mardi 22 avril 2008

Vice sarkozyen et vertu césairienne



Nicolas Sarkozy rendant hommage à Césaire, plus qu'un goût de démago : un parfum d'imposture ! Entre le fan du « rôle positif » de la colonisation et l'auteur du Discours sur le colonialisme, les visions du monde et de l'histoire de France sont tellement antagoniques qu'on ne peut s'empêcher de trouver piquant que le premier soit contraint, le temps d'une cérémonie, de s'incliner devant le second. Mais ce Président-là traîne avec lui un lourd passif qui m'a donné envie de rafraîchir nos mémoires. Pas besoin de remonter très loin dans le temps : la loi de 2005, la campagne de 2007 et le discours de Dakar sont suffisamment éloquents.

La loi négationniste sur « le rôle positif » de la colonisation

Souvenez-vous : à l'initiative de l'ineffable député UMP Christian Vanneste (auquel ses propos homophobes valurent un brin de notoriété), un amendement proprement révisionniste relatif aux bienfaits de la période coloniale est introduit dans le projet de loi « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Il passe comme une lettre à la poste et la loi tranquillement adoptée en février 2005 par le Sénat et l'Assemblée stipule que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Militants, associations, historiens s'insurgent contre cette doxa officielle qui réécrit l'histoire au mépris de ce qui fut. La protestation vient aussi, unanime, des élus des outre-mers qui n'ont pas la mémoire courte et savent ce qu'il en fut de la France coloniale.

Contre ceux qui réduisaient la colonisation à une aimable opération humanitaire en nous resservant l'alibi éculé de la « mission civilisatrice » de la France, des voix s'élèvèrent pour dénoncer l'occultation des violences de la conquête, de la spoliation des terres, du travail forcé prenant le relais de l'esclavage, du code de l'indigénat, du double collège électoral, de l'institutionnalisation du racisme et des discriminations, de la banalisation des déplacements de populations et des massacres puis de la torture quand viendra le temps des luttes pour l'indépendance.

Nul ne confondit la brutalité d'un système de domination et d'humiliation avec la bonne foi de ceux qui ne furent, individuellement, pas tous d'infâmes exploiteurs. Mais le propre de la relation coloniale est que les meilleures intentions n'y ont pas de prise sur l'essentiel : l'infériorisation statutaire et le déni d'égalité. Personne, soit dit en passant, n'appela à la repentance ou à la contrition mais à la lucidité d'une histoire partagée, respectueuse de toutes les souffrances, celles du peuple algérien et des combattants de l'indépendance mais aussi celles pieds noirs et des harkis, sans confondre mémoires particulières et histoire commune. Certains citèrent Anatole France : aux morts, on doit le respect et aux vivants, la vérité.

La droite fit mine de ne pas comprendre. Elle affirma que l'article 4 de la loi, celui qui prescrivait un éloge explicite du « rôle positif » de la colonisation, n'était pas normatif mais déclaratif, que d'ailleurs on ne parlait pas de « colonialisme » mais de « présence française » avec ses bataillons d'instits, de médecins, de constructeurs de routes et autres apporteurs de « progrès ». Seuls deux Ministres du gouvernement demandèrent l'abrogation de l'article incriminé : Léon Bertrand, élu de la Guyane, et Azouz Begag. Ce qui leur valut cette élégante réplique de Lionel Luca, député UMP des Alpes Maritimes : « sans la colonisation, ni M. Bertrand, ni M. Begag ne seraient Ministres » !

La mobilisation s'amplifiant, un certain embarras gagna toutefois les sphères gouvernementales. Le Président Chirac confia à Debré le soin d'animer une mission parlementaire pluraliste cependant que Nicolas Sarkozy en confiait une autre, forcément concurrente, à l'ineffable Arno Klarsfeld.

Que dit alors Nicolas Sarkozy ? Le 7 décembre 2005, au journal télévisé de France 2 , il affirme ce qu'il ne cessera de répéter durant la campagne présidentielle : « cette repentance permanente qui fait qu'il faudrait s'excuser de l'histoire de France touche parfois aux confins du ridicule ». Les outre-mers n'auraient, selon lui, aucune raison de s'émouvoir puisque la loi ne les concernerait pas mais seulement les rapatriés et les harkis ! « Un certain nombre de parlementaires, précise-t-il, ont voulu dire qu'il y a eu des instituteurs, qu'il y a eu des médecins qui ont soigné ». Des french doctors avant la lettre, en somme !

Le même mois, dans le Journal du Dimanche, il en remet une louche, affirmant ne pas comprendre « la campagne polémique et les procès en sorcellerie lancés par la gauche et l'extrême-gauche » et dénonçant « une dérive préoccupante » : « tout semble bon désormais pour instruire le procès de la France et faire assaut d'auto-dénigrement ». Rebelote en janvier 2006 contre cette « funeste inclination au reniement de soi ».

Je me souviens de la saine colère de Ségolène Royal. Dans une lettre ouverte au Ministre de l'Intérieur, elle lui recommande la lecture du Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire. En voici le texte, en date du 7 décembre 2005 :

Monsieur le Ministre de l’Intérieur,

La vive réaction de nos compatriotes des Antilles vous a permis de mesurer l’offense faite à la République par la loi adoptée par votre majorité, qui promeut une lecture révisionniste de la colonisation et heurte, dans l’Hexagone comme outre-mer, celles et ceux pour qui l’adhésion à la France ne peut s’inspirer que des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, bafouées hier par le colonialisme et aujourd’hui par les discriminations.

On sait, outre-mer, ce qu’il en fut de l’esclavage, puis du travail forcé et de la sujétion coloniale. On n’a pas oublié, aux Antilles, l’élan d’une génération qui, comme Frantz Fanon à dix-huit ans, rejoignit en masse, aux heures sombres de la collaboration, la Résistance et les Forces françaises libres. D’une oppression à l’autre, nos compatriotes de Martinique, de Guadeloupe et de Guyane firent immédiatement le lien : anti-colonialistes donc anti-nazis, cela, pour eux, allait de soi.

A la Libération, ceux qui avaient combattu pour la liberté de la France prirent ses valeurs au mot et entreprirent de secouer le joug colonial de ce qu’on appelait encore la métropole.

Parmi les grandes voix qui, en ce temps, eurent les mots pour dire avec force le refus des rapports coloniaux qui s’opposaient à l’universalité concrète des idéaux de la République : Aimé Césaire, l’un de nos plus grands poètes et dramaturges, dont l’œuvre et l’engagement sont partie intégrante du patrimoine littéraire et politique français.

Longtemps élu de la République, Aimé Césaire fut, dans les années 50, l’auteur du « Discours sur le colonialisme », grand texte républicain dont je vous recommande la lecture car c’est de cette parole-là que la France d’aujourd’hui doit être, plus que jamais, l’héritière et la continuatrice.

L’honneur de la République, ce n’est ni la repentance ni l’amnésie organisée : c’est la lucidité d’une histoire partagée dans une France accueillante à tous les siens.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma considération distinguée et de mon entière solidarité avec les élus des Antilles.

Ségolène Royal

Au-delà de l'indignation exprimée dans l'Hexagone, ce qui fit basculer les choses fut la mobilisation des départements d'outre-mer, Martinique en tête. A eux, on ne pouvait pas faire le coup de la colonisation bénéfique. Avec force, ils le dirent. Je me souviens de Fort de France clamant sa colère dans la rue avec son maire, Serge Letchimy, en tête des cortèges et Aimé Césaire annonçant qu'il ne recevrait pas le Ministre de l'Intérieur s'il posait le pied dans l'île : « pour deux raisons, précisa-t-il. Première raison : des raisons personnelles. Deuxième raison : parce qu'auteur du Discours sur le colonialisme, je reste fidèle à ma doctrine et anti-colonialiste résolu. Je ne saurais paraître me rallier à l'esprit et à la lettre de la loi du 23 février 2005 ».

Sarkozy dut annuler son voyage prévu en Martinique. Le gouvernement fit marche arrière. Le Premier Ministre, Dominique de Villepin, demanda au Conseil Constitutionnel de constater le caractère réglementaire du 2ème alinéa de l'article 4 sur le « rôle positif » de la colonisation afin de permettre sa suppression par décret et d'éviter un débat au Parlement. Pas glorieux mais abrogation obtenue.

On crut l'affaire pliée. C'était compter sans la campagne présidentielle durant laquelle Nicolas Sarkozy fit d'une lecture révisionniste de la période coloniale (et plus largement de l'histoire de France, toujours amputée de ce moment de vraie rupture que fut la Révolution), l'un des ressorts répétitifs de son discours sur « l'identité française ».

Dénégation sarkozyenne : florilège de quelques propos d'un Ministre-candidat en campagne

En voici quelques uns et sans doute y en eut-il bien d'autres, copiés-collés de discours en discours.

* Le 12 octobre 2006, à Périgueux : « à force de demander à la France d'expier son passé, à force de demander aux enfants de se repentir des fautes des pères, à force de réécrire l'histoire avec les préjugés d'aujourd'hui (...), à force de nourrir la honte d'être français (...), c'est notre participation à un destin commun qui est remise en question ». De l'amnésie collective comme ciment national... Il faut, dit-il, savoir tourner la page. Certes. Mais pas avant de l'avoir écrite et encore moins en l'écrivant à rebours de ce qui fut.

* A Poitiers, le 27 janvier 2007, Nicolas Sarkozy s'en prend aux responsables de la « crise des valeurs » et de la « crise d'identité » de la France : « ceux qui veulent rendre la nation responsable de toutes les injustices, de toutes les violences (..), ne voir que ses fautes (...), cultiver la haine de la France ». Circulez, y a rien à voir : pas de passé à interroger, pas de manquements à la promesse républicaine à questionner, pas d'ombre portée sur le présent, pas de leçons à tirer pour l'avenir, seulement les menées masochistes de quelques mauvais Français.

* A Toulon, le 7 février 2007, il se lâche en évoquant « le rêve européen » qui « jeta jadis les chevaliers de toute l'Europe sur les routes de l'Orient, le rêve qui attira vers le sud tant d'empereurs du Saint Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu'un rêve de civilisation ». Les croisades et les enfumades, une politique de civilisation ? La sanglante conquête de l'Algérie, une partie de campagne ? Tocqueville, lui, n'euphémisait pas : « j'ai souvent entendu des hommes, que je respecte mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre ». Mais Sarkozy, lui, n'en démord pas : « cessons de noircir le passé » ! Après avoir fait l'éloge de ceux qui « mirent leur énergie à construire des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux », de ceux qui « s'épuisèrent à cultiver un bout de terre ingrat que nul avant eux n'avait cultivé », de ceux qui « ne partirent que pour soigner, pour enseigner » parmi « une population à laquelle les unissait un lien fraternel », il dédie cette mâle adresse « à tous les adeptes de la repentance qui refont l'histoire » : « de quel droit les jugez-vous ? ».

Version enchantée de la colonisation à laquelle, il y a un demi-siècle, Aimé Césaire régla son compte. Et classique sarkozyen d'une France où tout se vaut et s'équivaut. Comme s'il n'y avait pas eu, contre la colonisation, des voix qui s'élevèrent dès le début, des militants qui choisirent leur camp, des Français d'Algérie qui épousèrent la cause de l'indépendance. Et Césaire. Et Fanon. Les valeurs de la République, c'étaient eux qui les défendaient. Et la fierté à transmettre, l'exemple à rappeler, c'est leur lucidité et leur courage. Le rappeler n'est pas ignorer l'atroce abandon des harkis, ni mésestimer le déchirement des rapatriés. Toutes les souffrances ont droit de cité dans la mémoire nationale mais, même à courage égal, toutes les causes ne se valent pas.

Jules Ferry déclarant en 1885 qu'il y a pour « les races supérieures » un « devoir de civiliser les races inférieures », ce n'est pas la même chose que Clémenceau lui répondant qu'il refuse la guerre coloniale et raillant : « j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure » car, dit-il, la conversion forcée « aux bienfaits de la civilisation », ce n'est « que la proclamation de la puissance de la force sur le droit ». M. Sarkozy fera-t-il au Tigre le procès de n'avoir pas aimé la France et d'avoir alors concouru à son abaissement ? A qui fera-t-il croire que les croisades et Valmy, c'est la même glorieuse épopée nationale ? Qu'entre Bigeard et Germaine Tillon, Massu et Pâris de la Bollardière, les généraux factieux de l'OAS et les signataires du Manifeste des 121, il n'y a pas à distinguer et à choisir ?

* A Caen, le 9 mars 2007, après avoir affirmé que la France « n'a pas inventé la solution finale » (mais Vichy a donné un petit coup de main, non ?) et qu'elle « n'a pas commis de crime contre l'humanité » (c'est pourtant ainsi que la loi Taubira de 2001 qualifie l'esclavage), il ajoute, fidèle au même registre : « la mode de la repentance est une mode exécrable. Je n'accepte pas cette bonne conscience moralisatrice qui réécrit l'histoire dans le seul but de mettre la nation en accusation ». Et conclut : « la vérité, c'est qu'il n'y a pas beaucoup de puissances coloniales dans le monde qui aient tant oeuvré pour la civilisation et le développement et si peu pour l'exploitation ».

* A Nice, le 30 mars 2007, il résume l'enjeu à sa manière : « je veux dire aux Français qu'ils auront à choisir entre ceux qui aiment la France et ceux qui affichent leur détestation de la France, les adeptes de la repentance qui veulent ressusciter les haines du passé ». La France et l'anti-France, en somme, comme aux pires heures de l'affaire Dreyfus.

J'emprunte ces quelques exemples à un article de Gilles Manceron, mis en ligne le 2 mai 2007 sur le site du Comité de Vigilance face aux usages publics de l'histoire. Il y cite également quelques courriers bien tassés adressés en avril 2007 par Nicolas Sarkozy au Collectif de liaison des associations de rapatriés. « Vous êtes, leur dit-il, les descendants de celles et ceux qui ont contribué à l'essor économique de l'Afrique du Nord (...). Sa grandeur, notre pays la doit aussi à ces femmes et à ces hommes, témoins et acteurs d'une oeuvre civilisatrice sans précédent dans notre histoire ». Propos identiques dans une lettre à « l'Association pour un Mémorial Algérie française en l'honneur du général Raul Salan et pour tous ceux qui ont dit non publiquement à son abandon », qui milite pour qu'on en fasse, à titre posthume, un maréchal de France et réclame un mémorial pour Bastien-Thiry, organisateur de l'attentat du Petit Clamart contre le général de Gaulle. Mais il va plus loin encore en reprenant à son compte la proposition de reconnaître « la qualité de morts pour la France » aux manifestants Algérie française qui, lors d'une manifestation à Alger appelée par l'OAS, sont tombés sous les balles de la police française dans la fusillade de la rue d'Isly. Il va jusqu'à souhaiter que leurs noms « figurent sur une stèle officielle afin que personne n'oublie ces épisodes douloureux » (de Gaulle doit s'en retourner dans sa tombe !). C'est là plus que du clientélisme pour raffler les voix des électeurs du Front National: un véritable révisionnisme, dont la répétition de meeting en meeting montre qu'il s'agit d'un choix politique réfléchi, cohérent avec la vision sarkozyenne de « l'identité française ».

Le discours de Dakar : essentialisme et culturalisme, quand tu nous tiens...

C'est un texte doublement intéressant : parce que celui qui le prononce est désormais Président de la République (en l'écoutant, on a envie de crier : pas en notre nom !) et parce qu'il prétend tenir à l'Afrique une discours de vérité et de respect. On y trouve des passages qui disent, sur l'esclavage et la colonisation, « cette grande faute », des choses que Nicolas Sarkozy n'avait jamais reconnues avec autant de netteté. Dont acte. Mais peu à peu, ce discours se met à suinter le paternalisme donneur de leçons et nous refait le coup de l'essentialisation de « l'âme africaine », otage de son « imaginaire merveilleux » et de sa seule « sagesse ancestrale », comme au bon temps des colonies. Cela commence par une curieuse bi-partition : à la « part africaine » des jeunes auxquels il s'adresse, les beautés et les enchantements du passé ; à leur « part européenne », les valeurs et les qualités de la modernité : « cette part d'Europe qui est en vous est l'appel de la liberté, de l'émancipation, de la justice et de l'égalité entre les hommes et les femmes. Car elle est l'appel à la raison et à la conscience universelle ». L'Afrique ne serait donc que magie et conscience tribale ? L'affaire, pour Nicolas Sarkozy, est entendue : il n'y a de modernité qu'européenne et d'espoir pour l'Afrique qu'à mettre docilement ses pas dans les traces de l'Occident.

Suit cet ahurissant passage qui permet de prendre la pleine mesure du gouffre – intellectuel, moral, politique - qui sépare le petit homme qui n'a rien compris de l'histoire et se trompe sur son temps du grand homme dont la parole prophétique garde, pour les combats d'aujourd'hui, une actualité intacte : « le drame de l'Afrique, explique doctement Nicolas Sarkozy à ses interlocuteurs médusés, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain qui, depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles ». Oubliés les combats pour l'indépendance et, d'un bout à l'autre du continent, cette volonté de prendre ses affaires en mains en secouant le joug de la domination coloniale ! Oubliée, plus près de nous, la lutte opiniâtre contre l'apartheid ! M. Sarkozy semble ignorer que les petits producteurs de coton africains savent très bien ce qu'il en est de la globalisation marchande. Il n'est pas affleuré par l'idée que les jeunes, qui risquent leur vie pour aborder nos côtes et s'arrachent à une vie barrée qu'ils refusent de subir, sont mentalement de plain pied dans la modernité mondialisée. Mais peut-être ces jeunes souffrent-ils d'une hypertrophie de leur « part européenne » que nos centres de rétention s'emploieront à soigner...

Le Président de la République n'en démord pas : « Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a place ni pour l'aventure humaine ni pour l'idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble écrit d'avance. Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin ». On se pince pour y croire ! On a honte que le Chef de l'Etat, parlant au nom de la France, assène à son auditoire un tel salmigondis de préjugés culturalistes mâtinés d'ignorance crasse.

L'insultante leçon continue : « Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour, c'est de prendre conscience que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter ne reviendra pas pour la raison qu'il n'a jamais existé. Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance ». Le mot est lâché : de grands enfants prisonniers de leurs mythes dans une Afrique immuable depuis la nuit des temps ! A croire que l'horloge historique de Nicolas Sarkozy est restée bloquée loin, très loin en arrière, à l'époque, par exemple, où Victor Hugo, pourtant inlassable défenseur de nos libertés hexagonales, pouvait s'exclamer : « Allez au sud ! L'Afrique n'a pas d'histoire » (1879). Ces mots directement venus de la République coloniale, ce vocabulaire de l'Empire, voilà que le Chef de l'Etat nous les ressert comme s'il ne s'était, depuis, rien passé et comme s'il n'en avait rien appris, rien compris. Ce discours de Dakar est un exemple caricatural de retour du refoulé, de remontée d'un impensé colonial avec lequel on n'en a visiblement pas fini dans la France d'aujourd'hui, le florilège étonnament naïf des vieux schèmes d'avant-hier. Le pire est que Nicolas Sarkozy ne semble pas avoir soupçonné l'arrogance et le ridicule de sa grille de lecture culturaliste.

Le discours de Dakar éclaire, en retour, l'amnésie orchestrée sur la période coloniale : si c'est ainsi qu'il voit le continent africain, on comprend que la colonisation, dont il concède qu'elle fut entachée de quelques vilenies et violences, lui apparaisse comme ayant joué un « rôle positif » dans le sillage duquel continue de s'inscrire l'Occident à prétentions toujours civilisatrices d'aujourd'hui, grâce auquel l'histoire pénètrera enfin l'univers réputé immobile et statique de cette entité fantasmatique, « l'homme africain ».

Cela m'a tout de suite fait penser aux propos sarcastiques de Césaire sur le « petit-bourgeois » dans son Discours sur le colonialisme : « son cerveau fonctionne à la manière de certains appareils digestifs élémentaires. Il filtre ». Et le filtre ne laisse passer que ce qui l'arrange. Quitte à oublier ce que dirent les premiers explorateurs des civilisations qu'ils découvrirent et Frobénius qui affirmait : « l'idée du nègre barbare est une invention européenne ». L'idée de l'Africain sans histoire est le remake sarkozyen des préjugés d'antan. Car, écrit Césaire, « le petit-bourgeois ne veut rien entendre. D'un battement d'oreille, il chasse l'idée. L'idée, mouche importune ».

De tout cela, bien sûr, le chef de l'Etat n'a cure. Il excelle à faire « fonctionner l'oublioir », comme l'écrivait Césaire. Ces funérailles impossibles à sécher, il les a décrétées nationales, façon de paraître avoir la main. Ne faisons pas la fine bouche : la République devait bien cet hommage à Aimé Césaire. Mais ne laissons pas ensevelir sa parole de révolte et d'universalité vraie par les éloges obligés de ceux, partisans des tests ADN et du « rôle positif » de la colonisation, auxquels et sa vie et son oeuvre n'ont cessé d'apporter un démenti cinglant.

Aimé Césaire était un homme d'une extrême courtoisie quoique ne cédant jamais sur l'essentiel. Quand il a finalement reçu Nicolas Sarkozy, il lui a offert son Discours sur le colonialisme. Quand il a reçu Ségolène Royal, il l'a honorée du titre de « petite Martiniquaise ». Je me souviens qu'à Fort de France, en janvier 2007, malgré son extrême fatigue, il avait tenu à sortir avec elle sur le parvis de la mairie, main dans la main. Il avait alors dit qu'elle apportait « la confiance et l'espérance ». Il avait aussi accepté la présidence d'honneur de son comité de soutien. De ce geste d'adoubement, elle était fière et infiniment reconnaissante. On peut lire sur le site désirsdavenir l'hommage qu'elle lui a rendu avant de partir en Martinique pour ses funérailles.

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