mardi 22 avril 2008

Aimé Césaire ou la lucidité nègre


Contrairement à Paul Eluard et Louis Aragon – autres poètes issus du surréalisme et qui ont adhéré au Parti communiste français Aimé Césaire n’a jamais écrit un seul vers de propagande. Sa poésie ne se plaçait au service d’aucun mouvement organisé, pas même celui qu’il a fondé, le Parti progressiste martiniquais, après sa démission du PCF en 1956. C’est dans les profondeurs de son être qu’il a puisé les forces nécessaires pour briser les aliénations et la première d’entre elles, la colonisation. Et c’est en cela que son œuvre est politique. Non pas au sens étroit de ce terme, mais dans son acception la plus large. A cet égard, le surréalisme - dans lequel il s’est engagé après sa rencontre avec André Breton en 1941 - lui a offert des armes redoutables. Mais des armes qu’il a aiguisées à sa façon, comme il l’explique dans un entretien avec le remarquable poète mauricien Edouard J. Maunick (1):

Je concédais bien volontiers que notre moi superficiel pouvait être blanc ou européen. Mais je savais aussi qu’il y avait un autre moi, plus profond, qui était le réceptacle de l’Afrique et que c’était ma véritable richesse intérieure (…) L’écriture automatique était un moyen de rompre cette logique européenne et d’accéder à ce trésor qui était mon moi profond, donc mon moi africain.

L’écriture automatique théorisée par André Breton préconise de laisser couler sur le papier les idées, les images, les mots qui sautent à l’esprit, sans les filtrer par la raison. Contrairement à ce que trop de poètes du dimanche ont cru, il ne s’agit pas d’une solution de facilité destinée à contourner les difficultés nées de la rime ou de la métrique. Au contraire. L’écriture automatique est une ascèse, une discipline qui mobilise l’être dans toutes ses dimensions. Et c’est grâce à ce travail, à cet accouchement de soi-même qu’Aimé Césaire a découvert en lui ce qu’il nomme le «Nègre fondamental», c’est-à-dire la substantifique moelle de son être, sans les artifices de la raison. Quelle que soit la couleur de notre peau, nous possédons tous en nous ce «Nègre fondamental», cet être sans borne dont les racines poussent en sous-sol et au ciel.

La raison, Aimé Césaire n’en ignorait nullement les bienfaits. Sans elle, il n’aurait pu conduire la Martinique à la départementalisation, c’est-à-dire la mise en égalité d’une ancienne colonie avec les institutions de la métropole française, ni rester pendant un demi-siècle le porte-parole de son peuple. Mais il savait aussi qu’elle recèle bien des aspects pervers et mortifères lorsqu’elle est érigée en absolu. Cette déification de la Raison serait-elle la faute fondamentale de l’Europe? Dans l’un de ses entretiens avec Edouard J. Maunick, Aimé Césaire livre cette réponse:

On a coupé tout le côté mystique du monde. On a développé de manière presque monstrueuse, la raison, la seule raison. Pas seulement pour comprendre mais pour dominer. (…) Le culte européen de la raison a conduit tout droit à un totalitarisme, à l’esprit de domination, au surhomme qui est le contraire de l’homme fraternel dont nous rêvons.

Il est urgent de lire, de relire Aimé Césaire en ces temps où la raison devient folle


Jean-Noël Cuénod

(1) Ces entretiens entre Césaire et Maunick se sont déroulés en janvier 1976 sur les ondes de France-Culture. Ils sont retranscrits sur le site Internet de Potomitan, destiné à promouvoir les cultures et langues créoles.

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