jeudi 24 avril 2008

HOMMAGE : Il faut rendre à Césaire ce qui est à Césaire… et à l’Oncle…



Kettly Mars
*


Il y a des grands repères dans la vie de tout homme ou de toute femme. Des repères plantés tout naturellement dans sa conscience et qui donnent sens à son existence. Des repères qui conduisent ses pas hors des chemins de l’oubli et du doute et l’incitent à marcher droit, l’échine verticale. Des repères qui ne sont souvent qu’un nom, une date, une légende, une fierté qu’il ou elle garde, tel un joyau précieux enfoui dans son sang et sa chair, sous sa peau.

Dans la mémoire du peuple haïtien, il y a une bénédiction de repères, des saisons de repères, un chapelet de repères. Toussaint Louverture, Boukman, Jean-Jacques Dessalines, la Citadelle Laferrière, Anténor Firmin, Jean Price-Mars, Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran Damas, Aimé Césaire...

Aimé Césaire. Jeune homme au début des années trente qui, avec la connivence et le courage de Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, ses deux compagnons africain et guyanais, aux têtes pleines de défis et de rêves, a construit une vision objective du nègre grâce au pouvoir incantatoire des mots. Dans un temps où l’âme et la culture nègres ne figuraient pas dans l’échelle des valeurs humaines de l’Occident. Césaire, le poète et le politique, a tissé des liens de sang entre les fils et les filles de terres éclatées, éparpillées, brisées, pour souder leurs mémoires en un faisceau d’amour, d’orgueil, de beauté et d’espoir. Que chaque homme et chaque femme noire sur terre, que tous ceux qui luttent pour un monde plus juste, que les poètes lui en gardent respect et reconnaissance.

Mais puisque reviennent en mémoire ces temps fiévreux et exaltés de remembrage de l’unité et de l’identité nègres, puisque le mot « négritude » retrouve ses lettres de noblesse et sa juste résonance avec la disparition du poète du Cahier d’un retour au pays natal, il est aussi bon de rappeler qu’avant Césaire, avant « l’Etudiant noir » que les jeunes antillais et africains feuilletaient, en 1934, à Paris, avec émotion et fierté, Jean Price-Mars, sur la terre d’Haïti, dans Ainsi parla l’Oncle, publié en 1928, avait questionné les racines de la déshumanisation du nègre et avait cru, allant ainsi à contre-courant de la pensée des élites de son pays, que seul un retour à nos origines et nos sources ancestrales était capable d’offrir au nègre contemporain la voie de sortie de son marasme identitaire.

Léopold Sédar Senghor écrivait en 1956 : « Au bout de ma quête, je devais trouver Alain Locke et Jean Price-Mars. Et je lus Ainsi parla l’Oncle d’un trait comme l’eau de la citerne, au soir, après une longue étape dans le désert, j’étais comblé, L’Oncle légitimait les raisons de ma quête, confirmait ce que j’avais pressenti. Car, me montrant les trésors de la Négritude qu’il avait découverts sur et dans la terre haïtienne, il m’apprenait à découvrir les mêmes valeurs, mais vierges et plus fortes, sur et dans la terre d’Afrique.

Aujourd’hui, tous les ethnologues et écrivains nègres d’expression française doivent beaucoup à Price-Mars : l’essentiel, c’est la vérité que ‘’nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral.’’ Singulièrement les écrivains. D’abord les Haïtiens – Jacques Roumain, René Depestre et les autres – mais aussi les Antillais et les Africains : un Damas, un Césaire, un Niger, un Birago Diop, et surtout moi-même. »

La disparition d’Aimé Césaire est aussi l’occasion, pour nous autres Haïtiens, d’honorer et de garder vive la mémoire de ceux des nôtres qui furent les précurseurs du combat pour changer l’image néfaste que le noir avait de lui-même. De ceux des nôtres qui ont formulé les postulats de la lutte contre nos propres démons et ont laissé à nos enfants des repères pour les siècles à venir.

*Ecrivaine haïtienne, co-auteur du livre « L’Afrique répond à Sarkozy – Contre le discours de Dakar » (Philippe Rey, février 2008)


Cité par André Corten in : Misère, religion et politique en Haïti – Éditions Karthala – 2001 – page 164.


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