L’écrivain Francklin M. Allien est décédé le 29 avril dernier, dans son appartement de Medford, au Massachusetts, où il vivait en reclus depuis des décades. Son grand ami, le professeur Joseph Ferdinand, nous invite à découvrir cet auteur inclassable dont l’œuvre est très peu connue, mais qui pourtant a une place de choix dans l’histoire de la littérature haïtienne.
Originaire de Chardonnières, petite ville haïtienne située dans le Département du Sud, Francklin Allien se donne une solide formation académique en embrassant, pour satisfaire son insatiable appétit de savoir, des disciplines aussi variées que le Droit, le Service social et les Lettres (à l’École normale supérieure de Port-au-Prince). À l’instar de la plupart des jeunes universitaires haïtiens à la fin de l’année 1965, il profite de la première occasion pour mettre de la distance entre lui et la mère patrie où le règne de terreur instauré par le dictateur François Duvalier emplissait les uns et les autres d’une peur panique.
L’occasion, en l’occurrence, c’était une invitation d’aller rejoindre en Afrique les centaines de ses compatriotes qui œuvraient comme professeurs dans la République démocratique du Congo, en particulier.
Après seulement deux ans, il sent le besoin de respirer un air nouveau. Le voilà alors installé à Ottawa, au Canada, où, grâce à son diplôme en Service social, il n’a pas de peine à trouver du travail. Mais son intention n’était pas de passer le reste de sa vie à cette tâche, il avait vocation de professeur et c’est le domaine dans lequel il choisira de faire carrière. Comme il visait l’enseignement universitaire, il devait commencer par retourner à l’école pour se préparer. Il complétera avec succès les programmes de Maîtrise et de Doctorat ès lettres à l’Université d’Ottawa (1974).
Peu de temps après, on le retrouve au Danemark marié à une fille de ce pays, Lisbeth Kisager. Il y passera les neuf prochaines années avant de retourner en Amérique à la suite d’un divorce à l’amiable.
Il n’est pas retourné en Amérique les mains vides. C’est pendant son séjour au Danemark qu’il achève et fait publier en 1977 à La Pensée Universelle de Paris, son O Canada, mon pays, mes amours, un roman génial et qui s’impose tant par l’audace créatrice d’Allien que par l’usage d’un style où humour, fantaisie et poésie gardent constamment sous leur contrôle tutélaire une densité langagière époustouflante, prête, si on la laissait faire, à agresser le lecteur. Du jamais vu encore chez nous. Oui, Allien se veut novateur en s’appropriant tous azimuts les penchants transgressifs de la modernité dont l’écriture de l’époque faisait panache.
Et puis, le silence comme une chape de plomb ! On n’entendra plus parler de Francklin Allien. Or son destin d’écrivain n’a rien à voir avec celui d’un Arthur Rimbaud ou d’un Villard « Davertige » Denis. Réfugié dans une solitude forcée à cause des déficiences de santé chroniques qui le frappent, encore dans sa prime jeunesse, pour la peupler, cette solitude, comme le recommande l’une de ses idoles littéraires, Baudelaire (« Qui ne sait pas peupler sa solitude ne saura jamais être seul dans la multitude »), il n’arrête cependant pas d’écrire.
C’était par-dessus tout une affaire de vie et de mort. Il écrit, dit-il, comme on respire, pour vivre. À sa mort, il a laissé en manuscrits, complètement achevés, pas moins de seize (16) ouvrages de fiction et de réflexions introspectives avec, en plus, trois tomes d’un Journal volumineux où il cerne le monde autour de lui et en lui, un monde comme lui seul pouvait le percevoir à travers le prisme déformant de sa psyché si singulière, en déroulant ses splendeurs en vraies « rêveries d’un promeneur solitaire »
Dans le testament notarié qu’il a signé dès 2008, c’est à moi, son fidèle ami depuis notre rencontre à l’École normale supérieure en 1961, qu’il confie la tâche de faire ce qu’il n’a pas pu ou voulu faire de son vivant : la publication de son immense œuvre. Je me dois de relever le défi pour deux raisons : d’abord pour honorer la parole donnée à un vieil ami, un frère d’une générosité sans borne, toujours prêt à donner à ses amis tout ce qu’il a et même ce qu’il n’a pas.
Enfin, j’ai la ferme conviction, ayant déjà lu une très grande partie de cette œuvre, que quand celle-ci sera connue, on n’hésitera pas à proclamer Francklin Allien un phénomène littéraire, l’un des plus grands créateurs littéraires de notre génération, un fleuron de la littérature haïtienne et, j’ose l’affirmer, une brillante étoile au firmament de la littérature universelle.
Ma certitude de réussir vient aussi du fait que j’ai trouvé en Rodney Saint-Éloi, le dynamique directeur de Mémoire d’encrier, un partenaire déterminé à ne pas me laisser échouer parce que, pour ce qu’il sait déjà de cette œuvre inédite, il me retrouve dans mon jugement que publier Allien c’est rendre service à notre littérature en particulier et en général à la littérature universelle.
Cher Francklin, vieux frère, bon voyage ! De ces tourments qui minaient si lamentablement ton existence terrestre tu n’as plus maintenant aucun souvenir. C’est fini, F I N I. Désormais tu n’as plus besoin de feindre, par réflexe d’auto-flagellation, de préférer ton statut de marginal au privilège de vivre dans un environnement où l’on ne craint pas de poser le pied sur une mine dissimulée. Tu peux jouir sans vergogne de ton repos bien mérité dans l’éternité de la joie de ne plus être. Tu peux en toute sérénité prendre possession du bonheur après lequel tu as tant soupiré tout le long de ta lente descente de poète maudit dans l’abysse infernal de ce monde.
Joseph Ferdinand
[1] Enseignant au Saint Michael’s College de Colchester, au Vermont
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