Blog dédie au poète Aimé Césaire notamment à son oeuvre, sa poésie et collectant les articles qui ont été publiés sur ce grand homme martiniquais
vendredi 18 avril 2008
«Nègre je suis, nègre je resterai»
Quelques jours avant d’être hospitalisé, Aimé Césaire faisait comme il avait fait chaque jour toutes ces dernières années. Après avoir passé la matinée à la mairie de Fort-de-France où il recevait tous ceux qui voulaient le rencontrer, des mères qui venaient lui présenter leurs enfants aux lycéens qui lui demandaient de l’aide pour un exposé, il mangeait un peu de riz, montait dans la voiture conduite par son chauffeur et partait se promener dans l’île.
L’écrivain Daniel Maximin, qui le connaît depuis près de quarante ans, a fait cette balade avec lui en décembre. Ils se sont arrêtés à l’endroit préféré d’Aimé Césaire, le sommet d’une colline d’où on voit, à droite, la mer des Caraïbes, à gauche, l’océan Atlantique. Ils se sont aussi arrêtés sous l’arbre préféré du poète, un énorme fromager dont les branches et le feuillage traversent la route. Dans un entretien avec Maximin, paru en 1982 dans la revue Présence africaine (1), Césaire raconte qu’il a toujours été fasciné par les arbres. «Le motif végétal est un motif qui est central chez moi, l’arbre est là. Il est partout, il m’inquiète, il m’intrigue, il me nourrit.»
«Libération». Aimé Césaire, poète, dramaturge et homme politique, est mort hier matin à Fort-de-France. Il était né le 26 juin 1913 dans une famille modeste de Basse-Pointe, dans le nord-est de la Martinique. Son père était petit fonctionnaire, sa mère couturière. Le jeune Aimé a fréquenté le lycée Schœlcher de Fort-de-France, dont il a été un élève exceptionnellement brillant. Quand il s’ennuyait en classe, il écrivait un ou deux actes d’une tragédie à la manière des tragédies grecques, avec son ami guyanais Léon-Gontran Damas. A 15 ans déjà, la culture grecque et latine était pour lui comme un antidote au monde colonial martiniquais qu’il s’était mis à détester, raconte-t-il. Ce monde «fermé, étroit» , ces petits-bourgeois de couleur, snobs et superficiels, qui singent l’Europe… Il déteste tout ça et veut partir en France. Dans le livre réunissant les entretiens qu’il a accordés à Françoise Vergès (lire aussi page 4), il raconte : «Je me disais : "ils me foutront la paix, là-bas, je serai libre." C’est une promesse de libération, un espoir d’épanouissement.»
Le voilà donc à Paris. Le petit campagnard antillais et pauvre, mais brillant et boursier du gouvernement français, se retrouve en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. Le jour même de son arrivée, il croise un garçon dans un couloir. «Bizuth, comment t’appelles-tu ?» - Je m’appelle Aimé Césaire. Je suis de la Martinique et je viens de m’inscrire en hypokhâgne. Et toi ? - Je m’appelle Léopold Sedar Senghor. Je suis sénégalais et je suis en khâgne. Bizuth, il me donne l’accolade, tu seras mon bizuth.» C’est le début d’une très profonde amitié, qui durera jusqu’à la mort de Senghor.
A Louis-le-Grand, les amis étudient le latin et le grec, mais aussi Rimbaud - «Il a beaucoup compté pour nous, parce qu’il a écrit : "Je suis un nègre." » Ils lisent Shakespeare, Claudel et les surréalistes. Mais aussi les écrivains noirs américains, Langston Hugues et Claude McKay. En métropole, Césaire rencontre toutes sortes d’étudiants noirs : des Caribéens, des Africains, des Américains. C’est là qu’il commence à découvrir vraiment la composante africaine de son identité martiniquaise, et à réfléchir sur ce que c’est d’être noir.
En septembre 1934, avec Senghor et Damas, son ami de lycée retrouvé à Paris, il fonde le journal l’Etudiant noir. C’est dans ses pages qu’apparaît pour la première fois le concept de négritude , inventé par Césaire et Senghor. Le projet, a raconté Césaire, était de chercher, par-delà les couches de la civilisation, «le nègre en nous». Leur idée secrète : «Nègre je suis et nègre je resterai… Mais Senghor et moi, nous nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir.» Il ajoutait : «Aucun de nous n’est en marge de la culture universelle. Elle existe, elle est là et elle peut nous enrichir. Elle peut aussi nous perdre. C’est à chacun de faire le travail.»
Poésie. A peine admis à l’Ecole normale supérieure en 1935, Césaire commence à écrire son premier livre de poésie, Cahier d’un retour au pays natal. Senghor a raconté avoir assisté à une très «douloureuse parturition». En fait, Césaire était si éprouvé par l’écriture de ce livre que le médecin de l’ENS lui avait prescrit six mois de maison de repos. Pour Maximin, «c’était comme s’il se disait : "Qui suis-je moi, pour lutter contre l’inacceptable, le malheur du monde ?" C’était comme un volcan enfermé dans une montagne. Tout est bouclé et, tout d’un coup, ça explose, comme la montagne Pelée.» Césaire disait d’ailleurs : «Ma poésie est peléenne.» Il parlait de la poésie comme de la «communication par hoquets essentiels face à l’inepte bavardage». Dès ce premier texte, il veut écrire sur «cette foule inerte» brisée par l’histoire, et rêve d’«un pays debout et libre».
En 1939, Aimé Césaire retourne en Martinique avec Suzanne, qu’il a épousée en 1937, qui sera comme lui professeur au lycée Schœlcher, et avec qui il aura six enfants, avant qu’ils ne se séparent. C’est aussi avec Suzanne, et avec l’écrivain René Ménil, qu’il fondera la revue culturelle Tropiques.
Tous ceux qui ont rencontré Aimé Césaire décrivent un homme petit, fragile, courtois. Et en même temps une personnalité d’une force et d’une puissance incroyables, un homme qui n’a jamais plié et qui, dès l’enfance, était un râleur, ou un rebelle. «J’ai toujours été un rouspéteur», disait-il encore récemment. Ces dernières années, même très âgé, il n’avait pas changé. Comme il ne supportait pas son appareil auditif, il l’enlevait tout le temps, même quand on lui demandait de le garder pour recevoir François Fillon. Il était aussi épuisé par les insomnies et se faisait remettre, sans ordonnance, des somnifères par les pharmaciens de l’île. Son médecin, le docteur Pierre Aliker, était obligé de les lui sortir de la poche. Le docteur Aliker, qui a été l’adjoint d’Aimé Césaire à la mairie de Fort-de-France, est pour sa part en pleine forme. Il est âgé de 101 ans et a toujours dit : «Je reste vivant pour ne pas mourir avant Césaire.»
Césaire était donc un rebelle, il avait aussi horreur des relations de dépendance. «Il est lui, il veut qu’on lui fiche la paix, dit Daniel Maximin. Et même s’il a été maire et député pendant cinquante ans, il se moque du pouvoir, au fond.» Ce qui, paradoxalement, est peut-être une des raisons de son aura politique, en Martinique, mais aussi dans toute la Caraïbe, l’Afrique et le monde afro-américain. Comment a-t-il pu, tout au long de sa vie, réussir à lier politique et poésie ? A Françoise Vergès qui lui a posé la question, il a répondu : «C’est dans mes poèmes les plus obscurs, sans doute, que je me découvre et me retrouve.»
«Espérance». De Soleil Cou Coupé (1948) à Ferrements (1960) et Moi, laminaire (1982), il aura écrit une poésie à la fois inspirée du surréalisme, tellurique et bucolique, «une poésie de culture et de nature, c’était un homme enraciné dans la terre, comme un arbre» , dit Maximin.
Figure politique d’un rayonnement mondial, Césaire était poète avant tout. «Le langage poétique, disait-il, est le seul qui permette d’exprimer la complexité de l’homme.» Le seul, avec celui de la tragédie grecque, le modèle de ses quatre pièces, qui étaient en même temps très politiques. La Tragédie du roi Christophe (1963) est une réflexion sur l’expérience haïtienne, Une saison au Congo (1966) part de l’assassinat de Patrice Lumumba, Une tempête (1969), inspirée de Shakespeare, a pour sujet l’aliénation coloniale et le Black Power américain.
Dans l’entretien de Présence africaine, Aimé Césaire disait : «C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumière… C’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur… Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté.»
(1) Voir aussi la préface écrite par Daniel Maximin pour l’édition de Ferrements et autres poèmes, Points Seuil, février 2008.
NATALIE LEVISALLES
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