vendredi 18 avril 2008

Disparition de Césaire, le tant aimé




Marianne Payot

Il ne fêtera pas ses 95 ans. Celui qui fut avec Senghor la grande voix de la négritude était resté une icône, bien au-delà de sa Martinique. Poète flamboyant, maire de Fort-de-France et sage de la politique antillaise pendant près d'un demi-siècle, il aura su allier, comme personne, littérature et engagement.

Il s’en moquait gentiment, les yeux malicieux toujours sur le qui-vive, Aimé Césaire. Plus un chef d’Etat, plus un officiel français, plus une célébrité du monde ne foulait la terre martiniquaise sans lui demander une audience. Lui, le nègre de la République, l’enfant de Basse-Pointe, le fils d’Eléonore la couturière et de Nini l’arpenteur, était devenu, à l’instar d’un Nelson Mandela, l’un des hôtes les plus sollicités de la planète. Alors, dans le modeste bureau boisé situé au premier étage, en haut d’une longue volée de marches, de son ancienne mairie de style colonial de Fort-de-France, il les a tous "adoubés ", en toute simplicité, sans protocole: Charles de Gaulle, André Malraux, François Mitterrand, Jacques Chirac, Lionel Jospin, Jean-Pierre Raffarin, Ségolène Royal… En janvier dernier, à 94 ans bien sonnés, il accueillait encore François Fillon…

Flattée, mais ni dupe ni docile, l’icône des Antilles françaises. En 2005, l’auteur du Discours sur le colonialisme (1950) refusa de rencontrer Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pour cause de polémique sur l’article de loi mettant en valeur le "rôle positif de la présence française outre-mer" ; puis il daigna le recevoir, au mois de mars de l’année suivante, une fois l’article abrogé, non sans avoir ironisé: "Mais qui est ce jeune homme ? Je ne le connais pas."

1939-2008… En près de soixante-dix ans, depuis son livre fondateur, Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire, tout à la fois poète, écrivain et homme politique, aura marqué durablement l’imaginaire et le paysage intellectuel français. Son œuvre est née de la colère. Celle d’un jeune étudiant martiniquais dans le Paris des années 1930, face à l’arrogance blanche. C’est en 1931 qu’Aimé, brillant élève du lycée Victor-Schoelcher, à Fort-de-France, a débarqué, comme boursier, en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. "Le petit nègre t’emmerde !", lance-t-il un jour, du côté de la place d’Italie, à un automobiliste qui l’injurie. Le lendemain, il invente avec ses amis d’alors, son condisciple sénégalais Léopold Sédar Senghor et l’écrivain guyanais Léon Gontran Damas, le concept de "négritude".


L’auteur du "plus grand document lyrique de ce temps"

Un néologisme qui n’a rien d’une idéologie, mais tout d’une plongée en soi-même, la volonté de "crever la carapace pour atteindre les filons les plus profonds". "Pour moi, écrira-t-il, c’est le gisement africain fondamental, ancestral, où me paraît résider le secret de moi-même." C’est en creusant cette identité nègre que surgit le Cahier, aspiration à la dignité, qu’André Breton qualifiera de "plus grand monument lyrique de ce temps" (voir l’encadré). Un bref texte de 65 pages, suivi d’une série de recueils: Les Armes miraculeuses (1946), Cadastre (1961), Moi, laminaire (1982)… Autant de poèmes triomphants et flamboyants, dont la luxuriance traduit un moi et un pays en perpétuelle effervescence. "Notre doctrine, notre idée secrète, c’était: 'Nègre je suis et nègre je resterai'. […] Mais Senghor et moi nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir", confiait-il il y a trois ans à l’universitaire Françoise Vergès, au cours d’entretiens passionnants (1).

En 1939, normalien, agrégé de lettres, il rentre enseigner au pays, accompagné de Suzy, une jeune et superbe étudiante martiniquaise qu’il a épousée deux ans plus tôt. Poète engagé, il accepte, au sortir de la guerre, de répondre aux sollicitations de ses amis communistes, sans se douter une seconde que le succès sera au rendez-vous des élections municipales de 1945 et qu’il sera embarqué dans la vie publique pour des lustres. Entraînant avec lui le Dr Aliker, son fidèle compagnon, petit homme vêtu d’un éternel costume blanc, qui, à plus de 101 ans, continuait aux derniers jours de cheminer à ses côtés.

Devant L’Express, en 2004, l’ancien maire, riche de son –interminable– mandat de quarante-six ans, se souvenait du Fort-de-France de l’époque, "une plaine inondable et souvent inondée, entourée de collines, face à une mer qui ne fait pas de cadeaux", et des travaux colossaux qu’il lui fallut engager pour tous ces gens de la campagne, anéantis par la crise sucrière, venus s’installer anarchiquement dans les "favelas" de la ville – Trénelle, Volga-Plage, Texaco. "Je n’ai pas seulement voulu les recueillir, j’ai essayé de les accueillir." Parmi les "hôtes" de "papa Césaire", la famille de Serge Letchimy, son fils spirituel et successeur à la mairie de Fort-de-France. Celui-là même qui, il y a peu encore, venait chercher le maître tous les vendredis après-midi pour l’accompagner au pied de la montagne Pelée: "C’était un moment précieux, raconte Letchimy, il me posait mille questions. De mon côté, j’admirais son ton feutré, la pureté de sa pensée.


"Sortir de la victimisation est fondamental"

Révolté, mais pas révolutionnaire, à l’allure éternelle de prof de khâgne dans son costume-cravate, Aimé n’a jamais cessé de jouer la modération: "J’ai toujours pensé qu’un petit pas fait ensemble valait mieux qu’un grand bond solitaire." Alors, en 1946, élu député communiste, il ne prône ni l’indépendance, ni l’assimilation bien sûr, mais la départementalisation, présentant devant l’Assemblée nationale la loi créant, pour les "quatre vieilles colonies", les départements d’outre-mer. "Le peuple martiniquais se fichait de l’idéologie, il voulait des transformations sociales, la fin de la misère […] Jamais loi n’a été plus populaire: en devenant Français à part entière, nous bénéficierions des allocations familiales, des congés payés", confie-t-il à Françoise Vergès.

En 1956, alors que la révolte gronde à Budapest, il rompt avec le PC et fonde le PPM (Parti progressiste martiniquais), qui prêche l’autonomie, c’est-à-dire la spécificité au sein d’un grand ensemble. Ses visites en Haïti, qui inspireront à l’auteur de Toussaint-Louverture (1960) sa pièce La Tragédie du roi Christophe (1963), évocation du vertige du pouvoir, l’ont depuis longtemps convaincu de l’inanité d’une prétendue liberté politique et intellectuelle détachée des problèmes du peuple, ainsi que du grotesque des puissants mimant sans fin les codes européens. C’est cette même idée qui sous-tend ses appels à la responsabilisation. "Sortir de la victimisation est fondamental", proclame-t-il, sans toujours être entendu par ses concitoyens.

Au fil du temps, même si quelques-uns de ses "enfants" de plume – Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant – ont souhaité, dans les années 1990, "tuer le père", en opposant à la négritude le concept de la créolité et du métissage, le poète député maire a été érigé en statue vivante: "vieux sage", "saint Louis des Tropiques", "mythe de la littérature du xxe siècle"… Singulier personnage, Aimé Césaire balayait d’un revers de main les honneurs et les mondanités. "Je n’ai jamais eu le temps d’écrire mes Mémoires", répondait-il à ceux qui s’en inquiétaient. Seuls lui importaient sa terre chérie et la dignité de son peuple. Il les emporte aujourd’hui avec lui, pour l’éternité.

(1) Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, par Aimé Césaire. Albin Michel (2005).


Un Cahier de toutes les audaces


"Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir." Amorcé par Césaire, alors âgé de 24 ans, lors de vacances en Croatie, face à une petite île baptisée Martiniska (!), Cahier d’un retour au pays natal transgresse toutes les règles de la poésie française. Et témoigne de l’étendue, de la richesse, de l’audace et de la puissance volcanique de la langue du jeune Césaire, par ailleurs grand amateur de latin et de grec. Remettre le nègre "debout", plonger dans ses racines pour atteindre l’universalité: tel est le propos de ce manifeste poétique, passé inaperçu lors de sa sortie, en 1939. Admiré par le surréaliste André Breton, qui a préfacé sa réédition, le Cahier, désormais considéré comme l’hymne national des Noirs du monde entier, est devenu un classique, de l’Afrique aux Etats-Unis.
M.P.


Pour les Antillais, l'adieu au père


Ce furent sept jours étranges: Aimé Césaire n’était pas encore mort, mais toutes les Antilles, suspendues aux communiqués du CHU de Fort-de-France sur l’état "préoccupant" du grand homme, attendaient la nouvelle officielle de sa disparition. Six jours pendant lesquels les rumeurs les plus folles ont couru à travers l’arc antillais. Quand il reçoit brièvement L’Express, le jeudi 10 avril, Serge Letchimy, actuel député maire (PPM) de Fort-de-France, ne cache pas son émotion. Comme la majorité des responsables politiques antillais, Letchimy a été formé intellectuellement par le chantre de la négritude. Quelques jours plus tard, c’est Victorin Lurel, président (PS) du conseil régional de la Guadeloupe, qui fait savoir qu’à l’instar des responsables martiniquais il ne se rendra pas, mardi 15 avril, au déjeuner autour des présidents des exécutifs ultramarins organisé par Yves Jégo, secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer. Comme beaucoup, il ne conçoit pas d’être absent lors de l’hommage rendu au poète, qui incarnait le père de la nation pour les Martiniquais, mais aussi pour la plupart des Antillais.
Pierre-Yves Lautrou

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