sommet à Ouagadougou 49 États et gouvernements membres, 4 associés et 10 observateurs.

La poésie sera donc « son arme », la culture, « son champ de bataille » et la francophonie sa stratégie géopolitique.

[www.humanite.presse.fr]

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