mercredi 23 avril 2008

Aimé Césaire, une poétique de l'insurrection


Connu dans le monde entier pour ses engagements, le poète et dramaturge Aimé Césaire a marqué les écrivains comme l'homme de la rue. Plusieurs personnalités rendent hommage à son oeuvre et témoignent de son influence

De la poésie, Aimé Césaire disait : « Elle est cette démarche qui, par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour, m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde. Le poète est cet être très vieux et très neuf, très complexe et très simple, qui, aux confins vécus du rêve et du réel, du jour et de la nuit, entre absence et présence, cherche et reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs le mot de passe de la connivence et de la puissance. » Ce paradoxe magnifique de l’art poétique, résumé par ses mots, Césaire l’aura porté beau et fort, faisant naître une poésie de son action au fil d’une trentaine de livres, poèmes, théâtre ou essais à forte valeur littéraire.

Cet esprit rebelle ancré dans son siècle fut un guide, de Fort-de-France à Cayenne, de Bordeaux à Brazzaville, « leur père à tous », gens de peu ou intellectuels, à qui il fixait des idéaux, ouvrait des horizons. Sa parole de liberté apparut comme révolutionnaire à l’époque où il fonda, en 1934, L’Étudiant noir avec Senghor, Damas et Diop, quand commencèrent de paraître ses premiers poèmes, en 1939, ou quand il créa Présence africaine en 1947 ; elle était tout aussi subversive quand parut en 1950 son Discours sur le colonialisme, et reste aujourd’hui d’une brûlante actualité.

Césaire fut aussi un coryphée pour les écrivains, menant le chœur – à son corps défendant, lui qui refusait honneurs et prébendes. Pour l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot, la découverte de sa poésie fut une révélation, comme à nombre d’adolescents bercés par une littérature haïtienne demeurant une « aventure solitaire (qui pouvait faire croire que) l’esthétique avait un centre, voire une couleur » : « Par sa façon d’interpeller l’histoire, par la force du “je” qui affirmait une dignité, un ancrage dans une histoire, une révolte symbolique et tant de ruptures formelles, l’œuvre de Césaire nous avait introduits au moins à deux choses : la possible connivence entre l’individu et le collectif, et la subversion. »

Ayant grandi aussi au bord de la mer des Caraïbes, en Guyane, Christiane Falgayrettes, directrice du Musée Dapper à Paris, confie la même empreinte : « Sa poésie, comme les écrits de prison de Nelson Mandela, m’a permis de forger ma personnalité. Des images volcaniques, usant de la langue française, des mots et des images de son terroir martiniquais mêlés en rythme à d’autres images qui renvoient à l’Afrique. Il m’a montré le chemin, cette dignité, cette fierté, de ce que nous sommes. »

Césaire, une rencontre cruciale

C’est bien cette ouverture vers une terre et une culture plurielles, et surtout vers l’Afrique, qui furent et continuent d’être pour les jeunes générations une déflagration et une révélation. « Toute l’eau de Kananga chavire de la Grande Ourse à mes yeux », écrivait-il dans le poème Investiture (in Les Armes miraculeuses, 1964). Pour le rappeur et slameur Abd Al Malik, 36 ans, Césaire fut avec Senghor, Cheikh Anta Diop et Frantz Fanon, une rencontre cruciale : « Il y avait dans ses écrits un regard porté sur nous, Noirs, qui nous élevait, nous dé-ghettoïsait. “Noir comme un département de l’humanité”, disait-il.

Cette pertinence m’a frappé : considérer les Noirs comme un particularisme dans l’humanité, partir de la racine pour la coller à l’entité qu’est l’arbre, c’est cela pour moi la négritude. Mes parents se sont séparés tôt, et j’ai grandi dans une recherche de figure paternelle : Césaire est sorti de ma bibliothèque comme une valeur structurante. Il y a dans son Discours une violence qui correspond à l’énergie adolescente que j’avais, une belle agressivité qui nous amène à une forme de justesse et de justice, qui pacifie notre rapport à l’autre. Le fondement est politique mais c’est le côté littéraire et son articulation qui m’ont marqué, et d’une certaine manière je réalise maintenant qu’il y avait là une méthodologie, les prémices de ce que j’allais faire par la suite. »

Césaire s’est rapproché très tôt du surréalisme, qui par sa liberté donne aux jeunes poètes caribéens un modèle esthétique. Les surréalistes furent les premiers à le magnifier, et il dédia plusieurs poèmes à Éluard, Breton ou Benjamin Péret, qui disait dans sa préface à l’édition cubaine du Cahier d’un retour au pays natal : « Césaire n’interprète pas la nature tropicale, mais il est une partie composante, à la fois juge et partie de cette nature. » Il joue des césures inattendues, tord la langue, bannit l’alexandrin classique, surprend le lecteur à chaque détour de vers, interpellant les consciences sans relâche, fussent-elles amies, telle cette adresse à l’Haïtien René Depestre, à qui il intimait de ne pas se « nationaliser » : « Rions buvons et marronnons, fous-t-en Depestre fous-t-en et laisse dire Aragon. »

Rien n’est lisse chez Césaire, ni le fond ni la forme

Moins connue, son œuvre dramatique n’en est pas moins essentielle, célébrée à Avignon ou entrée au Français à la demande de François Mitterrand, dans une relative indifférence. Le metteur en scène Jacques Nichet a monté dès les années 1960 Et les chiens se taisaient à Paris, puis La Tragédie du roi Christophe à Avignon en 1997 : « C’est une écriture de grand vent, de haut plateau. Une profération, avec un côté claudélien, par qui il a été influencé, avec Shakespeare et les Grecs. Il se mettait à la hauteur du théâtre grec avec la grande figure du rebelle et tout ce que cela comporte d’outrance. Il avait été frappé par l’arrogance du libérateur qui devient tyran. C’est ce que l’on trouve dans La Tragédie du roi Christophe, écrite en 1963, avec son chœur désaccordé, traversé d’antagonismes. »

Rien n’est lisse chez Césaire, ni le fond ni la forme, lui qui n’abdiqua jamais ses revendications et sa verve, gênant aux entournures les politiques désireux de se faire une bonne conscience sur son nom, ne déviant pas d’une route éclairée sur laquelle certains de ses puînés l’abandonnèrent, lors d’une polémique où furent bien maladroitement opposées négritude et créolité. Ceux-là revendiquent néanmoins l’influence du « nègre fondamental », comme le surnommait Breton : « C’est un grand poète tragique, indique Patrick Chamoiseau, pris dans un impossible entre l’aspiration à la liberté et le devoir de vivre dans un pays sous une domination silencieuse. C’est une conscience étonnante qui se débat, un cheminement humain, absolument flamboyant et précieux. »

La poétesse Annie Le Brun a défendu, dans Pour Aimé Césaire et Statue cou coupé, celui qu’on accusait de vouloir composer : « Ni nègre, ni créole, ni même tiers-mondiste, j’ai lu, un matin de septembre 1963, Cahier d’un retour au pays natal. Ce n’était pas plus le pays d’où je venais que celui où j’allais. J’y reconnus pourtant quelque chose de plus définitif que toute appartenance. » Pour juger de cette œuvre marquante et foisonnante, resserrée entre Cahier du retour au pays natal, son premier livre, et le dernier, Moi, laminaire…, il faut lire chaque volume, chacun trouvant sa place en regard des autres, reflétant les images et les thèmes, et « ne pas faire le tri, insiste Lyonel Trouillot. Il y a du feu partout, c’est un art coup de poing. Au-delà des actions, des choix et des ruptures politiques de l’homme, sa littérature continuera d’exprimer le refus de l’inacceptable. C’est une œuvre qui ne négocie pas. Peut-être servira-t-elle encore à nous rappeler que si les hommes négocient, l’art n’a pas à le faire. »
Sabine AUDRERIE avec Julia FICATIER et Didier MEREUZE

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