Né à la Martinique le 26 juin 1913, Aimé Césaire, poète et homme politique, vient de mourir en sa terre natale, le 16 avril 2008, à l’âge vénérable de 94 ans.La poésie de Césaire est un grand cri de révolte contre la domination coloniale. Son oeuvre, à la fois littéraire et sociologique, est une arme de combat contre la « chosification » des peuples noirs par la colonisation européenne. C’est un phare pour la décolonisation de l’Afrique et la réhabilitation des cultures négro-africaines. Pour bien apprécier l’influence déterminante qu’Aimé Césaire, chantre du mouvement de la « négritude », a eue sur la décolonisation et la renaissance de l’Afrique et des Antilles après la Deuxième Guerre mondiale, il faut se replacer dans la situation coloniale de l’époque.
Violence matérielle
Outre l’exploitation socioéconomique, le colonisateur européen a nié les valeurs culturelles de pans entiers de sociétés ; pis encore, ce furent l’aliénation et l’avilissement des peuples. Dans les colonies françaises, par exemple, les Africains et les Antillais apprenaient l’histoire, la géographie, la littérature de la France, et chantaient « nos ancêtres les Gaulois ». Les élites voulaient adopter les valeurs culturelles du colonisateur.
Cette perte de la dignité d’un peuple et de sa fierté d’être lui-même est la racine du mal dont Césaire a dit souffrir le plus. « J’étouffais littéralement parmi les Noirs qui se sentent Blancs. » C’est alors avec « volupté » que Césaire a quitté cette « vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort, cette mort sans sens ni piété, cette mort où la grandeur piteusement échoue... » (« Cahier d’un retour au pays natal », Présence africaine, 1971, page 63.)
La colonisation démasquée
Honneur aux rebelles ! Césaire se voyait alors assumant toute la souffrance du monde colonisé. Il se voyait « Don Quichotte » combattant pour les justes causes. En 1931, Césaire arrive à Paris pour faire ses études au lycée Louis-le-Grand et à la célèbre École normale supérieure. Il fait la connaissance du Sénégalais Léopold Sédar Senghor, poète, futur homme politique et père fondateur de la Francophonie.
D’emblée, c’est la grande amitié entre les deux, mais c’est aussi la découverte de l’Afrique. « Quand j’ai connu Senghor, je me suis dit Africain. » Les études de quelques rares ethnologues non « européocentriques » lui apprennent qu’il y a eu de grandes civilisations en Afrique avant l’esclavage et la colonisation : les royaumes du Congo, du Dahomey, l’empire du Ghana, la ville de Tombouctou et ses universités, les arts, etc. Pendant des siècles donc, les peuples noirs ont été « gavés de mensonges et gonflés de pestilence » par l’Europe colonisatrice, qui leur « a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ». (« Discours sur le colonialisme », Présence africaine, 1955, page 19.)
Et la négritude naquit
Suivant un courant lancé par la revue Légitime défense, publiée par des étudiants antillais et dénonçant la situation coloniale et une certaine littérature de colonisés dans les Antilles, à eux trois, Aimé Césaire, Léon Damas (de la Guyane française) et Léopold Senghor fondent le journal L’Étudiant noir, par lequel ils lancent le mouvement de la négritude, néologisme que Césaire a employé pour la première fois dans le Cahier d’un retour au pays natal.
La négritude est un mouvement d’affirmation de l’identité noire. Pour Césaire, « la négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture ». Senghor en donne une définition plus générale. La négritude désigne l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales des peuples d’Afrique noire et des minorités noires d’Amérique, d’Asie et d’Océanie.
Au total, la négritude est un combat politique contre l’idéologie colonialiste et l’« européocentrisme » ; c’est aussi une idéologie de défense et d’affirmation de la personnalité culturelle des Négro-Africains. Enfin, la négritude, c’est l’ensemble des oeuvres littéraires, aussi bien orales qu’écrites, qui expriment la représentation du monde, les expériences et les problèmes propres aux peuples d’origine africaine. Le concept de négritude n’a pas fait l’unanimité. Sa tendance parfois à l’« afrocentrisme » a été critiquée par Jean-Paul Sartre, qui n’avait pas hésité à parler de « racisme anti-raciste ». Par ailleurs, les intellectuels noirs de la jeune génération ont vitriolé la fameuse phrase de Senghor « l’émotion est nègre et la raison est hellène ».
Singularité dans la littérature noire
Mais les uns et les autres de ces critiques ont en partie tort, car en fait, c’est le tigre qui a pris conscience de sa « tigritude », et celle-ci ne saurait être réduite à sa seule essence. Les acquis de la négritude paraissent évidents aujourd’hui, mais à l’époque cela ne l’était pas. Par exemple, c’est grâce à la négritude que la géographie et l’histoire de l’Afrique noire (de l’Antiquité aux temps modernes) et l’anthologie négro-africaine, etc., ont désormais été rendus obligatoires dans les programmes scolaires de la génération de la fin de la colonisation et du début des indépendances, à laquelle j’appartiens. Ces enseignements nous ont apporté une fierté et permis de redéfinir notre identité africaine.
Aimé Césaire, poète et père de la négritude, a eu une influence considérable sur des écrivains et autres intellectuels nationalistes du Québec dans les années 1960. (Le Devoir, samedi 25 et dimanche 26 février 2006 ; vendredi 18 avril 2008.) En ces temps où la question de l’identité québécoise a provoqué le retour en force des concepts de « québécitude » et de « québécité » sur la place publique, une relecture de l’oeuvre de Césaire pourrait certes être éclairante. L’oeuvre de Césaire, qui rime avec « libéréphonie », occupe une place singulière non seulement dans la littérature noire contemporaine, mais aussi dans la littérature de la francophonie.
Hélas, la négritude
C’est un discours faisant sans ambages l’apologie de la colonisation de l’Afrique par la France que Nicolas Sarkozy, président de la République française, s’est adressé à la jeunesse africaine lors de son premier voyage au Sénégal, le 26 juillet 2007. Ce discours met clairement en évidence l’actualité du Discours sur le colonialisme, écrit par Césaire en 1955. « J’entends la tempête. On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités, supprimées. » [...]
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Yao Assogba, Sociologue et professeur à l’Université du Québec en Outaouais
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