Nègre je suis, nègre je resterai, par Aimé Césaire et Françoise Vergès, Éditions Albin Michel, décembre 2005, 152 pages, 14 euros.
En ces temps quelque peu empuantis par les envolées pseudo-lyriques des partisans de la loi sur les « bienfaits » de la colonisation française, cette publication d’entretiens d’Aimé Césaire avec l’historienne Françoise Vergès s’apparente à une bouffée d’oxygène. Soulignant qu’Aimé Césaire fut, en 1955, l’auteur du Discours sur le colonialisme, Françoise Vergès invite à « une lecture ni nostalgique ni idolâtre de son oeuvre, mais une lecture restituant une voix qui, dans toutes ses contradictions, témoigne de son siècle, celui de la fin des empires coloniaux et des questions qu’elle pose, l’égalité, l’interculturalité, l’écriture de l’histoire des anonymes, des disparus du monde non européen ». Dès sa première oeuvre, sans doute la plus célèbre, Cahier d’un retour au pays natal, l’écrivain avait ainsi défini son ambition littéraire : être « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ».
Entre le poète martiniquais et l’universitaire réunionnaise, le thème de l’esclavage est tout naturellement récurrent (comme les Antilles, la Réunion est née de la traite négrière, prolongée, après l’abolition de l’esclavage, par « l’engagisme », en clair le recrutement d’une main-d’oeuvre elle aussi taillable et corvéable à volonté, mais cette fois originaire du sud de l’Inde, du sud-est asiatique ou de la Chine). Avec ce constat : célébrée à grands sons de trompe, la commémoration de l’abolition s’est faite dans de telles conditions qu’elle en arrive parfois à occulter la réalité même de l’esclavage comme système économique, social et culturel. En caricaturant quelque peu, on pourrait dire que l’abolition devient la preuve des « bienfaits » du colonialisme, au point que rappeler que l’esclavage constitua sa première phase historique (la plus longue en durée), sa motivation originelle, prendrait coloration mesquine. Et ne parlons pas du fait qu’en 1848, ce sont les maîtres qui reçoivent une compensation pour leur « perte » ; les affranchis, eux, demeurent des colonisés, auxquels on demandera désormais de manifester leur reconnaissance envers une métropole revêtue soudainement des apparences de l’émancipation.
Bref, lorsque la torture s’interrompt, le bourreau attend de sa victime qu’elle dise merci et lui demeure dévouée... Françoise Vergès : « La colonie en tant que telle est constitutive de la nation française, elle n’en est pas un surcroît ou son ailleurs déraisonnable. Le colonial a trop longtemps été compris comme l’exception alors qu’en réalité il modèle le corps même de la République... »
Jean Chatain
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