mercredi 30 avril 2008

N'oublions pas la Da tamoule qui berça le petit Aimé.



En Martinique on appelait la nourrice d'un enfant sa Da, en Guadeloupe on disait la Mabo.

Aimé Césaire, qui naquit et vécu enfant sur la Plantation Eyma de Basse-Pointe. Sa Da était d'origine indienne, comme bon nombre de travailleurs de l'endroit. Elle eut toujours libre droit d'accès en Mairie de Fort-de-France, même en période de crue, pour voir l'enfant devenu écrivain, puis maire, puis député - celui qu'elle avait « nourricé ». Les chants en Tamoul dont elle le berça restèrent dans sa mémoire, il les évoquait à l'occasion.

Tel avait été aussi le cas d'Alexis Léger, blanc créole de Guadeloupe, le futur Saint-John Perse, initié à la magie des sons sacrés de l'Inde par les servantes de sa mère, sur la plantation Bois Debout à Capesterre.

Citons M. Raphaël Confiant :

...il évoque les langues dravidiennes dont nous savons qu'elles remontent à plus de 2.500 ans avant Jésus-Christ, et parmi elles, ce tamoul qu'il a dû entendre fredonner par cette servante « qui sentait bon le ricin... Cette trop belle servante hindoue... disciple secrète du dieu Civa » qui fredonnait donc tout à la fois, chose extraordinaire, la plus vieille langue du monde, et la plus neuve, à savoir le créole.

De Basse-Pointe à Obéro, le Poète aimait son peuple races confondues et toutes couleurs du pays. Il le manifestait naturellement. Il s'asseyait pour faire causette dans l'escalier du père Noël Mardaye, que l'on surnommait Papa Noël, qui faisait figure de “chef” des koulis du dépôt d'Obéro. Le père Mardaye était commandeur du service de nettoyage de
Fort-de-France (cimetière, tinettes à caca...), corvée qui on le sait était devenu le lot et perçu comme la malédiction de ces koulis, rejetés telle une caste inférieure par le reste de la population martiniquaise.

M.
Gerry L'Etang, antropologue spécialiste de l'engagisme et des apports indiens aux îles, dans son rapport sur l'héritage culturel des Congo, Indiens et Chinois à la Martinique, dépeint ainsi la situation, des Indjens du Foyal :

A l'issue des retours en Inde (le dernier convoi quitta l'île en 1900), se retrouvèrent au dépôt de l'immigration sis à Fort-de-France quelques dizaines d'Indiens qui attendaient là un improbable navire de rapatriement, ou encore qui, venus embarquer, s'étaient ravisés et avaient décidé de rester à la Martinique. Loin des Habitations, ils vivaient d'expédients et constituaient un souci pour le Conseil général (qui avait en charge le dépôt) et la municipalité. Cette dernière les affecta alors au nettoiement de la ville.

Ce groupe de balayeurs indiens, renforcé d'apports successifs en provenance des plantations à mesure que s'étendait le chef-lieu, se vit attribuer l'exclusivité d'une tâche méprisée. Et le proverbe de s'enrichir d'une nouvelle acception: “tout Indien se retrouvera un jour ou l'autre balayeur de trottoir” - tout kouli ni on kout dalo pou'y fè. En fait, dans un cas comme dans l'autre, l'expression énonce une malédiction.

Cette dépréciation générale de l'Indien allait s'exacerber au travers de l'appellation créole qui le stigmatisera : kouli. L'expression, probablement d'origine tamoule (kuli), signifie originellement salaire et par extension salarié. Elle fut utilisée par les Anglais puis par les Français en Extrême-Orient (Inde, Chine, etc.) pour qualifier un ensemble varié de travailleurs non spécialisés aux revenus précaires : employés aux travaux pénibles, dockers, manœuvres, tireurs de pousse-pousse, journaliers agricoles, ouvriers, etc.

Et que dire aujourd'hui, des mots cette chanson d'un vieux fond Saint-Pierrais, antérieure à l'éruption de la Pelée, sinon qu'ils témoignent d'attitudes de l'époque et des relents à venir :

Nonm-lan sôti lôt bô péyi’y,
I pasé dlo vini isi,
Tout moun té ka pran li pou moun,
Pandan tan-an sé vakabon (bis).

Mwen fè si mwa dan le ménaj,
Mi tout lajan nonm-lan ban mwen:
I ba mwen di fran man ba bôn mwen,
Fo mwen mété sen fran asou’y.

Mwen fè twa mwa de maladi,
Mi tout rumèd nonm-lan ban mwen,
Mi tout mèdsen nonm-lan ban mwen:
I ba mwen an nonm pou swanyé mwen.

Refrain
Woy! Vini wè kouli-a, woy!
Kouli-a, kouli-a, woy!
Ba li lè pou li pasé,
Pou li fè kout twotwè li kanmenm

Woy! Vini wè kouli-a, woy!
Kouli-a, kouli-a, wo!
Ba li lè pou li pasé,
Pou li peu chanjé de konduit

La Négritude en sa grandeur relevait certes le plus meurtri des opprimés en vue d'en faire un puissant fer de lance du respect de l'homme. Mais ce n'est pas à un mesquin ethno-centrisme de blablature que Césaire donna naissance. Née d'un for humble et compassionné, la Négritude ne saurait cautionner le mépris hautain d'une ethnie par une autre : elle englobe toute la souffrance de l'humanité, y compris celle de l'homme-hindou-de-Calcutta... de l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture... sachant que

Chaque peuple quelque petit qu'il soit
Tient une partie du front
Donc en définitive est comptable
D'une part même infime
De l'espérance humaine.

M. Jean-Pierre Arsaye écrit dans “ Mémoire d'Au-Béro” :

Aimé Césaire qui, paraît-il, aimait spécialement discuter avec Homère Nahou, était lui aussi chaleureusement accueilli dans le quartier et ce, même après sa démission en 1956 de la Caravelle Rouge, pour employer une expression de Georges Gratiant.

À chaque réélection du député-maire, les habitants d'Au-Béro se joignaient aux gens des Terres-Sainville, de Trénelle et autres lieux pour une retraite aux flambeaux aux premiers rangs de laquelle ils se plaçaient.

Leur assiduité à la messe dominicale était cependant irréprochable. Et ils se confessaient, communiaient, faisaient baptiser leurs enfants. L'absolution était toujours donnée à tel ou tel qui se trouvait à l'article de la mort…

Césaire ne se ralliait pas au sentiment indigne et méprisant dont les minorités firent hélas un temps les frais dans nos îles. Sa doctrine, qui ne rejette la personne de quiconque, prétend nous élever au-dessus de l'indignité enfouie en l'un et l'autre.

Faudrait-il, au nom d'une Africanité réductrice couper en deux, comme au jugement de Salomon, celui qui descend à la fois du Nègre et de l'Indien? Dans les années 1960 le calypsonian batazendien Mighty Dougla, qui eût préféré jouir fièrement de sa double origine, exprime ainsi ce dilemme :

If they sending Indians to India
And Africans back to
Africa
Well somebody please just tell me
Where they sending poor me?
I am neither one nor the other
Six of one, half a dozen of the other
So if they sending all these people back home for true
They got to split me in two,


Césaire qui persifla toute la méchanceté du Monde savait qu'au-delà des apparences phénotypiques, nous sommes tous en îles - quelle rare chance - un peu Indien, beaucoup Nègre, assez Blanc, peu ou prou Sino-Libanais, sans omettre l'Amérindien, plutôt désapparu que disparu, dixit Glissant.

Pas moins que St John Perse, à qui Patrick Chamoiseau fait cette adresse dans une Méditation :

Autour de vous, des négresses, des chabines, des mulâtresses, des servantes indiennes, des chinois. Des façons d'Afrique, des survivances amérindiennes, des cultes étranges du dieu Shiva dessous les gestes qui vous dorlotent.

Aimé Césaire envoyait son chauffeur quérir diverses personnes pour causer. C'est le bonheur qu'a connu Madame Christiane Sacarabany, auteur du roman intitulé “L'Indien au Sang Noir” et plus récemment, de “Son Matalon”, livre d'art illustré avec le concours de M. Luc Marlin et qui met en valeur l'apport indien à la culture antillaise.

Manière sans doute pour le Poète de se remémorer les jours de la plantation de Martinique la plus fournie en indjens, qui inféodés, qui militants contre leur exploitation par les Békés. Les travaux et les jours de ces rescapés d'une civilisation millénaire, la lente et inévitable créolisation d'un peuple qui a contribué par son courage tranquille, sa patience infinie, à reconstruire les îles après l'abolition de l'esclavage sont aussi décrits dans le roman “Eclats d'Inde” par l'écrivain Camille Moutoussamy, originaire lui aussi de la plantation Eyma.

L'Aimé de Basse-Pointe avait d'ailleurs hérité, de par son ascendance maternelle, sa part de sang indien. Coiffeur et photos l'attestent volontiers... et surtout son arbre ancestral, établi par Madame Enry Lony, généalogiste de profession au Centre d'affaires Agora. La municipalité de Basse-Pointe devait faire cadeau d'un exemplaire de cette recherche à son illustre enfant lors d'une cérémonie “de retour” en 2005.

En 2003, au cœur des cérémonies du cent-cinquantenaire de l'arrivée des travailleurs indiens aux Antilles Françaises, Aimé Césaire, devenu maire honoraire de Fort-de-France, avait honoré de sa présence l'inauguration du buste du Mahatma Gandhi envoyé par l'Inde pour sa ville. Aux côtés de son dauphin, M. Serge Letchimy - notable au patronyme indien bien frappé s'il en est (nom francisé de la divinité de l'abondance...), le Maître avait alors improvisé un fort bel éloge, hélas non préservé, de l'apport incontestable des travailleurs koulis, ou Indjens, à tous les secteurs du pays Martinique.

Linguiste affectueux, le Chantre s'était même procuré des livres pour s'initier tant soit peu au Tamoul. Langue classique et littéraire, qu'il trouva ô combien complexe! Nous faisant l'insigne honneur de me léguer parmi ces ouvrages rares le dictionnaire Tamoul-Anglais de sa bibliothèque, Monsieur
Aimé Césaire l'avait dédicacé avec le souhait “que le Tamoul soit enseigné aux Antillais, parmi d'autres langues bien sûr”.

Généreuse évidence, pour une langue qui fut un temps parlée par des dizaines de milliers d'habitants de
Guadeloupe et de Martinique, parmi le Bhodjpuri, l'Ourdou ou l'Hindoustani... Pans d'un riche patrimoine linguistique qui, victime d'ostracisme et d'oppression scolaire et missionnaire, a quand-même fini par dépérir aux îles, ne laissant que des noms de famille ancestraux - les prénoms indiens furent interdits, Biblique oblige.

On sait le peu d'indianité qui survécut clandestinement, malgré tous les aléas, grâce à la farouche détermination de quelques-uns. Si on compare leur destinée avec celle de leurs frères et sœurs de sang, déposés par les mêmes bateaux à l'île Maurice ou à la Réunion, avant d'être éparpillés dans les plantations de la Caraïbe, la vastitude d'oubli de leur histoire, et même de rejet de celle-ci, qui pèse sur les indo-antillais a de quoi laisser pantois.

M. Jean-Pierre Arsaye, descendant d'Indien, cherchant à retracer l'histoire du quartier indo-foyalais d'Au-Béro qui fut définitivement emporté par le cyclone Dorothy en 1970, l'a bien constaté :

Notre histoire antillaise souffre d'oblitération.

Et donc, n'oublions pas la Da tamoule de Basse-Pointe.

Qui sait son nom? Qui aurait une photo?

Jean S. Sahaï Viranin

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VOIR

Article de M. Gerry L'Etang
L'héritage Congo, Indien et Chinois à la Martinique

http://tinyurl.com/6eq84m

Article de M. Gerry L'Etang
sur la chanson Vini wè kouli-a
http://tinyurl.com/4sd6ys

Roman de M. Raphaël Confiant
La Panse du Chacal, Mercure de France
Essai : Aimé Césaire, ou la traversée
paradoxale du siècle.

http://tinyurl.com/34ueot

Roman de M. Camille Moutoussamy
Eclats d'Inde, Ed. L'harmattan
http://tinyurl.com/3kmtjj

Roman de Mme Christiane Sacarabany
L'Indien au Sang Noir, Ed. L'harmattan
Son livre-album Mémoire des Ancêtres, Son Matalon
http://tinyurl.com/5w3g2m

Essai de M. Jean-Pierre Arsaye
Mémoire d'Au-Béro, quartier indien de Foyal
Editions Ibis Rouge
http://tinyurl.com/2bum93
Mme Liliane Mangatal
Pages indo-martiniquaises
Kann'la ka pran fè
La vi anlè labitasion

http://tinyurl.com/5xpwjv

M.Tony Mardaye
Service aux morts ou le Samblani

sur le site Pyé Piman-la
http://tinyurl.com/6jk4m9

M. Evariste Zéphyrin
O-Béro : Crasse de vie dans le dédale du dalot
http://cqoj.typepad.com/chest/2005/05/dans_le_ddale_d.html

Mme Francesca Palli
Rubrique Indianité
sur le site Potomitan
http://tinyurl.com/3hn5ma

Rubrique Kilti Zendyen Kréyol
sur le site Montray-Kréyol
plus de 75 articles
http://tinyurl.com/2uzwt3

N° spécial de la Revue Alizés
Entre négritude et créolité, l'indianité en question
Paris, Juillet-Septembre 2003
http://tinyurl.com/59kh9k

Filiations Créoles
Enry Lony
Généalogiste professionnel
http://www.cgpro.org/lony.htm

Césaire ? Ma liberté

Par Patrick Chamoiseau (Écrivain)

Prix Goncourt 1992 pour son roman «Texaco», c'est un autre grand écrivain martiniquais qui dit ici sa dette à l'égard du grand poète disparu le 17 avril dernier

«Et puis ces détonations de bambous annonçant sans répit
une nouvelle dont on ne saisit rien sur le coup
sinon le coup au cœur que je ne connais que trop...» (1)

DR
Aimé Césaire
Lorsque celui qui s'en va est une magnificence, ce n'est pas un abîme qui se creuse mais un sommet qui se dévoile. Confrontée à certaines existences, la mort n'est qu'un révélateur, et c'est sa seule victoire. Le silence de Césaire s'est soudain rempli du verbe de Césaire, de ses armes miraculeuses, de ses combats, de ses lucidités et de ses clairvoyances. De son amertume aussi. «Regarde basilic, le briseur de regard aujourd'hui te regarde.» (2) La mort n'est ici qu'une paupière brutale, écarquillée sur une splendeur qui ne frémit même pas. Soudain total, un monde se dégage des cécités du petit ordinaire de la vie.

La mort n'est pas la seule à se voir désemparée en face d'une telle présence que l'absence renforce. C'est toute parole, toute célébration, toute explication, qui, à l'amorce même de leur profération, s'écroulent au dérisoire. Ici le seul avocat, le seul rempart contre les bêtises hostiles ou bienveillantes: c'est l'œuvre. L'œuvre dans son infinie clameur qui nous incline d'abord vers le silence. C'est ne rien savoir de l'œuvre de Césaire que de la penser soucieuse d'être défendue, célébrée, avivée. Elle est là. Elle irrigue non seulement notre esprit, mais notre rapport au monde, mais les combats que nous menons, et dans lesquels nous recherchons encore la plus juste posture.

Alors, d'où vient ma peine à l'instant de la disparition? Pourquoi l'œuvre qui m'habite et que j'habite (avec le sentiment de n'être qu'un clandestin dans un immense palais) ne suffit-elle pas à compenser ce sentiment d'une perte irrémédiable? Pourquoi moi, fils bâtard, qui me suis toujours tenu loin de sa politique, éprouvai-je cette brusque fragilité sous ce «bruit de larmes qui tâtonne vers l'aile immense des paupières»? (3)

Les grandes combustions

Le magnifique combat césairien s'est toujours effectué du côté de la vie. Je veux dire: du bord de la beauté. Lorsqu'il a fallu se lever contre la frappe occidentale, invalider le chant colonialiste, ramasser le mot «nègre» et le porter en étendard; qu'il s'est agi de prendre en charge toute l'Afrique, violée, perdue, martyrisée, rayée de l'Histoire et des humanités, et la hisser sur ses épaules en fils aîné du monde; qu'il a fallu revenir vers ce petit pays natal, cette «extrême trompeuse désolée eschare» sur la mer caraïbe, et assumer «l'affreuse inanité»; qu'il a fallu fixer sans défaillir la damnation ontologique de l'esclavage de type américain, eh bien Césaire ne s'est jamais trompé. Son cri (sa colère, sa fougue, son exigence) s'en est toujours remis aux armes miraculeuses de la voyance, de la musique, du rythme, du déraillement génésique «des grandes communications et des grandes combustions», et donc de la beauté.

«Beauté je t'appelle pétition de la pierre» (4)

Lorsque celui qui se bat pour sa liberté - ou pire, dans le cas de Césaire: pour réaffirmer son humanité - n'a pas recours à des rebellions bornées, des crocs identitaires aveugles, des légitimités assassines, closes dans un infernal jeu de miroir meurtrier entre le dominant et le dominé, mais qu'il déploie au contraire l'hymne guerrier du «plus ouvert contre le plus étroit», la résistance est imparable.
Ce n'est même plus une simple résistance: c'est une autorité.
Dans une domination totalisante, presque impossible à dépasser, comme l'étaient le chant colonial et le déni du nègre durant les années 30, toute résistance qui ne s'était pas gardée du bord de la beauté se voyait obscurcie. Elle conférait un éclat mensonger à ce qu'elle combattait, et se ruinait ainsi. On le voit aujourd'hui en Palestine, en Irak, au Tibet, partout où des oppressions archaïques, souvent mêlées à la frappe libérale, sèment la désolation et la famine, et se parent de vertu au-dessus des exactions qu'elles-mêmes ont suscitées...

Quand la voix rebelle de Césaire s'est élevée avec le «Cahier d'un retour au pays natal», bruissante de «générosités emphatiques», ce fut avec l'ampleur de l'incantation sorcière, inscrite dans la saccade polyrythmique qui invalide les fixités du réel et fait trembler l'ordre-poison du monde. Et ce fut à chaque vers, d'inouïes transmutations opérées par l'image, qui déchoukaient les vérités geôlières pour installer, dans de très salubres vertiges, «la gerbe lucide des déraisons».

Il y a donc une pauvreté à vouloir définir ce géant (ce mapou!) par le seul contexte historique de sa lutte contre le colonialisme, son chant des valeurs noires, ou dans l'absurdité universitaire des catégories «post-coloniales». C'est comme si on tentait de réduire René Char à la résistance contre le nazisme, ou Claudel à une exaltation mystique, ou M. Glissant à l'antillanité.

Sans limites et laminaire

Sassier/Gallimard
Patrick Chamoiseau

Si ce combat (dont Césaire est l'un des beaux emblèmes) contre le racisme, pour l'Afrique, contre l'esprit colonial, est encore à mener aujourd'hui, on s'aperçoit très vite, en ouvrant au hasard n'importe quel texte césairien, que ce qui est à l'œuvre là, et qui transcende le contexte du rebelle, c'est bien une confrontation majestueuse à la masse du langage; c'est bien l'interrogation résolue du mystère poétique; c'est bien le reflet d'une conscience étonnante, étonnée, confrontée au miracle de sa propre émergence au fond d'une île à sucre; c'est bien une intensité poétique rare qui transcende les impossibles de son époque et ses propres impossibles. N'importe quel mot, n'importe quel vers, et on comprend qu'il s'agit d'un poète sans limite fixant l'inconnaissable fondamental, à savoir: comment s'amplifier de beauté, et vivre à cette intensité proche de la combustion?
«La communication par hoquets d'essentiel, j'apprécie qu'elle se fasse à tâtons, et par paroxysme, au lieu de quoi elle sombrerait inévitablement dans l'inepte bavardage de l'ambiant marécage.» (5)

Ce qu'il disait contre le colonialisme, ou pour conjurer la damnation de l'Afrique et du nègre, il le puisait dans la contemplation voyante, clairvoyante, des mornes, des arbres, des fleurs, des oiseaux, des mangroves, de sa petite Martinique. «Je rêve, écrivait-il, d'un bec étourdi d'hibiscus et de vierges sentences violettes.» (6) Contrairement aux poètes doudouistes qui, à force de beauté creuse, l'avaient rapetissée, la Martinique césairienne, fit exploser la hideur coloniale, et s'ouvrit alors, sous son œil laminaire, jusqu'à l'ampleur du monde en sa totalité. «Le monde se défait. Mais je suis le monde. Le monde véritablement pour la première fois total.» (7)

De plus, sitôt dépassées les proclamations rebelles qui nous ont fait tant de bien (et que tout comédien primaire répète à l'envi en grondements redondants), on découvre le cheminement obstiné, inquiet, interrogateur, fragile, d'une conscience en proie au mystère de la vie, au mystère du monde en son indéchiffrable total.

Au cœur d'un impossible

Alors je crois ceci: l'œuvre de Césaire est un cheminement d'une sincérité rêche au cœur d'un impossible. Si tous les poètes connaissent l'amertume de l'échec - l'amertume si précieuse de ne jamais atteindre au cœur de poésie, au poème essentiel - Césaire l'a éprouvée avec une acuité singulière. Cette amertume s'est amplifiée chez lui de cet échec que vivait le rebelle. Sa lucidité était une blessure qui n'était absolument pas dupe de l'état de son pays, resté confit dans l'assimilation irresponsable, l'assistanat obscur, la dépendance idiote. «Si de moi-même insu je marche suffocant d'enfance, qu'il soit bien clair pour tous que calculant les épactes, j'ai toujours refusé le pacte de ce calendrier lagunaire.» (8)

Si le «Cahier» est le chant exalté du jeune rebelle, «Moi, laminaire», son tout dernier recueil, est l'acmé du tourment que connut sa lucidité poétique ruant de belle manière dans «l'ambiant marécage» du politique et «la stupeur de l'air». C'est le calendrier lagunaire de la torsion douloureuse entre possible et renoncement, entre l'utopie et la gestion pragmatique des misères quotidiennes. «Je m'accommode de mon mieux de cet avatar d'une version de paradis absurdement ratée, c'est bien pire qu'un enfer.»

Ce tumulte noué, presque impossible à vivre, fait de lui un poète tragique. Une grande aube poétique dans un crépuscule fixe. «Le chant profond du jamais refermé...» (9) Son œuvre témoigne d'une tragédie intime, d'un vaste indécidable, d'un lourd indécidé, sans laquelle on ne saurait comprendre la face secrète du vingtième siècle, ni aborder les défis inconnus qui frangent ce nouveau siècle - siècle de barbaries très vieilles et très nouvelles, prises dans une houle d'impossibles indépassables pour notre actuel imaginaire.

Et tout cela, ce cheminement torturé, si vrai, si puissant, si sincère, mais du plus haut qu'il soit possible, du plus noble, du plus exigeant, m'a toujours accompagné dès mon plus jeune âge. Comme des étais posés à mon esprit, des scarifications inscrites sur mes flancs même, et m'escortant sur mes chemins de traverses, mes écartées rebelles. Et c'est cela le signe du grand poète: il accompagne toutes les marches vers la vie, même celles qui seraient différentes de la sienne. «Parler c'est accompagner la graine jusqu'au noir secret des nombres.» (10) Son cheminement poétique, n'est pas dans le monde, il invente le monde. Il ne relève pas du réel, il devine et précise des réels. À son degré le plus militant, il écarte des vérités et erre dans l'obscur vers cet inconnaissable qui ouvre à de nouvelles sapiences. «J'habite donc une vaste pensée»... Césaire, c'est comme dire: maître-marronneur en connaissance.

Ma liberté
Alors, d'où venue ma tristesse?
De là: sa présence auprès de nous, était réelle, physique, pas seulement livresque et poétique, mais vivante. C'est une grâce que d'être compatriote, contemporain, d'un grand poète. Il y a une énergie singulière (an la fos!) que seule autorise la présence du poète, et qui n'est plus la même quand c'est l'œuvre seule qui assure le relais. Cette voix, cette démarche, ce ton, tout ce qui a investi ma jeunesse quand je le voyais, le samedi après-midi, mains, croisées dans le dos, cheminer dans sa ville, portant déjà la charge irrémédiable que seule sa poésie affrontait. Ou lorsque que les CRS déferlaient sur la ville, matraquaient tout, et que nous nous retrouvions autour de son verbe délicieusement incompréhensible, dans l'enceinte de la mairie, entre les deux fontaines. La mairie qui devenait alors un bastion de conscience, et, en même temps, dans la fumée lacrymogène et le hoquet de nos slogans, le lieu le plus improbable de la poésie et d'une invincible fierté. Voilà, tristesse: c'est ma jeunesse qui s'est figée.

L'hommage qu'il avait offert à Paul Eluard peut maintenant lui être rendu:

«... pour conserver ton corps
Grimpeur de nul rituel
Sur le jade de tes propres mots que l'on t'étende simple
Conjuré par la chaleur de la vie triomphante
Selon la bouche operculée de ton silence
Et l'amnistie haute des coquillages » (11)

A quoi servent les poètes? À rien, et c'est tant mieux.
Mais ils aident à vivre, et à se battre en guerrier sans jamais offusquer la beauté. René Char disait qu'un poète ne doit pas laisser des preuves de son passage, mais des traces, car «seules les traces font rêver». Seules les traces, nous libèrent.
Césaire ? Ma liberté.
Mon rêve de liberté.

P. C. pour «le Nouvel Observateur»

(1) «Léon Gontran Damas, feu sombre toujours», In memoriam, In «moi, laminaire» – A – Césaire – Seuil, 1982.
(2) «Tombeau de Paul Eluard», In «Ferrements», Seuil, Paris, 1960.
(3) «Millibars de l’orage», In «Cadastre», Seuil,1961.
(4) In «Cahier d’un retour au pays natal», «Présence africaine», Paris, 1939.
(5) «Vertu de Lucioles», In «Aimé Césaire», «La poésie», Seuil, 1994. op déjà cité.
(6) «Les pur-sang», in «Les Armes miraculeuses», Poésie Gallimard, Paris, 1946.
(7) In «Tropiques».
(8) «Epactes» – in «Moi laminaire», Seuil, 1982.
(9) In «Moi laminaire», Seuil, Paris, 1982.
(10) «Chemin» – in «Moi laminaire», Seuil, paris, 1982.
(11) «Tombeau de Paul Eluard», in «Ferrements», Seuil, paris, 1960.

La Dette de l'Afrique envers Aimé Césaire



Par Lawoetey-Pierre Ajavon

Enseignant-chercheur, président du Cercle d’Initiatives Pour l’Afrique (CEDIPA)

Ainsi donc, il s’en est allé, au bout du petit matin de ce 17 avril 2008, rejoindre ses anciens compagnons de lutte de la Négritude, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas. Ainsi donc, il s’en est allé, la « voix des sans voix », celui sans qui le nègre ne serait pas NEGRE, rejoindre ses Ancêtres Africains, dont N’Kouloum-N’Kouloum (1), dans leur vraie demeure.

Car, Aimé Césaire fait désormais partie du cercle restreint de nos Ancêtres Africains inscrits au Panthéon. Dès lors, qui mieux que lui était capable d’incarner et de remplir cette quadruple exigence permettant d’accéder au statut enviable et envié d’Ancêtre, au sens africain du terme : posséder de hautes valeurs morales et intellectuelles, servir d’exemple et de modèle durant toute son existence, réunir un large suffrage autour de sa personne, et enfin, bénéficier du droit de primogéniture ?

Une fois l’émotion passée, hagiographes et autres, prétendants « spécialistes de la Martinique » - ceux-là mêmes que récusait le sage Pierre Aliker dans son allocution-hommage le 20 avril -, s’essayeront à retracer tant bien que mal le parcours du grand homme. Mais est-on sûr de restituer fidèlement un tel parcours, si immense, si intense, si riche, et si varié ?

Pour ma part, je me permettrai, avant de poursuivre ma réflexion, un simple témoignage qui est aussi le reflet du sentiment de la génération d’Africains qui se veut héritière de la pensée philosophique, politique, culturelle et humaniste d’Aimé Césaire. Aussi, au moment où la chute de ce grand baobab de la Caraïbe est douloureusement ressentie du Sénégal au Gardafui, du Cap à Tamanrasset, c'est-à-dire dans toute l’Afrique, je ne puis m’empêcher d’évoquer ici un souvenir. Militants, au début des années 70, de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FFANF), mouvement anti impérialiste et anticolonialiste qui porta tous les espoirs de l’émancipation politique et économique du Continent, nous n’hésitions pas à porter au pinacle l’auteur du Discours sur le colonialisme, dont la photo ornait fièrement les murs de nos minuscules chambres d’étudiant, à côté d’autres panafricanistes de renom tels que K. N’Krumah, P.E. Lumuba, B. Boganda, R. Um Nyobe, F.Mounie…

D’une manière ou d’une autre, nous tentions de nous réapproprier les nobles idéaux d’Aimé Césaire, pendant qu’à l’inverse, certains d’entre nous vouaient aux gémonies son ami, chantre de la Négritude, Léopold Sédar Senghor, coupable à nos yeux d’avoir trahi la cause africaine et de s’être mis au service exclusif de la puissance néocoloniale, non sans avoir sapé les fondements de l’éphémère structure d’intégration régionale ouest-africaine, le Rassemblement Démocratique Africain (RDA), dont il fut l’un des initiateurs, avec Modibo Keita et Sékou Touré, pour ne citer que les plus illustres. Aimé Césaire, c’était surtout celui qui, envers et contre tous, croyait profondément en l’Afrique, et qui ramait à contre courant de l’afropessisme de circonstance de l’époque. Il en a apporté tout récemment la preuve de ces convictions en confiant depuis son lit d’hôpital à un de ses visiteurs africains : « l’Afrique ne doit pas perdre ». Si l’on en croit une autre indiscrétion, il aurait dit être prêt à « retourner spirituellement en Afrique », sentant sa mort prochaine.
Mais, hormis son attachement presque atavique pour le continent africain, Césaire plaçait avant tout, au cœur de tous ses combats, l’émancipation du genre humain en général, et celle du Nègre en particulier.
Pour ce « Nègre fondamental », au-delà de l’amitié plus que fraternelle qui le liait au Sénégalais Léopold Sédar Senghor, l’Afrique était surtout la terre de ses « ancêtres bambara » dont il fit éloquemment le panégyrique dans son Cahier d’un Retour au pays natal. C’est pourquoi, contrairement à la plupart de ses compatriotes, Césaire a toujours assumé sans aucun complexe, son africanité, en la revendiquant avec force, par ailleurs.


Césaire et l’assumation de l’africanité

Aimé Césaire aimait à rappeler sa première rencontre avec l’Afrique qui se révéla à travers ses affinités intellectuelles et militantes avec deux grands écrivains sénégalais : L.S. Senghor et Alioune Diop.
On sait que sa connivence avec Senghor aboutit à la création du mouvement de la Négritude aux côtés du Guyanais Léon Gontran Damas, dans les années 30. Ce n’est un secret pour personne que Césaire et Senghor ne s’entendaient pas sur le concept de la Négritude et même plus tard, sur la forme à donner à leur engagement politique sur le terrain.
Cependant, il reconnaissait que c’est grâce à Senghor qu’il a rencontré l’Afrique et perçu d’une autre façon ce continent « pourtant déclaré irrémédiablement sauvage ».
Incontestablement, l’Afrique fut le premier continent qui permit à Césaire cette confrontation et cette révélation avec lui-même. Il avouera plus tard que son ouvrage phare Cahier d’un retour au pays natal est né de cette rencontre avec la terre de ses aïeux. Ecoutons ce qu’il disait au cours d’une interview accordée déjà en septembre 1977 à E. Maunick : « Ah l’Afrique ! … C’est un des éléments qui m’a singularisé parmi les Antillais. J’ai été le premier à leur parler de l’Afrique. Non pas que je la connaisse tellement bien, mais j’ai toujours l’habitude de dire que l’Afrique fait partie de moi-même. Elle fait partie de ma géographie cordiale. Je dois beaucoup à l’Afrique. C’est elle qui m’a permis de me connaître moi-même. Je ne me suis compris que lorsque j’ai eu fait un détour par l’Afrique. On ne peut comprendre les Antilles sans l’Afrique et c’est pourquoi il est absolument vain d’opposer l’antillanité à la Négritude parce que sans la Négritude, il n’y a pas d’antillanité. La Martinique et les Antilles dites françaises sont évidemment au confluent de deux mondes : un monde européen et un monde africain (…) C’est une rencontre entre l’Afrique et l’Europe, mais la composante essentielle, le soubassement, c’est l’Afrique » (2)

Et pourtant, Aimé Césaire n’avait fait que de courts séjours en Afrique, notamment à Dakar et Conakry dont il a gardé quelques souvenirs qui lui rappelaient sa Martinique natale. A son retour, il dira : « […] Quand j’ai vu les bonnes femmes sur le marché, c’était tout à fait comme des Antillaises (…) Si notre superficiel est européen, et plus précisément français, je considère que notre vérité profonde est africaine ».

L’observateur averti remarquera par le Grand Maître de la pensée historique Nègre introduit implicitement ici, le débat controversé entre les deux concepts d’Africanité et de Créolité.

Cette position nettement tranchée d’Aimé Césaire sonne comme un pied de nez aux tenants de la Créolité, et devrait logiquement clore ce débat qui n’avait pas lieu d’exister. « J’ai tiqué, affirmait-il, quand ils (E. Glissant, P. Chamoiseau, R. Confiant, J. Bernabé, nda) ont tenté d’opposer la Créolité à l’Africanité, parce que c’est selon moi, une division artificielle. Je n’ai rien contre la Créolité, mais je me demande si elle n’est pas chez ceux qui s’en font les porte-parole, l’expression d’un rejet de l’Afrique ». (3)


Césaire le visionnaire et le prophète

Aimé Césaire et l’Afrique, c’est une vieille et longue histoire, émaillée d’espoir et parfois de déception. Il serait fastidieux de faire ici l’ inventaire détaillé des thèmes abordés dans l’ensemble de ses œuvres, dans lesquelles la problématique africaine revient constamment en rengaine. Depuis son premier ouvrage Cahier d’un Retour au Pays Natal , jusqu’à la toute dernière interview accordée à Françoise Verges dans Nègre je suis, Nègre je resterai (4), en passant par les textes réunis par Tshitengue Lubabu lors de l’hommage de Bamako en 2003(5), Césaire ne manquait aucune opportunité pour manifester son réel attachement à la terre de ses aïeux.
Dès lors, reconstruisant méthodiquement la mémoire historique de l’Afrique, il entreprit de revendiquer avec une certaine fierté l’héritage du continent, longtemps nié par la colonisation. Les éléments civilisationnels et culturels de l’Afrique lui serviront ainsi d’arguments. Le Cahier d’un Retour sera enfin une réelle prise de conscience du Nègre, Césaire lui-même, arraché à son Afrique natale, et qui gardera le souvenir des blessures de l’esclavage.

Par ailleurs, figurant l’esprit rebelle et marron de l’auteur, le Discours sur le colonialisme viendra à point nommé pour dresser un violent réquisitoire contre les oppresseurs. C’est sa fidélité au principe anticolonialiste qui le conduira d’ailleurs à s’opposer en 2006 à la venue en Martinique de l’initiateur de la loi du 23 février 2005, vantant les « bienfaits de la colonisation », un certain Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur de la France.

Cependant, loin de nier les problèmes auxquels est confronté le continent, Césaire a toujours gardé une foi inébranlable en son avenir, convaincu de son indépendance et de sa liberté. « Je suis persuadé, avouera-t-il, que l’Afrique triomphera de ses difficultés présentes. Comme elle a su supporter le colonialisme, elle saura dépasser ce stade. Cependant, je ne me suis jamais fait d’illusions : l’Afrique fait la preuve des difficultés qui existent et que nous avons à affronter. Je garde tout à fait intacte ma foi en l’Afrique, parce que c’est ma foi en l’homme tout simplement […] J’ai la conviction que nous verrons l’Afrique libre, c'est-à-dire l’Afrique libérée de ses angoisses et de ses problèmes intérieurs » (6)

Césaire fut donc le premier à tirer la sonnette d’alarme, nous mettant en garde contre les régimes totalitaires africains, et le basculement de nos pays dans le chaos, après l’immense et légitime espoir suscité par les indépendances. Le drame du Congo dans les années 60, la trahison et l’assassinat du premier ministre Patrice Lumumba par les siens, et la guerre civile qui s’en est suivie, constituaient malheureusement des illustrations concrètes de la vision prophétique qu’avait Césaire de l’Afrique post indépendante, ainsi qu’elle apparaît dans Une saison au Congo (pièce de théâtre, 1966).

Hier le Congo, aujourd’hui la Côte-d’Ivoire (dans ce pays les risques d’une récidive de la guerre civile sont loin d’être totalement écartés), le Kenya, et peut-être demain le Zimbabwé et bien d’autres pays encore, et la liste n’est pas tout à fait exhaustive. La situation actuelle de l’Afrique apporte la preuve s’il en était besoin, que Césaire le visionnaire avait raison. Lui qui disait récemment être extrêmement peiné par le cas ivoirien, n’avait eu de cesse de souligner que la gestion de l’indépendance était plus difficile que le combat contre la servitude.

Mettant en exergue la lancinante question entre dominé/dominant, maître/esclave, La Tempête (pièce de théâtre parue en 1966) offrira de nouveau à Césaire le prétexte pour exposer sa profonde tristesse face à la trahison de l’Afrique par certains de ses propres fils, complices des ennemis d’un continent qui sombre de plus en plus dans l’incertitude.

De même, à travers la peinture du Roi Christophe, le héros haïtien, ce sont les régimes africains postcoloniaux que Césaire entreprit de pourfendre dans La Tragédie du roi Christophe, pièce de théâtre jouée pour la première fois au Festival des Arts Nègres de Dakar, à la grande consternation des chefs d’Etat africains présents, dont certains durent quitter précipitamment la salle. Et pour cause : car étaient ainsi stigmatisés, les nouveaux pouvoirs « les plus que Blancs que Blancs », leur népotisme, leur mégalomanie, leur goût immodéré pour le pouvoir absolu, et enfin leur ridicule manière de singer leurs anciens maîtres. Il apparaît donc, comme le précisait Cheikh A. Ndao, « qu’après l’indépendance, l’enthousiasme populaire a porté au pouvoir des gens auréolés d’un passé de résistants anticolonialistes. Hélas, ils se sont retrouvés avec toutes les tares de Christophe. Césaire voudrait peut-être que son œuvre serve de balise, une sorte de phare pour dire : « attention aux dirigeants africains ».

En résumé, Césaire le visionnaire, le prophète, l’avant-gardiste, est celui qui comprit très tôt que l’Afrique échappait aux africains, et qui nous mettait déjà en garde contre les oppresseurs du continent, l’autocratie de ses dirigeants, la trahison de ses propres enfants, leur collusion avec les fossoyeurs de l’Afrique, le dévoiement des indépendances… C’est dire que le message de Césaire est plus que d’actualité au regard des maux et drames qui se pérennisent dans nos pays.


Au « grand baobab », toute l’Afrique reconnaissante

On ne compte plus les messages et témoignage de reconnaissance à Aimé Césaire, à l’annonce de sa disparition. Au-delà des hommages officiels des chefs d’Etats africains et des journées de deuil national décrétées comme au Sénégal, et au Bénin, pour ne citer que ces deux pays, c’est toute une génération d’Africains, surtout celle qui a eu le privilège d’étudier les œuvres de Césaire dans les lycées et facultés (oeuvres obligatoirement inscrites dans les programmes scolaires de la plupart des pays d’Afrique), qui s’est sentie orpheline avec la disparition du « grand baobab ».

En écho au message de l’auteur du Discours sur le colonialisme et de Et les chiens de taisaient, notre génération n’avait cessé, au cours des longues années de militantisme, de se réapproprier ses nobles idéaux panafricanistes qui furent pour nous une sorte de viatique dont la nécessité impérieuse exigeait la traduction en actes, dans la mesure où les maux, que dénonçait en son temps Aimé Césaire, perdurent encore et hypothèquent dangereusement la destinée de notre continent.

D’ailleurs, les Africains qui l’ont bien compris ne tarissent pas de gratitude au « Nègre fondamental ». Sa modeste maison située dans le quartier Redoute à Fort-de-France est devenue un lieu de pèlerinage ou un passage obligé pour les Africains célèbres ou anonymes, en tournée aux Antilles. Et on ne compte plus tous ceux qui défilent à son domicile, qui les bras chargés de masques et de statuettes africains, ou qui venant tout simplement exprimer au « père de la nation martiniquaise » (qualificatif non usurpé, et qui lui est désormais attribué par les Martiniquais eux-mêmes) la reconnaissance éternelle de son pays d’Afrique.

A l’instar de l’hommage que lui avait réservé le peuple martiniquais à l’occasion de ses 90 ans, Aimé Césaire fut également célébré à Bamako (Mali) le 26 juin 2003. Venus de plusieurs pays d’Afrique, les organisateurs de cet hommage auxquels se sont associés leurs frères des Antilles, avaient tenu « à revisiter avec délectation les idées du grand poète martiniquais […] d’avoir éveillé les consciences. Et d’avoir en éclaireur, montré la voie ».
Egalement, lors des 94 ans du grand visionnaire, une importante délégation d’Africains, essentiellement composée de Sénégalais (hommes politiques et artistes) est venue rendre hommage à Fort-de-France - peut-être ne se doutait-elle pas encore c’était le dernier - à l’ami et frère du feu président Senghor, surtout, à son compagnon de route de la Négritude.
Nous étions tous présents et nombreux, les 19 et 20 avril 2008 à Fort-de-France : Africains résidant dans les Antilles et en Guyane (Béninois, Togolais, Sénégalais, Ivoiriens, Congolais, Nigériens, Maliens, Burkinabés, Mauritaniens, Malgaches…), à côté de quelques délégations officielles venues d’Afrique, pour accompagner le dernier pharaon de la Caraïbe à sa dernière demeure.
Notre présence avait une double valeur symbolique : d’une part, manifester notre reconnaissance et dire merci à Aimé Césaire, au nom de l’Afrique. D’autre part, adresser ce message fort à nos frères et sœurs des Antilles : il est plus qu’impérieux d’engager ici et maintenant le dialogue entre Antillais et Africains longtemps séparés par plus de 300 ans de vicissitudes de l’histoire. Césaire parti, il n’y aura plus désormais d’intermédiaire entre nos deux peuples. Lui qui déploya tant d’énergie, tant de talent tant d’imagination et tant de sagesse pour le rapprochement et la connaissance mutuelle des Nègres d’Afrique, des Antilles, de la Caraibe et d’Amérique.

La meilleure manière de lui rendre hommage et de parachever sa gigantesque œuvre, c’est d’engager ce face à face fraternel entre Africains et Afro-descendants.
Car, comme disait le Grand Maître de la Pensée historique Nègre lui-même, « l’heure de nous-mêmes a sonné ». Certes, la tâche ne sera pas sans peine, et ceux qui n’ont pas intérêt à ce que l’Afrique, sa diaspora et leurs descendants soient unis, ne manqueront pas de dresser des obstacles sur notre route. A commencer d’abord par certains d’entre nous, qui se sont opportunément trouvé de nouveaux maîtres, ou qui ont du mal à se débarrasser du syndrome de Schoelcher.

Cependant, les prémices constatées ça et là pour l’amorce de ce dialogue que nous appelons de tous nos voeux, augure d’un avenir serein et prometteur. Pour ma part, si je devais exprimer quelque frustration, c’est celle d’un rendez-vous manqué avec le Grand Homme, car je n’ose point dire avec l’Histoire : invité pour donner une conférence le 22 mai 2006 lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage à Fort-de-France, je devais rencontrer Aimé Césaire, pour lui remettre mon ouvrage dédicacé, Esclavage et Traite des Noirs : quelle responsabilité africaine ? Mais c’est compter sans une grippe rebelle de dernière heure qui maintint le presque centenaire au lit, l’empêchant ainsi de me recevoir. Ce fut son ami de toujours, son « bras droit », comme on dit, feu Camille Darsière, ancien secrétaire général du Parti Progressiste Martiniquais (que nos ancêtres l’accueillent favorablement en leur sein), qui me reçut et la discussion fut édifiante. Bien entendu l’Afrique était au menu : la négrophobie montante de certaines élites françaises, le révisionnisme de l’histoire africaine, les démocraties balbutiantes en Afrique, etc.

« Césaire est en route vers l’Afrique pour aller rejoindre ses Ancêtres » écrivait récemment mon ami Bwemba Bong du Cercle Samori. En attendant ce retour triomphal parmi les siens, Eia, trois fois Eia, Aimé Césaire, digne Messager des Pharaons. La Mâat accomplie, voici venu enfin le temps du repos. Vous qui écriviez : « Je suis un cadavre qui exubère de la rive dormante de ses membres un cri d’acier non confondu, je suis un cadavre, yeux clos qui tape du morse frénétique sur le toit de la Mort… », l’écho de votre tapotement et de votre cri est parvenu jusqu’à nous, et nous dit : mon œuvre n’est pas terminée, continuez-la.

Lawoetey-Pierre Ajavon

Avril 2008



(1) Divinité de la guerre dans la mythologie Zoulou (Afrique du Sud). Il était souvent invoqué par CHAKA le héros de la lutte anticolonialiste.
(2) Aimé CESAIRE : par Annie KAREIMAY, togoforum.com (agorapress, Lomé-Togo)
(3) L’Antillanité/Créolité, par BANTU KELANI (Africaspeak.com)
(4) Nègre je suis, Nègre je resterai (entretiens avec Françoise VERGES), Albin MICHEL, 2005
(5) CESAIRE et nous : Une rencontre entre l’Afrique et les Amériques au XXIème siècle, Editions CAURI, Bamako, 2003
(6) CESAIRE et Nous : Entretien avec A. KONARE et A. KWATE

Césaire : l'envol du Phénix



Oiseau fabuleux de la mythologie égyptienne
Comme la légende lui attribuait le pouvoir de renaître de ses propres cendres,
Il devint le symbole de l'immortalité (1)

"La mort de Césaire ? La fin d'une époque". Voilà le mot qui clôt un hommage à Césaire, trouvé par un nègre (2) à la grande messe du 20 h de la grande chaîne publique française. La Négritude venait d'être évacuée comme une variante des enfantillages Banania. Une vénérable mais vaine théorie fondée sur un "coloriage" vient de s'épuiser dans un ultime soupir. Pas de quoi bousculer les parts de marché esclaves de l'audimat ! Avec Senghor ce n'était que l'agonie de cette vielle négritude. Maintenant on va lui faire la peau. Fin de la vacuité nègre.

Wole Soyinka, premier Nègre africain à recevoir le Nobel de littérature avait déjà défriché le champ de la contestation avec sa formule : "le tigre ne proclame pas sa tigritude, il attrape sa proie et la tue".Je ne devrais sans doute pas associer le nom du grand Soyinka à l'auteur de ce jugement à l'emporte-pièce, habitué des plateaux où certains excellent à hisser l'audimat, en s'égosillant comme les enfants à la crèche "en haut en bas !", titillés par des "puéricultrices" de peep-show affublées de porte-jarretelles et maniant fouet et martinet en usage dans ces émissions dont tout le monde parle, afin de contredire l'adage qui dit qu'on ne peut pas plaire à tout le monde.

Depuis, Soyinka a nuancé sa prise de distance. Moi-même je suis d'une génération qui a malmené une certaine négritude politique que nous trouvions molle dans ses rapports avec ce qui deviendra la "françafrique". Mais jamais il n'a été question pour nous de vilipender la Négritude venue des profondeurs de la grande diaspora des W.E.B.Dubois, Marcus Garvey, Georges Padmore, Langston Huges, les inspirateurs du "New negro movement", tels Claude McKay, Countee Cullen, Sterling Brown, sans oublier Richard Wright, etc., négritude reprise, relayée et réinventée par le groupe de Césaire, Senghor, Léon Damas.

Bref, la Négritude, l'autre versant du Panafricanisme, souffre d'une tare ontologique, depuis la malédiction biblique des enfants de Cham, ancêtre des Nègres. En se faisant l'écho du génocide esclavagiste, en dénonçant les infâmes travaux forcés du colonialisme, la Négritude est née dans les oublis, les dénis et les plis moisis des thèses et antithèses accumulées sur la négation de l'âme, des cultures nègres.

Cheick Anta Diop qui a exhumé des grimoires sorbonnards l'antériorité, l'origine nègre des civilisations égyptiennes, a subi l'ostracisme de ses "pères" blancs des décennies durant, jusqu'à ce que l'histoire renonce devant les faits, à peindre Ramsès sous les traits hollywoodiens de Yul Brynner.

Césaire et ses complices Senghor, Léon Damas, ont attrapé au vol et ont ennobli l'injure tirée de "nigger", vocable américain traduit du "negro", de la langue de Diogo Cao qui avait vaincu sur les rives du Congo, la négraille qui n'avait pas eu le génie d'inventer le mousquet. Le terme allait connaître sa première fortune avec la première revue noire. Je ne parle pas de celle de Joséphine Baker avec qui la future célèbre formule aurait pu commencer par I'm black BUT I'm beautiful, mais dont la beauté a été hélas réduite à des appâts pour Blancs qui aiment le manioc. "Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé !"

"La négritude n'est pas une métaphysique. La négritude n'est pas une prétentieuse conception de l'univers. C'est une manière de vivre l'histoire dans l'histoire" (Césaire, Discours sur la négritude).

La négritude est un être, au sens génétique du mot. Elle reprend sans cesse sens, avec les circonstances de temps et de lieu.

"La fin d'une époque", a donc tranché Kelman ! Comme si l'on pouvait couper la gorge à l'histoire qui se fait, confondue avec un état. D'ailleurs plus d'un demi-siècle plus tôt, Césaire avait anticipé le malentendu qui viendrait sûrement un jour, d'une brebis galeuse à "peau noire et masques blancs" (F. Fanon), victime du divertissement (Pascal) : "Je réclame pour ma face la louange éclatante du crachat !". Même venu de "ceux qui se sont assoupis aux agenouillements ceux qu'on domestiqua et christianisa ceux qu'on inocula d'abâtardissement tam-tams de mains vides tam-tams inanes de plaies sonores tam-tams burlesques de trahison tabide …"

Etranges siècles (le dernier et celui qui s'annonce), où des nains emboîtent le pas à des géants avec l'outrecuidance de leur faire de l'ombre ! Je sais, G. Kelman de manque pas de talent oratoire. Mais la grandeur de la griotique (Niangoran Porquet) tient à ce qu'elle ne confond pas le champ noble de la Parole traditionnelle avec le tam-tam des nouveaux médias.

Parce que dans Négritude il y a noir, on aurait affaire à une logomachie sur la "colorité" ! Alors que Césaire avait bien avant, hurlé le contraire :

"La carte du monde faite à mon usage, non pas teinte aux arbitraires couleurs des savants, mais à la géométrie de mon sang répandu, j'accepte et la détermination de ma biologie, non prisonnière d'un angle facial, d'une forme de cheveux, d'un nez suffisamment aplati, d'un teint suffisamment mélanien, et la négritude, non plus un indice céphalique ou un plasma, ou un soma, mais mesurée au compas de la souffrance."

Césaire avait encore deviné ce qu'il dira quand, plus d'un demi-siècle plus tard, au lieu du balai de l'éternel éboueur, on lui tendra le micro à ce mouton blanc de la fratrie noire,

"le nègre chaque jour plus bas, plus lâche, plus stérile, moins profond, plus répandu au dehors, plus séparé de soi-même, plus rusé avec soi-même, moins immédiat avec soi-même..."

Quand André Breton le pape du surréalisme découvre dans le bric-à-brac d'une mercerie de Fort de France "Cahier d'un retour au pays natal", il crut d'abord au réveil de la montagne Pelée à côté. C'était au début de la seconde guerre mondiale, quand il fuyait la prolifération du monstre en sa mue vichyste en France métropolitaine. La suite on la connaît.

Césaire deviendra un des plus grands poètes de ces deux siècles. Il sera aussi un de ses plus grands dramaturges, avec "La tragédie du roi Christophe", "Une saison au Congo", "Une Tempête", etc. Ce qui m'amène à dire en paraphrasant l'autre chantre de la Négritude, Myryam Makéba, que tout comme "c'est Napoléon qui est le Chaka de l'Occident impérial", Shakespeare a été le Césaire du théâtre universel.

Césaire est encore plus grand !

Sans la négritude de Césaire, le monde n'aurait pas eu "I'm black and I'm proud, say it loud (James Brown), "Get up stand up (Bob Marley), "Black is beautiful, "Self defense, black nation.

Vous avez dit Black Panther, Malcom X, mais aussi Martin Luther King. Leroy Jones, James Baldwin et leurs incandescentes écritures, mais aussi The last poets, le Rap, le Hip-hop n'eussent pas existé sans la semence et les racines du grand fromager de la Négritude.

Qu'importe qu'un jeune homme pressé, un Camerounais, grisé par un certain "blacksuccess" n'aime pas le manioc ! N'est-ce pas dans l'ordre des choses du formatage culinaire de la mondialisation où l'on entend des auteurs (dont certains sont d'authentiques écrivains), d'origine africaine préférer se dire "a-fricains" ou mieux, heureux d'être "euro-africains", plutôt que d'être des auteurs africains. Il reste que le Cameroun et l'Afrique ne se feront jamais sans Félix Moumié, Ernest Ouandié, Ossendé Afana (3) qui eux mangeaient leur "ndollé", en lisant "Discours sur le colonialisme" et "Cahier d'un retour au pays natal".

Ce n'est pas d'avoir essayé de libérer le Cameroun avec les armes qu'on les a tués très vite. C'est qu'un certain Occident ne voulait pas d'une engeance politique qui se mêlait de mettre la culture au fondement de l'action politique et y enraciner les Etats et les nations futurs pour lesquels ils combattaient. Ils avaient compris comme Césaire le répétera plus tard, que le "culturel (est) un préalable indispensable à tout réveil politique et social."

Alors on s'est hâté de lui couper la tête à ce continent, pour laisser pousser à la place, des clones (ou clowns), aujourd'hui pères grabataires de nations d'une Afrique décidément mal partie (René Dumont).

Ensuite on a beau jeu de pérorer sur les responsabilités africaines de l'esclavage, du colonialisme, pour réfuter toute repentance, toute culpabilité de l'Autre esclavagiste et colonisateur.

Les enfants de Césaire ne sont pas ces Nègres "qui ne se consolent point de n'être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable, ceux qui considèrent que l'on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même, ceux qui vivent dans un cul de basse-fosse de soi-même.".

Rompus "… à faire des courbettes.",

En miaulant : "je sais comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c'est le soleil qui m'a brûlé".

Et surtout, vous savez, je vous le répète, "je suis noir mais je n'aime pas le manioc" !

Les héritiers de Césaire et du flambeau de la vraie négritude sont ceux qui, face à "Un monde blanc horriblement las de son effort immense", sauront être magnanimes : "Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !"

Non sans avoir fait au préalable la prière revivificatrice des morts :

"Eia pour la joie
Eia pour l'amour
Donnez-moi la foi sauvage du sorcier
Donnez à mes mains puissance de modeler
Donnez à mon âme la trempe de l'épée
Je ne me déroberai point. Faites de ma tête une tête de proue
Et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère,
Ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils, ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.
Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n'est point par haine des autres races
que je m'exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c'est pour la fin universelle…"

Breton parlant de Césaire, a dit l'Homme fondamental.

Le maître de cérémonie du surréalisme savait à quoi il faisait allusion.

L'écriture de Césaire en sa lecture souterraine, sacrée, est comme l'écriture automatique des surréalistes, une voie initiatique, voie royale en vue de plonger dans le feu central de la création, là où l'homme entre en contact avec ce que d'autres nomment le centre spirituel, d'où il s'élève suivant l'axe du monde au-delà de l'être, pour rejoindre l'Homme universel (Al Insan al Kamil) des soufis, l'Homme transcendantal de l'ésotérisme occidental, l'Homme véritable des taoïstes (Extrême orient), l'Homme ancien des grands initiés de l'Afrique profonde, bref l'homme libéré du "samsara" (réincarnation) des hindouistes ou du bouddhisme.

Vu comme cela, le pays natal n'est pas seulement cette petite île, cette vaste Afrique ou même ce non-lieu infini de la Négritude. Ce pays natal, sujet-objet de la nostalgie de tous les grands poètes, n'est autre que l'Ile des Saints, la Mer de la Grande Tranquillité (Bouddha), le Pays du lointain et proche Khaïdara (Welo et Yoyo des Peuls), le Pays de la Grande Eau des Dogons, etc.

La grande Tradition n'a pas de patrie.

Nietzsche, ton frère en poésie a tout fait pour se libérer du cycle infernal de l'éternel retour. Mais dans ce bateau ivre pris dans la tempête des mots,

Nietzsche qui était aussi en quête du Surhomme, a rejoint le pays natal par le portail de la folie, comme Nerval et tant d'autres. Peut-être n'avaient-ils pas médité le fameux vers de l'autre génial et grand naufragé des mots, Hölderlin :

"Dieu c'est comme la mer, il se dévoile en se retirant."

Césaire, ton retour au pays natal a déjà échappé à l'éternel retour des bonimenteurs !

Bon vent, immortel Phénix pour le vrai Panthéon où a lieu la Communion des Saints.

Saïdou Nour Bokoum

Ecrivain, Saïdou Nour Bokoum est enseignant à l'université de Paris8-Saint-Denis, département de théâtre

(1) Voir aussi la dernière tirade La tragédie du roi Christophe
(2) Gaston Kelman, auteur camerounais de "Je suis noir et je n'aime pas le manioc"
(3) Tous camerounais, morts dans les maquis de la Négritude ou empoisonné
par l'Autre, ennemi de la liberté.

mardi 29 avril 2008

CONTRIBUTION L'ADIEU AU NEGRE FONDAMENTAL


Homme de lettres, membre de l’ADELF (Association des écrivains de langue française), Ancien Premier Ministre du Togo, Ancien secrétaire général de l’OUA.
Etrange que l'Afrique soit si peu représentée aux obsèques d'Aimé Césaire, le nègre fondamental comme le nommait André Breton, le Pape du surréalisme. Dans la bouche de l'auteur de "NADJA", il s'agissait de la qualification claire d'un être de feu qui portait au front en lettres incandescentes son identité foncière, son identité de nègre. Etrange cette absence de l'Afrique car Césaire, l'antillais a fait plus pour le nègre d'Afrique que des nègres d'Afrique eux-mêmes. Il a poussé "le grand cri nègre" qui a fait trembler les assises de la terre, réveillant nos consciences d'êtres chosifiés, avilis, humiliés, exclus de l'ordre international, en lisière du monde et pour tout dire si peu au Monde. Il le fit, certes, avec d'autres nègres : Léopold Sedar Senghor, le sénégalais dont l'œuvre sertie de prières précieuses ruisselle dans nos mémoires, Léon Gontran Damas le Guyanais, l'un des concepteurs du terme "négritude". Des trois hommes qui avaient à cœur de réhabiliter l'homme noir, le plus volcanique, le plus tellurique, le plus dérangeant, fut sans conteste Aimé Césaire. Ce qui explique peut-être l'espèce d'ostracisme dont il fut longtemps victime dans l'univers de l'écrit : Il méritait mille fois d'être reçu à l'Académie Française. Il fut fâcheusement oublié. Il méritait mille fois le prix Nobel de Littérature. Il ne l'a jamais obtenu. L'hommage retentissant qui lui est fait aujourd'hui vient à retardement, réparer l'énorme injustice dont il fut la victime silencieuse. C'est vrai qu'il était trop simple, trop modeste pour réclamer quoi que ce soit pour lui-même.
Autant le verbe de Senghor est lisse, harmonieux et délicat, autant celui de Césaire est explosif, éruptif et décapant…
Qu'on relise le "Cahier d'un retour au pays natal", le chef d'œuvre inégalé, "le Discours sur le colonialisme", "Et les chiens se taisaient", la pièce de Césaire que personnellement je préfère et l'on comprend pourquoi, plus que quiconque, Césaire aura eu une influence profonde et indélébile sur les africains et particulièrement ceux de la génération des indépendances.
Son influence sur notre manière d'être, de penser et d'écrire est considérable.
Il a démonté le mécanisme du colonialisme, montrant que le colonisateur qui prétend civiliser l'autre est lui-même guetté par "l'ensauvagement", que le nègre qu'on civilise est victime de chosification. Et surtout qu'on ne vienne pas lui parler d'hôpitaux bâtis, des routes construites et d'écoles ouvertes, car si Césaire ne méconnaît pas la valeur de ces "investissements", en face, il y a "des millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme". Et il ose, il ose le jeune antillais car il affirme que si Hitler est l'objet d'une telle abomination dans la mémoire collective de l'Occident, c'est qu'il s'est permis d'infliger à des Blancs ce qui n'était réservé qu'aux nègres.
Ce petit opuscule d'une centaine de pages est une véritable bombe qui a fait exploser les parois compactées de nos consciences nous ouvrant enfin les yeux sur les réalités du Monde.
On comprend dès lors qu'il refuse de recevoir le Ministre français de l'Intérieur (M. Sarkozy à l'époque) venu l'entretenir de la fameuse loi sur les bienfaits de la colonisation.
Césaire est le rebelle… le rebelle de… "Et les chiens se taisaient". Le révolté qui se dresse, flagrant comme un baobab dans la savane, pour dire dans le "Cahier d'un retour au pays natal"
Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé pour ceux qui n'ont jamais rien exploré…mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute chose ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose… véritablement les fils aînés du monde poreux à tous les souffles du monde"
Ce rebelle, ce révolté est pourtant l'homme de l'universel, de la "faim universelle, de la soif universelle" ; ennemi de toute haine, il l'affirme et le précise :
"Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine"
En effet, sa "négritude n'est ni une tour ni une cathédrale"
Son objectif est de mettre la négraille debout
"Et elle est debout la négraille la négraille assise inattendument debout… debout et libre !"
On n'en finira pas de citer Césaire.
Son théâtre est un théâtre de combat. "Et les chiens se taisaient" est un chef d'œuvre absolu : un chef-d'œuvre de lyrisme où on voit le leader noir, coincé "entre l'impossible et l'absolu", un chef-d'œuvre d'intensité dramatique. "La tragédie du Roi Christophe" est de la même veine… Comment le visionnaire incompris peut-il sortir ses concitoyens de leur torpeur pour les conduire à la lumière ? Peut-on éviter les pièges du volontarisme forcené, de l'orgueil effréné qui vous conduisent à des actes génocidaires et suicidaires ? Cette pièce créée en 1964, pose déjà le problème de la gouvernance moderne.
"Une saison au Congo" clôt la trilogie : le drame de Lumumba est ici étalé, il est le rebelle de "Et les chiens se taisaient" l'incompris de "la Tragédie du Roi Christophe". Pièce longtemps interdite en Afrique et pour cause ! "Une Tempête", adaptée de Shakespeare évoque la question noire aux Etats-Unis. Comme un drapeau qui claque au vent elle commence par un grand cri : UHURU (Indépendance en Swahili, nous dirions ABLODE !) quête incontournable de la liberté.
Poète, dramaturge, penseur politique, Césaire est difficile à cerner en quelques lignes…
Le poète se forgera "les armes miraculeuses" en 1956, œuvre peu facile d'accès, foisonnant de symboles, à l'écriture surréaliste.
Il tracera les épures de "Cadastre" (1961) qui reprend des poèmes antérieurs "Soleil, cou coupé" (1948) et surtout "Corps perdu" (1949). C'est ce dernier recueil qui commence par ces vers fameux :
"Moi qui Krakatoa
moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine ouverte
moi qui laïlape
moi qui bêle mieux que cloaque
mois qui hors de gamme
moi qui Zambèze ou frénétique ou rhombe ou Cannibale
Je voudrais être de plus en plus humble et plus bas
toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu'à me perdre tomber
dans la vivante semoule d'une terre bien ouverte"
L'ensemble du poème est tout simplement fascinant.
Le Poète donnera "Ferrements" en 1960 et "Moi, Laminaire" en 1982 : le révolté laisse entrevoir les portes de l'espérance, les Ferrements de la servitude évolueront vers le Ferment de la vie future.
"Moi, Laminaire" montrera un poète plus apaisé ; assagi ?
Le penseur politique n'épuise pas son fiel dans "le Discours sur le colonialisme". Il écrira "Toussaint Louverture", toujours hanté par l'expérience coloniale en Haïti (1962). Six ans auparavant Aimé Césaire inscrit au Parti Communiste français depuis 1945, démissionne avec fracas du Parti suite aux évènements de Budapest (1956). Il écrivit une lettre demeurée fameuse au Secrétaire Général du PCF : "Lettre à Maurice Thorez", la conclusion de cet écrit mérite d'être citée.
"L'heure est venue d'abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à l'imposture, à la tyrannie, au crime. C'est assez dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d'assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de conscience ou à la casuistique des autres. L'heure de nous-mêmes a sonné".
Et voilà tout Césaire. Voilà tout l'homme. Cet antillais, ce Martiniquais né à Basse-Pointe en 1913 (le 26 Juin) fera de brillantes études primaires et secondaires chez lui avant de bénéficier d'une bourse pour aller étudier en France. Il entre au Lycée Louis le Grand, s'inscrit dans les redoutables classes préparatoires au concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure qu'il intègre en 1935, devient l'ami de Senghor qui l'appelle mon "bizut". Il se marie à Paris à une martiniquaise, retourne enseigner en Martinique, séjourne en Haïti et publie à partir de 1945 le "Cahier d'un retour au pays natal" et la suite de son oeuvre. Il est élu Maire de Fort-de-France et le restera 50 ans.
Elu député en 1945, il rompt avec le Parti Communiste en 1956 et crée son propre parti le P.P.M. (le Parti Progressiste Martiniquais).
Il visite la Guinée indépendante en 1960, acclame Sékou Touré, le héros de l'indépendance ; participe au Premier Festival des arts nègres à Dakar en 1966, reçoit Léopold Sédar Senghor en Martinique en 1976 (il prononce à cette occasion un discours d'accueil mémorable). Il met fin à son mandat de député en 1993 et à son mandat de Maire en 2001. A l'occasion de son 90ème anniversaire, il reçoit les hommages du monde entier. Il meurt le 17 Avril 2008 à l'âge de 94 ans.
L'homme est d'une totale simplicité et d'une extraordinaire affabilité doublée d'un sens de l'humour peu banal. Mais il savait être caustique et décapant. L'homme politique a toujours tenu sa ligne : homme de gauche, il le demeurera jusqu'au bout. Tous les chefs d'Etat français sont passés le voir à Fort-de-France, de Charles de Gaulle à Nicolas Sarkozy. Il les a reçus avec amitié mais fermeté. Parce qu'Apôtre de la départementalisation des Antilles, on le critiquera sans proposer de véritables solutions de rechange.
Dans l'espace francophone, il est sans doute le plus grand poète du 20ème et du 21ème siècle, peut-être avec Saint-John Perse un autre originaire des Iles. Il est un magicien du verbe et des mots rares qui brillent comme des diamants, un orfèvre sans pareil de la langue française. On discutera à l'envi, des raisons qui l'ont tenu éloigné de l'Académie française : et on se posera la question suivante : Saint-John Perse a obtenu le prix Nobel de Littérature, pourquoi pas Aimé Césaire ? En tout cas, Nobel ou pas Nobel, Césaire aura obtenu le droit d'être une Icône par son combat pour la liberté de l'homme noir.
Il tient compagnie à Nelson Mandela. C'est pour cela que l'Afrique aurait dû être massivement présente à ses obsèques.

lundi 28 avril 2008

Aux enfants d ’Aimé Césaire -


Je ne me veux ni Messie, ni Mhadi,
je n'ai pour arme que ma parole,
je parle et j'éveille,
je ne suis pas un redresseur de torts,
pas un faiseur de miracles,
je suis un redresseur de vie,
je parle et je rends l'Afrique à elle même,
je parle et je rends l'Afrique au monde.
Je parle et, attaquant à leur base oppression et servitude,
je rends possible pour la première fois possible,
la fraternité

Aimé Césaire est né à Basse Pointe en Martinique le 26 juin 1913.
Son père était instituteur et sa mère couturière.
Ils étaient 6 frères et sœurs.
Son père disait de lui 'quand Aimé parle, la grammaire française sourit...'

Dany Zabulon

Mort le 17 Avril 2008"

dimanche 27 avril 2008

Meaux: commémoration de l'abolition de l'esclavage et hommage à Aimé Césaire

MEAUX (Seine-et-Marne), 27 avr 2008 (AFP) - Quelques centaines de personnes ont commémoré dimanche à Meaux (Seine-et-Marne) le 160e anniversaire de l’abolition de l’escalavage et rendu hommage au poète martiniquais Aimé Césaire décédé le 17 avril, inaugurant une place qui portera son nom.

Organisée conjointement par les associations antillaises, les communautés chrétiennes et la municipalité, cette manifestation s’est déroulée dans "un esprit de recueillement et de réflexion sur ce drame qu’a été l’esclavage", a déclaré à l’AFP Daniel Delinde, président de l’Amicale des travailleurs antillais et guyanais (AMITAG). José Surville, de l’Amicale des départements d’Outre-Mer (ADOM), a pour sa part dénoncé "des atrocités, des humiliations de toutes sortes, des souffrances physiques et morales" subies par les esclaves "pendant près de quatre siècles". Plus tôt dans la matinée, les communautés chrétiennes des Antilles et d’Afrique avaient réuni leurs fidèles en l’église Jean-Bosco à Meaux pour un office religieux à la mémoire des victimes de l’esclavage. Au début de la cérémonie, des jeunes gens habillés en esclaves et enchaînés étaient entrés dans l’édifice. Ils avaient par la suite brisé leurs chaînes en signe de liberté. Ce temps fort de la commémoration de l’abolition de l’esclavage a coïncidé avec l’inauguration de la place Aimé Césaire par le député-maire (UMP) de Meaux Jean-François Copé, ainsi que la pose d’une stèle en mémoire des victimes de l’esclavage. M. Copé a estimé que "c’était important qu’une place soit dédiée à ce grand poète, grand homme politique, cet homme juste et très engagé", en souhaitant que "le message universel qui était le sien nous engage tous". Les festivités, qui ont débuté samedi, devaient s’achever dimanche soir par un concert de gospel.

FAITES SORTIR LES ELFES !

Allocution de Patrick Chamoiseau. Réception du Prix de l’excellence à vie au Center For Fiction de New York. 10 décembre 2024. L’écrivain is...