lundi 28 mai 2007

Négritude et négrologues



C’est un livre de poche d’un peu plus de 300 pages de la collection 10-18 paru au début des années 70. La couverture nous montre, sur fond orange caractéristique de l’époque, la photo d’une femme noire, visiblement d’origine modeste, portant dans ses bras un bébé blanc bien nourri. Le titre est pour le moins sarcastique, et un peu mystérieux : Négritude et Négrologues. L’auteur : Stanislas Adotevi.

Le style est direct et rentre-dedans : « Le nègre qui prend conscience de sa race est un bon nègre, mais s’il perd la mémoire de notre chute, s’il s’oublie, s’il s’évanouit dans une extase mystique, s’il voit nègre quand il faut voir juste, il se perd, il perd le nègre en perdant la vue. » (p.102)
L’auteur réussit néanmoins à maintenir une réelle qualité littéraire sans perdre en efficacité. Le livre se lit d’une traite, en dépit des nombreuses citations et des abondantes notes de fin de chapitre. Et de fait, Adotevi cite beaucoup : les écrivains de la Négritude bien sûr, qu’il décortique, mais également les auteurs, penseurs et politiques occidentaux dont les doctrines et idées ont alimenté ou influencé ces grands précurseurs.

Né au Bénin, Stanislas Adotevi est peu connu dans son pays au-delà des cercles universitaires. Retiré au Burkina-Faso après une carrière d’enseignant et de fonctionnaire international, il justifie cet exil par la volonté, entre autres, « de ne pas être tenté par les agitations extérieures, la politique, par exemple, (qu’il a) décidé de bannir de (sa) vie ». Sa bibliographie comprend des essais comme « De Gaulle et les Africains, Editions Chaka, décembre 1990 » et de nombreux articles (notamment « Aliénation culturelle et développement du sous-développement », in Conséquence n.1 et N'Krumah ou le rêve éveillé in Présence africaine, n° 85). Négritude et Négrologues, publié en 1972 et réédité en 1998, reste son œuvre la plus connue.

Mouvement littéraire né sur les bords de la Seine dans un milieu d’étudiants Africains et Antillais, et dominé par les personnalités de L. S. Senghor et Aimé Césaire, la Négritude s’était peu à peu imposée comme l’expression de la personnalité nègre. Au point que le Petit Larousse pouvait définir le terme dans son édition de 1981 comme : l’ «Ensemble des caractères, des manières de penser, de sentir propres à la race noire (…)» Les productions de ce courant parues entre sa création dans les années 30 et son apogée dans les années 40-50 constituent le gros des classiques de la littérature négro-africaine contemporaine. Si en ce début des années 70 quelques auteurs d’Afrique et des Caraïbes se sentaient déjà à l’étroit dans les limites définies par les pères fondateurs, aucun ne s’était encore livré à une critique systématique du monument. Le pamphlet d’Adotevi fit donc l’effet d’un pavé jeté dans la mare.
Dès la première page le ton est donné : « On a dit et redit, avec la complicité des nostalgiques du soir, que la négritude est autre chose que ce qu’elle est. On a dit qu’elle est un chant pur, un rythme, un élan. Pas un acte, mais un dogme silencieux. Souvenir dans la connivence nocturne, la négritude est l’offrande lyrique du poète à sa propre obscurité désespérément au passé ». De fait, on est bien en présence d’une littérature déclamatoire abstraite, coupée des préoccupations des masses noires et s’appuyant sur une idéalisation des réalités africaines et une âme nègre mythique. S’il reconnaît au mouvement une certaine pertinence historique pour avoir symbolisé, à un moment donné, l’affirmation du Noir dominé, Adotevi lui reprochera de n’avoir pas su dépasser cette étape nécessaire pour transformer les forces ainsi mobilisées en facteurs de changement.

A partir des écrits et propos des théoriciens du mouvement – principalement Senghor - il va s’atteler à dégager les fondements de cette personnalité nègre dont on parle tant. Le verdict est implacable : le Nègre de la Négritude, tel que décrit par ses chantres, est un être sensuel et émotif et bon mais surtout, découvre-t-on entre les lignes, doté d’une mentalité bien à lui, essentiellement dominée par le sentiment. « La race blanche », écrira Senghor, « est analytique par utilisation, la race nègre intuitive par participation ».
Le problème est posé : le Noir, frappé d’une telle singularité, serait donc un être à part ?

Adotevi souligne la parenté entre la personnalité noire ainsi définie, le mythe du bon sauvage et la mentalité primitive chère à l’ethnologie coloniale. « L’activité mentale du primitif », nous apprend en effet Lévy-Bruhl, « n’est pas un phénomène intellectuel ou cognitif pur ; (…) la connaissance (y) est toujours colorée par le sentiment, pénétrée par l’émotion (…) ». Cette description fait implicitement du « primitif » l’antithèse de l’homme blanc qui, seul, aurait le monopole de la raison dite cartésienne. Ce privilège justifiant sa position au sommet de la hiérarchie.

S’esquissent ainsi les bases d’un partage des tâches : « Dans le Grand Orchestre de l’Universel, l’Humanité aura pour chef d’orchestre l’Europe, le Blanc. Le nègre tiendra la section rythmique ». Stanislas Adotevi nous démontre que le développement de l’ethnologie pendant la période coloniale, loin d’être fortuit, s’inscrivait dans une logique de contrôle des sociétés colonisées. C’est la même intention qu’il décèle dans le discours de la Négritude et qui se concrétise après les « indépendances » dans le Socialisme Africain théorisé par le président Senghor.

« En ressassant le passé, en attisant une sensibilité morbide, le poète-Président ou plutôt le Président-poète vise à faire oublier le présent. La négritude d'aujourd'hui, la négritude des discours, n'est rien moins qu'une pure et plate propagande, une panacée aux problèmes de gouvernement. La très bizarre formule senghorienne de division raciale du travail intellectuel (l'émotion est nègre comme la raison est hellène), vise uniquement à perpétuer un régime considéré comme néo-colonialiste et dont il est Président ; La négritude doit être le soporifique du nègre. C'est l'opium. C'est la drogue qui permettra à l'heure des grands partages d'avoir de « bons nègres ».
Adotevi ne se faisait aucune illusion sur la première vague des indépendances :« Astuce sémantique et idéologique, la décolonisation n’est pas seulement destinée à fausser les mécanismes du passage à l’Indépendance formelle et à donner bonne conscience aux ethnologues heideggériens et sociaux-démocrates. C’est bien en définitive un bricolage juridique. Coup de frein à l’histoire des Africains, la décolonisation aura paradoxalement produit moins de bouleversement que la colonisation elle-même. »

Il constate la trahison des nouveaux maîtres de l’Afrique qu’il décrit comme les agents locaux de la dernière évolution du capitalisme. Le nouveau dogme de l’état en formation, le drapeau, l’hymne et les idéologies mystifiantes, ne sont que des cosmétiques masquant un pillage plus accru. Il dénonce la duperie de l’aide internationale et la compromission de pouvoirs africains illégitimes et donc plus dépendants des intérêts étrangers. Aliénation culturelle, faillite des élites, néocolonialisme, unité africaine, nécessité d’une communauté d’action entre l’Afrique et sa diaspora, impératif d’une rupture radicale avec le système en place, rôle et place de la culture dans cette révolution annoncée… Autant de thèmes qui traversent Négritude et Négrologues et qui disent assez l’actualité de cette œuvre, plus de 30 ans après sa première publication.

Certaines des propositions d’Adotevi ne manqueront pas de susciter la polémique : par exemple, la mobilisation des masses noires par une « référence constante aux humiliations passées et présentes de la race » ou le rôle qu’il dévolue à un ou deux Etats-pilotes d’organiser « la subversion dans tout autre Etat africain dont le comportement ferait obstacle à l’unité africaine »; on rappellera également que le livre a été écrit en pleine guerre froide, à l’heure des guerres de libération du continent, par un intellectuel de gauche persuadé de la nécessité d’une rupture radicale avec le système capitaliste néo-colonial (la sympathie de l’auteur pour les révolutions cubaine et chinoise ne sera pas du goût de tous les lecteurs) ; il n’en demeure pas moins que Négritude et Négrologues s’impose comme une lecture vivifiante, indispensable pour les nouvelles générations africaines.

[www.grioo.com]

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