lundi 28 mai 2007

extrait de discours : Aimé CÉSAIRE


(Assemblée Nationale Constituante, 12 mars 1946)

Mesdames, messieurs, les propositions de loi qui vont sont soumises ont pour but de classer la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane française proprement dite en départements français.
Avant même d’examiner le bien fondé de ce classement, nous ne pouvons manquer de saluer ce qu’il y a de touchant dans une telle revendication de vieilles colonies.
A l’heure où, ça et là, des doutes sont émis sur la solidité de ce qu’il est convenu d’appeler l’Empire, à l’heure où l’ étranger se fait l’écho de rumeurs de dissidence , cette demande d’intégration constitue un hommage rendu à la France et à son génie et cet hommage, dans l’actuelle conjoncture internationale, prend une importance singulière.
Cette remarque préjudicielle faite, examinons les propositions en elles mêmes.
Parmi les raisons qui militent en faveur de leur adoption, nous découvrons d’abord des raisons historiques et idéologiques intimement mêlées.
Raisons historiques et idéologiques, nous nous expliquons.
L’intégration réclamée ne constituerait une improvisation. Ce serait l’aboutissement normal d’un processus historique et la conclusion logique d’une doctrine.
La Martinique et la Guadeloupe qui sont françaises depuis 1635, qui, depuis trois siècles, participent au destin de la métropole et qui, par une série d’étapes, n’ont cessé de s’inclure d’avantage dans la civilisation de la mère patrie, ont été le champ de toutes sortes d’expériences politiques, selon que la métropole passait de la monarchie à la république, de la république à l’empire, du césarisme au libéralisme.
Nous qui pouvons juger ces expériences avec le recul de l’histoire, nous pouvons affirmer, sans risquer de nous tromper, que la tendance de tous les régimes autoritaires qu’a connus la France a été de rejeter la Martinique et la Guadeloupe hors de la communauté nationale et qu’au contraire la tendance de tous les régimes libéraux qui ont gouverné la métropole a été d’arracher ces territoires à l’arbitraire des décrets, pour les admettre au bénéfice des générosités de la loi française.
Rappelons, à titre de précision, que sous le Consulat et l’Empire, les colonies sont déclarées – nous respectons la terminologie de l’époque, qui a le mérite de la franchise – « en dehors du droit national ».
Sous la Restauration, l’article 73 de la charte du 4 juin 1814 déclare que « les colonies sont régies par des règlements particuliers ». Quant au Second Empire, il soumet les Antilles à un véritable régime d’exception, tant sur le plan social, et, en 1869, l’amiral Rigault de Grenouilly, ministre de la marine et des colonies, déclarait hautement au corps législatif : dans les colonies « le travail demeure organisé dans des conditions exceptionnelles qui ne peuvent changer ».
En face de cette doctrine réactionnaire de discrimination, très tôt s’est dressée une autre doctrine : la doctrine républicaine de l’intégration.
Une politique républicaine constante a été de considérer les Antilles comme une parcelle de la France et, comme telles, relevant des mêmes lois et des mêmes règlements que la métropole. La Constitution du 5 fructidor an II stipule que « les colonies seront soumises à la même loi constitutionnelle que le territoire de la métropole ».
La seconde République, à son tour, manifeste sa volonté de « réintégrer » les Antillais dans la famille française et c’est conformément à l’idéal des hommes de 1848 que Schoelcher, définissant la politique coloniale française, devait écrire :
« Elle a toujours été la même, toujours basée sur les principes de la France qui n’admet pas plus aux Antilles que dans la métropole de distinction entre ses enfants, qui leur reconnaît à tous les mêmes droits et leur impose les mêmes devoirs. »
Enfin, la volonté égalisatrice de la IIIe République s’est affirmée de manière très nette et le processus « d’assimilation » des Antilles ne s’est arrêté que lorsque la République a commencé à perdre de son dynamisme interne et de sa foi en elle même.
Nous vous rappelons quelques dates essentielles.
Dès le 8 Septembre 1870, le principe de la représentation des Antilles au Parlement est adopté ; il devrait être confirmé et complété le 24 février 1875.
En 1871, application à la Martinique et à la Guadeloupe de la loi organisant les conseils généraux.
En 1880, application à la Martinique et à la Guadeloupe de la loi sur le jury.
En 1881, application à la Martinique et à la Guadeloupe de la loi sur la liberté de la presse et sur la liberté de réunion
En 1887, application aux Antilles de la loi municipale du 5 avril 1884.
En 1901, application à la Martinique et à la Guadeloupe de la loi sur la liberté d’association.
De 1884 à 1919, les libertés syndicales sont introduites aux Antilles.
En 1911, sur la demande expresse des Antillais, les habitants des îles sont astreints au service militaire obligatoire.
Mesdames et messieurs, tout ce que nous venons de dire de la Martinique et de la Guadeloupe est également valable pour la Réunion et la Guyane.
Colonisés, le premier depuis 1638, le second depuis 1604, ces territoires qui constituent des « marches » françaises, l’un dans l’océan indien, l’autre dans le bloc sud-américain, ont toujours été liés dans la pensée du législateur à la Martinique et à la Guadeloupe. Au cours de leur histoire déjà longue, ils ont pâti des mêmes exclusions, ils ont bénéficié des mêmes mesures libérales que dans les Antilles.
La vérité est que nous sommes là en présence des vestiges du premier domaine colonial français, des restes d’un ensemble jadis harmonieux, aujourd’hui mutilé, qui de la « France équinoxiale » comme on appelait la Guyane, à cette île de France lointaine que constitue la Réunion, relevait des mêmes préoccupations et de la même politique. Toujours les régimes autoritaires qui se sont installées en France ont pensé que ces territoires devaient être considérés comme « terres d’exception ».
Toujours la République (la vraie) a pensé que ces colonies dont les habitants sont depuis longtemps citoyens français devraient être appelées à bénéficier des lois que leurs élus au Parlement contribuent à faire. (Applaudissements.)
Bref, de 1870 à 1919, la République a pratiqué à l’égard des Antilles, de la Réunion et de la Guyane une politique d’intégration, dont la France s’est d’ailleurs trouvée récompensée par le patriotisme des populations bénéficiaires. (Nouveaux applaudissements.)
Le résultat est qu’à l’heure actuelle, ces territoires sont, de fait à peu près assimilés à la métropole du point de vue administratif et politique.
Malheureusement ce processus d’assimilation s’est arrêté dans son élan.
Il s’est arrêté au lendemain d’une guerre où pourtant les coloniaux n’avaient pas ménagés leur sang.
Il s’est arrêté au moment même où en France naissait la législation ouvrière.
L’assimilation s’est arrêtée aux Antilles et à la Réunion à l’orée de la justice sociale.
Sous l’influence de quelles puissances ?
Il est facile de le deviner.
Pour dire les choses crûment, le processus d’assimilation s’est arrêté parce qu’entre le peuple de France et les peuples des vieilles colonies s’est dressé un barrage formé par certains intérêts privés.
Ce que vous demandent les propositions de loi qui vous sont soumises aujourd’hui, c’est de mener à sa conclusion logique le processus évolutif commencé depuis un siècle et de couronner l’édifice dont la IIIe République a jeté les bases.
Nous n’ignorons point que bien des objections ont été faites à la notion même d’assimilation.
La plupart d’entre elles s’abritent plus ou moins hypocritement derrière le grand nom de Montesquieu et se recommandent de la fameuse théorie des climats.
La plupart d’entre elles protestent contre toute uniformisation contre nature et reprennent la phrase très connue de l’Esprit des lois :
« Les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. »
Mais nous répondrons que c’est ce même Montesquieu qui a écrit des pages cinglantes contres l’esclavage des noirs, et que ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est, par une loi d’assimilation, mieux d’égalisation, de libérer près d’un million d’hommes de couleur d’une des formes modernes de l’esclavage. (Applaudissements.)
Quant à ceux qui s’inquiéteraient de l’avenir culturel des populations assimilées peut-être pourrions-nous risquer de leur faire remarquer qu’après tout ce qu’on appelle assimilation est une des formes normales de la médiation dans l’histoire et que n’ont pas trop mal réussi dans le domaine de la civilisation, ce Gaulois à qui l’empereur romain Caracalla ouvrit jadis toutes grandes les portes de la cité romaine. (Applaudissements sur divers bancs.)
Nous ajoutons d’ailleurs que l’assimilation qui vous est aujourd’hui proposée, loin d’être une assimilation rigide, une assimilation « géométrique », une assimilation contre nature, est une assimilation souple intelligente et réaliste.
Quand nous disons assimilation géométrique, nous pensons à l’attitude prise à cet égard par la Révolution française. Lors de la discussion de la Constitution de l’an III, Boissy-d’Anglas, rapporteur des questions coloniales, en vint à prononcer cette phrase caractéristique :
« Que les colonies soient toujours françaises, au lieu d’être seulement américaines ; qu’elles soient libres sans être indépendantes ; que leurs députés, appelés dans cette enceinte, y soient confondus avec ceux du peuple entier. »
Et il ajoutait :
« Les colonies seront soumises aux mêmes formes d’administration que la France. Il ne peut y avoir qu’une bonne manière d’administrer, et si nous l’avons trouvée pour les contrées européennes, pourquoi celles d’Amérique en seraient-elles déshéritées ? »
Il est clair que notre époque, férue, à juste titre , de sociologie et d’ethnographie, ne saurait souscrire entièrement à de telles paroles, encore, qu’à notre avis, elles recèlent beaucoup plus de vérité qu’on n’est en général disposé à l’admettre.
Quoi qu’il en soit l’assimilation qui vous est proposée, pour s’inspirer du même idéal de justice que la politique coloniale de la Convention, s’en écarte par le souci qu’elle manifeste de tenir compte de contingences spéciales liées à la situation géographique des vieilles colonies du continent américain et de l’océan Indien. On ne fait rien quand on a la géographie contre soi. Or, en la circonstance, ce n’est pas seulement l’histoire que nous avons avec nous. C’est aussi la géographie.
En effet tout en affirmant le principe de l’unité française et l’extension du régime de la loi à des territoires qui, jusqu’ici ne relevaient que du régime arbitraire des décrets, les propositions qui vous sont présentées n’empêchent pas de laisser éventuellement aux conseils généraux de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Guyane, certains pouvoirs qui leur seraient propres.
Toutes choses dont il sera utilement débattu quand viendra devant l’Assemblée la discussion sur les pouvoirs des assemblées locales et départementales.
Nous ajoutons même, qu’étant donné les conditions géographiques dans lesquelles se trouvent la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française et la Réunion, nous admettons qu’un règlement d’administration publique intervienne pour accorder aux préfets des nouveaux départements des pouvoirs un peu plus étendus que ceux qui leur sont consentis dans la France continentale, et ceci afin qu’ils puissent régler immédiatement certaines affaires qui sont de la compétence du gouvernement central.
Tel sont, mesdames et messieurs, l’esprit des projets d’assimilation qui vous sont proposés.
Leur originalité est de restituer à la représentation nationale des questions qui jusqu’ici ont été abusivement considérées comme des chasses gardées de l’exécutif et de tenir compte de la justice sans rompre cependant avec les réalités.
C’est parce que les textes qui vous sont proposés sont à la fois réalistes et humains que nous nous opposons à toute contre-proposition destinée à les modifier considérablement.
Nous savons que certains auraient souhaité des stipulations autres que celles qui vous sont soumises.
Les textes qui sont proposés rangent carrément la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française et la Réunion sous le régime de la loi française, sauf dispositions contraires de celle-ci.
Certains auraient préféré une autre formule selon laquelle ne seraient appliquées aux territoires considérés que certaines lois, sur indication expresse de l’Assemblée nationale.
L’inconvénient d’une telle substitution serait d’enlever toute portée véritable à la réforme, de faire des nouveaux départements diminués, des départements d’exception et, tout compte fait, de ne pas changer grand chose au régime existant.
Une autre opinion serait de subordonner l’application des lois dans les nouveaux départements à la demande expresse de leur assemblée locale.
Nous répondons nettement que l’adoption d’une telle formule serait la négation de l’assimilation , et relèverait plutôt de la notion de fédération, puisque, en dernier ressort, le pouvoir législatif appartiendrait à une assemblée locale libre d’opérer une sélection parmi les mesures prises par l’Assemblée nationale, sans compter que cette assemblée locale, dans des pays soumis à l’emprise d’une féodalité agissante, n’aurait pas toujours toute l’indépendance désirable pour l’application d’une politique progressiste et démocratique.
Pour nous, fidèles à une doctrine républicaine constante, nous pensons que seule l’Assemblée nationale, dépositaire de la volonté de la nation, peut faire la loi et déterminer le champ géographique d’application de la loi, soit qu’elle l’étende soit qu’elle la restreigne.
Nous voilà ramenés au projet d’assimilation proposé.
Il ne convient ni de l’altérer, ni de le dénaturer : sa portée est à ce prix et c’est pour cela que nous nous permettons d’en résumer l’économie.
Dire que toute loi doit être appliquée à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Guyane française et à la Réunion, sauf spécification contraire de l’Assemblée nationale cela signifie :
1°) Que la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française et la Réunion entrent dans la famille française et participent au destin de la France sur un pied d’égalité avec les départements métropolitains.
Cela veut dire :
2°) la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane française tout en comprenant la nécessité qu’il peut y avoir d’adapter certaines mesures générales à des conditions géographiques ou économiques spéciales laissent le soin de cette adaptation, non plus aux ministres, mais au Parlement et souhaitent voir admettre le principe que l’assimilation doit être la règle et la dérogation l’exception.
La commission des territoires d’outre-mer vous demande donc de vous en tenir aux propositions telles qu’elles ont été présentées.
Leur avantage, mais un avantage décisif, est d’avoir une grande portée internationale tout en satisfaisant à toutes les conditions qui font qu’une constitution peut être dite bonne.
Pour qu’une constitution soit bonne, nous dit Jules Simon, il faut qu’elle soit en harmonie « avec les besoins, les vœux, les mœurs des habitants ».
L’assimilation que nous proposons satisfait à toutes ces conditions.
En ce qui concerne les mœurs, déjà en 1890, dans l’exposé des motifs de leur projet d’assimilation des vieilles colonies, MM. Isaac et Allègre écrivaient ces mots qui vrais pour le passé, le sont plus encore pour le présent :
« La population des trois colonies qui nous occupent (la troisième étant la Réunion) est éminemment française ; les agglomérations urbaines y sont assez importantes et assez nombreuses pour former des centres administratifs ; les communes y sont organisées depuis longtemps et fonctionnent dans des conditions satisfaisantes.
« C’est en vertu de ces considérations ajoutaient-ils, que le projet dispose, d’une manière générale, qu’à l’avenir les lois votées par la métropole seront, de plein droit, applicables aux colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion, à moins que le législateur ne juge, au moment du vote, cette application impraticable ou dangereuse et n’en décide autrement. »
On ne saurait mieux dire.
Si des mœurs, nous passons aux besoins, la démonstration pour être plus longue, n’en sera pas moins aisée.
Pour notre part, nous considérons que seule l’assimilation résout les problèmes des vieilles colonies et répond à leur besoins actuels.
Du point de vue administratif, nous constatons que les problèmes de la Martinique et de la Guadeloupe tout particulièrement deviennent d’une telle délicatesse que le seul ministère des colonies dont la compétence va de l’enseignement aux travaux publics aux questions judiciaires, est incapable de les résoudre avec toute l’autorité, la pertinence et la célérité désirables.
Le présent projet d’assimilation, en restituant aux divers départements ministériels des services qui logiquement leur appartiennent, mais qui se trouvent actuellement dépendre du ministère des colonies, allégera de manière appréciable un appareil administratif trop lourd et trop compliqué pour être efficace.
Mais si les Antilles et la Réunion ont besoin de l’assimilation pour sortir du chaos politique et administratif dans lequel elles se trouvent plongées, elles en ont surtout besoin pour sortir du chaos social qui les guette.
Tous les observateurs sont d’accord pour affirmer que les problèmes sociaux se posent à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Réunion avec une acuité telle que la paix publique en est gravement menacée.
La raison en est que presque aucun effort n’a été fait pour assurer aux travailleurs antillais et réunionnais un statut économique et social en harmonie avec le statut politique dont il jouit depuis un siècle.
Citoyen français comme l’habitant de Paris ou de Bordeaux, le Martiniquais, par exemple, se trouve à l’heure actuelle aussi peu protégé que l’habitant de la forêt ou du désert contre l’ensemble des risques sociaux. Dans un pays à salaire anormalement bas et où le coût de la vie se rapproche très sensiblement du coût de la vie en France, l’ouvrier est à la merci de la maladie, de l’invalidité, de la vieillesse sans qu’aucune garantie lui soit accordée.
Pas d’indemnité pour la femme en couches.
Pas d’indemnité pour le malade.
Pas de pension pour le vieillard.
Pas d’allocation pour le chômeur.
En 1840, étaient publiés en France les résultats de l’enquête Villermé, sous le titre : Tableau de l’état physique et moral des ouvriers.
Aujourd’hui, les descriptions de l’enquête Villermé ne sont plus en France qu’un document historique, mais elles s’appliquent encore cruellement à la réalité antillaise.
Mesdames, messieurs, c’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires où la nature s’est montrée magnifiquement dangereuse règne la misère la plus injustifiable.
Il faut, en particulier, avoir visité les Antilles pour comprendre ce qu’il y a de faux dans la propagande officielle qui tend à les présenter comme un paradis terrestre. En réalité, dans des paysages qui comptent parmi les plus beaux du monde on ne tarde pas à découvrir des témoignages révoltants de l’injustice sociale. A côté du château où habite le féodal – l’ancien possesseur d’esclaves – voici la case la paillote avec son sol de terre battue, son grabat, son humble vaisselle, son cloisonnement de toile grossière tapissée de vieux journaux. Le père et la mère sont aux champs. Les enfant y seront dès huit ans ; ils feront partie de ce qu’on appelle là-bas « les petites bandes » d’un terme qui rappelle assez curieusement « les petites hordes » de Fourier. La tâche est rude sous le soleil ardent ou parmi les piqûres de moustiques. Au bout de quelques années, pour celui qui s’y adonne et qui n’a pour tromper sa faim que les fruits cuits à l’eau de l’arbre à pain, il y a la maladie et l’usure prématurée.
Voilà la vie que mènent les trois quarts de la population de nos îles.
Si, plus favorisé, plus instruit, l’Antillais échappe à la servitude de la glèbe il deviendra petit fonctionnaire, et injustement repoussé des cadres généraux auxquels ses diplômes français devraient donner accès, refoulé dans des cadres dits « locaux », loin du ministre des colonies, loin de ses faveurs, sans garantie contre l’arbitraire du gouverneur, sans audience rue Oudinot, à la fois humilié et désarmé, il végétera, soumis à toutes les brimades d’une administration impitoyable.
En réalité, dans des pays qui sont pourtant vieille citoyenneté française, la notion de « cadre local » est une survivance fâcheuse du code de l’indigénat, survivance contre laquelle doivent s’élever tous ceux qui, comme nous, sont partisans de la doctrine : « à diplôme égal, ou à travail égal, salaire égal ». (Applaudissements à l’extrême gauche et sur les bancs.)
Pour nous résumer, nous n’hésitons pas à affirmer que, dans l’état actuel des choses, près d’un million de citoyens français, natifs des Antilles, de la Guyane et de la Réunion, sont livrés sans défense à l’avidité d’un capitalisme sans conscience et d’une administration sans contrôle. Et alors, on se prend répéter le mot de Diderot :
« Avoir des esclaves n’est rien. Ce qui est intolérable, c’est d’avoir des esclaves en les appelant citoyens. » (Applaudissements à l’extrême gauche à gauche et au centre.)
Assimiler les Antilles et leurs sœurs à la France ne signifie pas seulement introduire plus de justice dans la société d’outre-mer, cela signifie aussi prendre l’initiative d’une politique qui, à brève ou longue échéance, assainira l’économie de ces territoires en arrachant à de véritables monopoles privés des industries dont dépend toute la vie de ces colonies.
On comprendra ce que nous voulons dire lorsque nous préciserons, pour tout le monde, que l’économie antillaise, comme l’économie réunionnaise est faussée parce qu’elle se trouve dans la dépendance de dix familles qui, après s’être mises à l’abri de la concurrence mondiale par le jeu de complicités qu’il faudra dénoncer un jour, réussissent à imposer leurs produits à la métropole à des taux supérieurs aux prix mondiaux, comme elles imposent au prolétariat antillais ou réunionnais les salaires les plus bas du monde.
C’est dire que pour des raisons non seulement sociales, mais encore économiques, nous souhaitons de toutes nos forces l’extension aux Antilles et aux territoires analogues du grand mouvement qui a été inauguré en France et qui tend, sur la base des nationalisations, à organiser la production et surtout à la développer en fonction de l’intérêt général et non plus de quelques intérêts privés.
Bref, nous demandons à l’Assemblée d’approuver les trois propositions qui lui sont présentées parce que nous pensons qu’il ne doit pas y avoir deux capitalismes : le capitalisme métropolitain que l’on combat et qu’on limite, et le capitalisme d’outre-mer que l’on tolère et que l’on ménage. (Applaudissements.)
Nous en arrivons à nos conclusions.
L’assimilation qui vous est proposée est conforme aux vœux des populations.
Dès 1838, le conseil colonial de la Guadeloupe réclamait pour les populations antillaises le droit « d’être soustraites à l’exception coloniale » et d’être « replacées dans le droit commun des Français ».
En 1865, le baron de Lareinty, délégué de la Martinique au comité consultatif, formulait de la manière suivante les aspirations de la colonie :
« On répète sans cesse que les colonies sont françaises par leurs sentiments, par leur territoire, par leurs idées et par leur esprit de nationalité ; rien n’est plus vrai ; elle sont unies à la France par tout ce qui peut créer un lien indestructible…Mais si on le reconnaît, qu’on n’hésite donc plus à proclamer que les colons doivent jouir des droits attachés à la qualité de citoyens français et vivre sous des institutions qui sont, en France, l’un des éléments les plus puissants de la nationalité…C’est là ce qui leur manque ; des institutions surannées élèvent entre la France et les colonies, qui sont aussi la France, une barrière qu’il est temps d’abaisser. »
Ce que les représentants de la Martinique et de la Guadeloupe disaient déjà sous la Monarchie ou sous l’Empire, les parlementaires antillais le reprirent à l’adresse de la IIIe République.
Le 15 juillet 1890. M. Isaac sénateur de la Guadeloupe, et M. Allègre, sénateur de la Martinique, déposaient sur le bureau du Sénat une proposition de loi tendant à classer la Martinique et la Guadeloupe en départements français.
En 1915, MM. René Boisneuf et Lagrosillière, respectivement députés de la Guadeloupe et de la Martinique, déposaient une proposition de loi dans le même sens.
En 1919, c’est au tour de M. Henry Lémery, député de la Martinique.
Et ce ne sont pas seulement les parlementaires antillais qui réclament l’assimilation. Ce sont également les assemblées locales des deux colonies.
Parmi les innombrables vœux qu’elles émettent à cet effet, nous ne voulons vous en lire qu’un : le plus récent. C’est celui que le conseil général de la Martinique a voté en novembre 1945 lors de sa première réunion :
« Le conseil général de la Martinique, réuni en session ordinaire, salue l’Assemblée nationale constituante, le Gouvernement de la République française et son chef le général de Gaulle. Il fait confiance aux élus du peuple, à l’Assemblée constituante pour une véritable renaissance française par l’application intégrale du programme du C.N.R. et son extension aux vieilles colonies françaises, notamment en ce qui concerne les industries clés. Il espère que la nouvelle constitution française fera droit aux revendications unanimes et constantes des vieilles colonies en ce qui concerne leur assimilation aux départements français. Le conseil général s’engage à collaborer pour développer le prestige de la France qu’il désire voir forte et heureuse. Vive la République ! Vive la France ! »
Ce vœu, si noblement exprimé, nous vous demandons de le prendre en considération.
Nous savons que certains essaient de soulever contre le projet des objections d’un ordre très particulier, des objections d’ordre financier notamment. Nous savons que certains seraient assez partisans d’ajourner la réforme, sous prétexte qu’elle coûterait peut-être à la France.
Ces objections nous les réfuterons plus longuement quand l’occasion s’en présentera, comme nous les avons réfutées dans notre rapport annexe.
Cependant, dès maintenant, je tiens à dire que si l’admission de nouveaux territoires dans la famille française doit imposer des charges nouvelles à la métropole, elle lui apporte aussi des ressources nouvelles et des budgets parfaitement équilibrés.
Et puis j’ajoute – et c’est par là que je veux terminer – que si, par impossible, l’application de la loi nouvelle devait entraîner pour la France des dépenses supplémentaires, il serait indigne de ce pays, indigne de cette Assemblée, de s’arrêter, en un problème aussi important, à d’aussi mesquines considérations.
Depuis quelque temps, notre pensée se reporte invinciblement à la grande époque de 1848. A cette époque aussi, de graves questions se posaient et parmi elles, comme aujourd’hui, la question coloniale. Il s’agissait de savoir si on allait abolir, ou non, l’esclavage.
En ce temps là, comme aujourd’hui, on se rendait compte que le vieux système ne pouvait durer, mais on hésitait à faire le geste décisif qui allait le précipiter dans l’oubli.
Et il y avait des gens pour dire : « l’esclavage est abominable, certes, et moralement indéfendable. Mais, voyez comme il coûterait cher à la France de l’abolir. »
Eh bien ! en 1848, un grand homme s’est levé : c’était un alsacien. Victor Schoelcher (Applaudissements), que les noirs de mon pays ne sont pas prêts d’oublier. Mettant l’honneur de la nation au dessus de tout et s’insurgeant contre je ne sais quelle dictature de la comptabilité, il prononça une phrase qui mérite d’être redite :
« Ce serait 260 millions que la métropole aurait à payer pour faire disparaître la servitude qui souille encore quelques terres françaises. La France doit donner cette somme ; et elle la donnera. Il faudrait désespérer de la grande nation si l’on pouvait douter d’obtenir des Chambres, l’argent nécessaire pour désinfecter les colonies. Elle a pu donner un milliard aux émigrés ; et elle ne pourrait payer l’affranchissement ! Nous ne voulons pas le croire ! Il ne s’agit pas du Trésor ; il s’agit de la morale ! »
Eh bien ! Mesdames, messieurs, nous avons confiance dans cette Assemblée, certains qu’elle n’entachera son geste d’aucun marchandage.
Quatre colonies, arrivées à leur majorité demandent un rattachement plus strict à la France.
Vous apprécierez cette pensée à sa juste valeur, j’en suis sûr, à cette heure où l’on entend des craquements sinistres dans les constructions de l’impérialisme.
Ce que nous demandons, c’est de faire que l’expression « France d’outre-mer » ne soit pas une vaine figure de rhétorique.
Plus ambitieusement encore, nous vous demandons, par une mesure particulière d’affirmer solennellement un principe général, à savoir que, dans ce cadre que l’on commence à appeler l’Union française il ne doit plus y avoir de place, pas plus entre les individus qu’entre les collectivités, pour des relations de maîtres à serviteurs, mais il doit s’établir une fraternité agissante aux termes de laquelle il y aura une France plus que jamais unie et diverse, multiple et harmonieuse, dont il est permis d’attendre les plus hautes révélations. (Applaudissement.)

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