Dany Lafferrière
Auteur du brillant « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer », l’écrivain haïtien Dany Laferrière (1) évoque pour Le Point son souvenir d’Aimé Césaire. Dont la figure traverse largement le roman qu’il achève : « L’énigme du retour ».
D’autres, à propos de lui, auront des faits saillants, des dates précises, des rencontres décisives. Il ne me reste que des couleurs aujourd’hui légèrement délavées par les larmes. Je ne m’attendais pas à pleurer, n’ayant jamais fait de pèlerinage chez Césaire. « Pas de dieu, pas de lieu », dit l’énigmatique Magloire Saint-Aude. Saint-Aude, c’est le premier à qui j’ai pensé, dans cette chambre d’hôtel où la mort de Césaire m’a surpris. Très tôt, le matin, un journaliste m’a joint au téléphone et sans aucun autre préambule (la mort agit sur la presse comme le chiffon rouge sur le taureau) : « Césaire est mort, qu’avez-vous à dire ? ». Rien. Je suis de ceux que la mort impressionne encore. J’ai gardé le silence jusqu’à ce qu’on ait raccroché à l’autre bout du fil. Césaire méritait, de ma part, ce silence. Le silence d’Haïti, ce pays qu’il a tant défendu, chez lui et ailleurs, dans son oeuvre comme dans ses discours. Puis, un peu plus tard, j’ai pensé : il ne peut pas être mort puisque j’étais en train de le lire. Un poète parle plus fort mort que vivant. Hier encore, on était dans le même siècle. Une heure après sa mort, je le lisais déjà différemment. Sur ma table de chevet se trouvaient l’émouvant « Cahier d’un retour au pays natal » et le fameux « Discours sur le colonialisme ». Des textes que j’ai vus, il n’y a pas longtemps encore, entre les mains des étudiants de Port-au-Prince. On transpose, en Haïti, la question coloniale en rapports de classes. Et cela provoque la même colère-celle des affamés ressemble à s’y méprendre à celle des humiliés.
Qu’ai-je à dire de la mort de Césaire ? La mort est une affaire privée. De son oeuvre, je peux parler de mes lectures à travers le temps. Un homme qui meurt à 94 ans, on a le temps de le lire sous différentes loupes. Ses actions publiques changent parfois notre éclairage. Je suis couché sur le dos. La télé éteinte. Une seule nouvelle me concernait. La petite chambre déjà encombrée d’ombres. Saint-Aude que j’ai évoqué à cause de Breton. Césaire et Saint-Aude réunis par Breton, qui les a lus avec son enthousiasme coutumier. Presque les mêmes mots pour ces deux Antillais. Pas de poète sans un bon lecteur, on l’oublie parfois. Puis Depestre, avec qui Césaire a correspondu en vers impatients. Mon premier choc d’adolescent. Deux hommes qui se parlent en poésie. On en discutait à 17 ans. Qu’a dit Depestre ? Qu’a répondu Césaire ? Glissant, son cadet, une forte tête, nous attirait déjà. Puis personne d’autre à qui vraiment parler. On va à la Martinique pour voir Césaire. Ne vous fiez pas à ce sourire derrière d’épaisses lunettes qui lui fait cet aspect de vieillard aimable. Ça bouillonne toujours. Césaire aime gronder. Puis ce calme qui peut durer une décennie. Un esprit vif et cinglant qu’il doit parfois tenir en laisse comme un chien enragé. Quelle tension !
Avant que le téléphone ne se remette à tressauter sur la pile de bouquins, je rentre sous les draps pour être avec Césaire. Le revoir au cours de ma vie. J’ai tardé à le fréquenter. Son territoire m’étant totalement inconnu. Les Antilles (Haïti, c’est la Caraïbe plus farouche), la métropole, la colonisation, pas trop ma tasse de thé. Je n’étais intéressé qu’au sexe et à l’Amérique. De plus, j’avais l’impression que Depestre l’avait lu à ma place. On ne vivait pas, Césaire et moi, sous le même fuseau horaire. Je me sentais plus proche d’un Miller. Je trouvais, à l’époque, le « Cahier » difficile à lire. J’étais ce lecteur souverain qui ne lisait que ce qui l’intéressait. Jamais par obligation. C’est pourtant dans un autobus, sur la route Montréal-New York (en traversant les Appalaches), que j’ai véritablement flairé le « Cahier ». Voyage de nuit. Je découvrais enfin le rire sauvage de Césaire, un rire que cache mal sa colère. Colère Césaire. Céline va au bout de la nuit. Césaire, selon son fameux vers, jusqu’au bout du petit matin. Un éclair d’optimisme, donc, chez Césaire, qui aperçoit l’aube. Un optimisme toujours tempéré par une intelligence finement aiguisée. Dès 1956, au premier congrès des écrivains noirs, le jeune Baldwin avait repéré chez lui ce sens de la ruse.
J’imagine l’oeuvre de Césaire comme une solide maison avec de multiples chambres. Architecture un peu carrée mais bien ensoleillée. J’ouvre cette pièce pour découvrir ces trois hommes en tête à tête : Senghor, Césaire et Damas. Breton, debout, dans le couloir. Toute une aile pour abriter le triumvirat : colonialisme, communisme et surréalisme. Sur une dernière porte, au fond de la cour, des lettres scintillantes : « Négritude ». L’affable maître de maison. Depuis sa mort, Césaire est devenu subitement lisse, propre, sans aspérités. Un classique, quoi ! Jusqu’à la prochaine explosion.
1. Dernier ouvrage paru : « Je suis un écrivain japonais » (Grasset). Voir Le Point n° 1855 du 3 avril 2008.
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