mardi 22 avril 2008

Aimé Césaire, l’Orphée noir

Poète incandescent, il maniait le mot rare, la métaphore étrange à l’égal d’un Victor Hugo. Mais celui qu’on nommait le “chantre de la négritude” fut aussi essayiste, dramaturge et… député-maire de Fort de France. Hommage à “Papa Césaire”, disparu hier, écrivain et humaniste majeurs, qui commença par être en colère, avant de devenir une icône.


Photo : Jean-Luc Lagarigue

Sans cesser d’appartenir à l’histoire, l’anecdote est entrée dans la légende. En 1931, un Martiniquais de 18 ans débarque au secrétariat du lycée Louis-le-Grand, à Paris, pour y prendre ses inscriptions en hypokhâgne. Elève brillant du lycée Schoelcher de Fort-de-France, fils d’une famille modeste de sept enfants, mais boursier, il sait que les études, les diplômes sont la seule voie de sortie hors du marais colonial où se morfond la jeunesse antillaise. La suite, il la raconte : « Je revois le couloir où était le secrétariat. Je vois un petit homme noir, c’est un élève, il a une blouse grise ; autour de la blouse grise, une ceinture qui tient une cordelette ; au bout de la cordelette, un encrier vide. C’était la grande coquetterie des internes. Il arrive vers moi : “Mais d’où viens-tu, bizuth ?” Je dis : “Je viens de la Martinique – Comment t’appelles tu ? – Aimé Césaire, et toi ? – Léopold Sédar Senghor, je suis du Sénégal.” Il ouvre ses bras et m’embrasse. Il me dit : “Eh bien, bizuth, tu seras mon bizut.” Et toute la vie, ça a été comme ça. »

Césaire et Senghor ont beaucoup parlé, beaucoup discuté, beaucoup lu ensemble. Ensemble, ils ont créé, en 1934, L’Etudiant noir, le premier journal culturel et syndical qui s’adressait à tous les étudiants noirs, sans distinction d’origine, des deux côtés de l’Atlantique, ce qui n’était pas alors une mince affaire. Ensemble, ils se sont aussi beaucoup disputé, mais toujours réconcilié. « Senghor, déclarait Aimé Césaire, m’a donné l’Afrique. » L’Afrique, les racines et la civilisation venues du Continent noir, c’est ce qui permet notamment aux descendants des esclaves déportés en Amérique de retrouver une identité derrière les masques dont on les a affublés. En 1936, Césaire, qui est entré à Normale sup, commence à écrire Le Cahier d’un retour au pays natal, publié en 1939 et où apparaît pour la première fois le terme de « négritude ».

La négritude, autour de Césaire, de Senghor et d’un poète guyanais trop peu reconnu, Léon-Gontran Damas, va devenir un mouvement littéraire et intellectuel de protestation, de révolte et d’affirmation de l’homme noir dont l’impact culturel et politique a été – et demeure – considérable. Le Cahier d’un retour au pays natal, passé presque inaperçu dans la fièvre européenne de l’été 1939 lorsqu’il paraît dans la revue Volontés, est accueilli comme une œuvre poétique de première grandeur lorsqu’il est réédité en 1947, avec une préface éblouie d’André Breton, qui écrit : « C’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier. Et c’est un Noir celui qui nous guide aujourd’hui dans l’inexploré, établissant au fur et à mesure comme en se jouant, les contacts qui font avancer sur des étincelles. » Sartre parle de « la densité de ces mots jetés en l’air comme des pierres par un volcan ».

Ironie de l’histoire : avec ce chantre de la négritude, la langue française vient de trouver un grand poète épique, le seul peut-être de notre littérature avec Hugo. « J’ai plié la langue française à mon vouloir-dire », précisait Césaire. Mélange de prose et de vers, Le Cahier est tout à la fois un pamphlet d’une rare violence sur les Antilles « dynamitées par l’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouée », un cri de colère, de désespoir et d’éveil, un récit invocatoire scandé par une rythmique de tam-tam, un chant de révolte, d’ironie et d’imprécation sous l’égide de Rimbaud, de Lautréamont et des surréalistes, mais aussi un poème savant, antique, constellé de mots rares, traversé de métaphores étranges, d’images sauvages et obscures.

Aimé Césaire n’abandonnera jamais la poésie. Il disait que l’exploration par les mots, « la tête chercheuse de la poésie » lui permettait d’aller au plus profond pour partir à la reconquête de son nom, de son pays, de lui-même, en montrant et en détruisant les chaînes de l’aliénation coloniale. En témoignent des œuvres aussi flamboyantes que Ferrements (1960) ou Moi Laminaire (1982). Mais, en même temps, l’écrivain éprouve le besoin de verser cette poésie primordiale dans d’autres moules que celui du poème proprement dit, dont il sait l’abord encore inaccessible à la plupart de ses compatriotes. Cette poésie incantatoire, violente, volcanique comme la Martinique, il va la transporter sur la scène d’un théâtre tragique (La Tragédie du roi Christophe, mise en scène par Jean-Marie Serreau en 1963 ou Une Saison au Congo, créé en 1966, cinq ans après l’assassinat de Patrice Lumumba) souvent proche, du sublime au grotesque, du sophistiqué au barbare, de la poésie shakespearienne. En 1971, Césaire écrira d’ailleurs Une tempête, version nègre de la Tempête de Shakespeare. Au XX° siècle, le destin a pris la forme de l’Histoire.

La poésie est aussi dans les essais – son étude sur Toussaint Louverture –, dans les discours qu’il prononce et qui ne sont pas des pièces de circonstance comme ce Discours sur le colonialisme de 1960 ou celui qui ouvrait le Festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966, devant un parterre d’excellences africaines : « Ce n’est pas parce que le colonialisme a disparu que le danger de désintégration de la culture africaine a disparu. Le danger est là : le bouclier d’une indépendance qui ne serait que politique, d’une indépendance politique qui ne serait pas assortie d’une indépendance culturelle, serait en définitive le plus illusoire des boucliers. »

Rien ne destinait ce poète incandescent à devenir un homme politique. En 1945, les communistes martiniquais, qui sont une poignée, lui demandent de figurer sur leur liste aux élections municipales. Il accepte, pour témoigner, comme il aurait signé une pétition. A la surprise de tous, il est élu. Le voilà maire de Fort-de France et, sur sa lancée, député de Martinique. Il occupera la mairie sans interruption pendant cinquante-six ans et son siège au Palais-Bourbon pendant quarante-huit, choisissant à chaque fois l’heure de sa retraite. Improbable et indissoluble alliance affective entre un peuple et un poète transformé tout vif en symbole paternel et bienfaiteur. Un rôle que Césaire accepte de jouer en en mesurant les risques. Le poète abat des murs mentaux, le député-maire doit se contenter d’ouvrir des brèches, dans la vie matérielle, jour après jour. Parfois les contradictions éclatent. En 1946, les Martiniquais réclament l’égalité, les mêmes droits et les mêmes acquis sociaux que les citoyens français. Césaire, suivant le mouvement, demande et obtient le statut de département français. Tout en sachant que la départementalisation sera un obstacle à l’autonomie dont il rêve – « Les peuples vont leur pas, leur pas secret », dit-il –, Césaire refuse de forcer la vitesse. L’heure venue, les jeunes indépendantistes le lui reprocheront. Sa réponse : sans la France, la Martinique serait devenue comme Haïti. Maintenant, on doit demander l’autonomie.

Avec les dirigeants communistes français, les tensions sont plus brutales. Maurice Thorez et les siens ont leur « politique coloniale » dictée par « les intérêts supérieurs de la classe ouvrière » et qui donc ne se discute pas. Après avoir avalé quelques couleuvres, Césaire rompt en 1956, après la révélation des crimes de Staline et l’invasion de la Hongrie par les troupes soviétiques. Sa Lettre ouverte au camarade Thorez est féroce. Les chefs communistes blancs, constate Césaire, se comportent avec les Nègres comme les békés avec leurs ouvriers : les premiers savent, parlent et décident, les autres ignorent, doivent se taire et obéir. Le pamphlet de Césaire marque pour longtemps les relations entre le PCF et les mouvements noirs d’émancipation.

Voilà Aimé Césaire doublement métamorphosé : d’une part, en hyper-notable, roi-pontife débonnaire et indéboulonnable de sa terre antillaise ; d’autre part, en symbole vivant, poétique et véhément de cette civilisation africaine d’autant plus disposée à se réclamer de sa parole qu’elle doute d’elle-même dans la souffrance, la violence, l’autodestruction. Plus l’Afrique va mal, plus la parole de Césaire lui est indispensable pour ne pas sombrer dans le nihilisme du désespoir. Les mots de Césaire et l’exemple de Mandela.

Populaire et célèbre, Césaire aurait pu, l’âge venu, se laisser bercer par la révérence et devenir une sorte de volcan éteint que l’on visite en pèlerinage. Fort heureusement, dans la multitude d’enfants spirituels qu’il a engendrés et élevés des deux côtés de l’Océan, quelques-uns, parmi ceux qui lui ressemblaient le plus, ont choisi de tourner contre lui les armes qu’il leur avait fabriquées. Avec gratitude et admiration, ces écrivains ont proclamé que la parole du père était obsolète. A la négritude, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, ont opposé la créolité ; Edouard Glissant, le métissage. Les uns et les autres reprochant à Césaire d’ignorer la Martinique réelle pour lui préférer ses deux patries, « l’une affective, l’Afrique, et l’autre intellectuelle, la France ». Accusé de ne pas aimer son pays – et accessoirement de porter une cravate, ce symbole du pouvoir blanc –, Césaire feint de n’être pas atteint par la rébellion des fils. Mais en même temps, comment pourrait-il ne pas reconnaître dans leur violence les échos de ses colères d’autrefois ? Alors, sans abandonner l’Olympe des vieux sages et la palabre des Anciens, Césaire a haussé une dernière fois la voix, donné une dernière leçon d’histoire où se reconnaissaient le souffle épique et l’élan visionnaire de Michelet, davantage que la dialectique marxiste : la créolité est un mythe intéressant mais restrictif, provincial, n’intéressant qu’une poussière d’îles caraïbes. La négritude concerne une civilisation déchirée entre deux continents, une part essentielle de « ce que l’homme a inventé pour rendre le monde vivable et la mort affrontable ». Jusqu’au bout, Césaire tiendra le pari de la langue et du souffle des poètes contre le prosaïsme ambigu des romanciers.

Celui que Sartre qualifiait d’« Orphée noir » est devenu un classique ; celui qui hurlait la souffrance et la révolte avec des images et dans des rythmes inouïs, la voix du « grand cri nègre », a été transformé en icône vénérée de la conscience noire. L’histoire est toujours inaccomplie. L’auteur du Cahier du retour au pays natal écrivait, à vingt-six ans : « Faites de ma tête une tête de proue et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère, ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils, ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple. »
Pierre Lepape

Bibliographie :
L’œuvre poétique complète d’Aimé Césaire, établie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier, est éditée au Seuil. On trouve également une édition de poche du “Cahier du retour au pays natal” chez Présence africaine.
Lire aussi :
théâtre : “Une saison au Congo” et “Une tempête” sont en poche, chez Points, “La Tragédie du roi Christophe” et “Et les chiens se taisaient” chez Présence africaine-poche.
biographie : “Toussaint Louverture” et “La Révolution française”, éd. Présence africaine.
textes politiques : “Victoir Schoelcher et l’abolition de l’esclavage”, éd. Le Capucin. “Discours sur le colonialisme”, éd. Présence africaine-poche.
A signaler encore : les éditions Jean-Michel Place ont réédité l’intégralité des numéros (1941-1945) de “Tropiques”, la revue publiée par Césaire, son épouse Suzanne, René Ménil et Aristide Maugée, à la barbe de l’administration pétainiste en Martinique. Enfin, l’entretien-bilan de Césaire, réalisé à l’occasion de son 90e anniversaire par Patrice Louis, est paru chez Arléa sous le titre “Aimé Césaire : rencontre avec un Nègre fondamental”.

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